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Article de presse: Quand le Collège de France descend dans la rue

Publié le 17/01/2022

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22 octobre 1964 - Dures années pour le roman! Lorsqu'ils lancèrent leur mouvement de rénovation du genre romanesque au début des années 60, Alain Robbe-Grillet et les " écrivains de Minuit " se doutaient bien qu'ils posaient une bombe mais ils n'imaginaient probablement pas qu'elle allait faire sauter tout l'édifice. Pendant dix ans, malgré de belles révélations-Le Clezio, Daniel Boulanger, Michel Tournier, Georges Perec-et quelques confirmations éclatantes-le Baphomet, de Pierre Klossowski, le Ravissement de Lol V. Stein, de Marguerite Duras, la Bâtarde, de Violette Leduc-le roman français va connaître une crise, tant dans le domaine de la création que chez les lecteurs. C'est dans cette brèche que vont se précipiter les sciences humaines, jusqu'à présent confinées dans le ghetto des universités. Les maîtres à penser des générations précédentes, Gide, Sartre, Malraux, Camus étaient aussi des romanciers les chefs de file des années 63-73 ne se donneront pas cette peine : Roland Barthes, Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss, Fernand Braudel dominent ou vont dominer la scène du haut de leur chaire au Collège de France la parole n'est plus à l'imagination mais au discours scientifique. C'est Roland Barthes qui a commencé à souffler la tempête. Dans ses Essais critiques publiés en 1963, il s'en prend à la fois au roman traditionnel et à la critique littéraire universitaire, qu'il accuse de rester constamment à la surface des textes, sans en saisir ni le mouvement ni le sens. La réaction de la Sorbonne ne tarde pas à se manifester avec le pamphlet de Raymond Picard, Nouvelle critique ou nouvelle imposture. Barthes réplique avec Critique et vérité. Les camps se forment : un beau combat des anciens et des modernes comme les aime l'histoire littéraire française. Les médias amplifient la querelle : la psychanalyse, la linguistique, les sciences sociales et l'histoire, convoquées par Barthes pour défendre la " nouvelle critique ", font leur entrée triomphale en littérature. Le structuralisme En 1966, Michel Foucault, un professeur de philosophie, fait paraître un gros essai, à l'écriture somptueuse mais difficile, Les Mots et les Choses une histoire des structures du savoir. Le livre, qui n'aurait dû émouvoir qu'une poignée de spécialistes, se vend rapidement à plus de 40 000 exemplaires. Dans son sillage, les lecteurs français découvrent une nouvelle école de pensée, le structuralisme qui, à l'explication des sociétés, des arts et des modes de pensée par l'histoire et par l'évolution, préfère la synchronie, l'analyse fine et complexe des structures. Lévi-Strauss, anthropologue des sociétés immobiles, devient un modèle de référence et, avec lui, les adeptes de la linguistique saussurienne qui, la première, avait mis en avant l'idée d'une structure du langage, indépendante de son histoire. Les deux piliers de la pensée moderne que sont Marx et Freud ne parviennent pas à échapper à la vague structuraliste. Relu par Louis Althusser, Marx se retrouve dénudé des vêtements humanistes que la pensée communiste officielle (Garaudy) cherchait à lui faire porter depuis la déstalinisation (Lire le Capital, 1966). Revisité par Jacques Lacan qui professe que " l'inconscient est structuré comme un langage ", Freud devient le lieu d'une exégèse quasi talmudique. Deux cibles Tout ce mouvement se trouve, directement ou indirectement, engagé contre deux cibles: Sartre et l'histoire. Les deux cibles ne se laissent pas faire. Pour Sartre, après les années plutôt incertaines des relations de passion-répulsion avec les communistes, cette période est l'une des plus fécondes de sa carrière. C'est celle des Mots (1964), de la Critique de la raison dialectique (1960) et de sa magistrale étude sur Flaubert, l'Idiot de la famille (1971-72), trois manières éblouissantes de répondre à la mode structuraliste et à son technicisme. Les historiens, Braudel, Duby, Le Goff, Le Roy Ladurie, Chaunu ne se contentent pas davantage d'attendre des jours meilleurs: ils profitent de l'essor des sciences sociales pour élargir leur champ d'investigation. Lorsque, après l'explosion de 1968, la pensée structuraliste va peu à peu se déliter dans les débats d'écoles et les querelles byzantines, c'est elle, l'histoire, qui va occuper les points stratégiques de l'édition. Montaillou, village occitan, d'Emmanuel Le Roy Ladurie, paraîtra en 1975 et connaîtra un immense succès public. Mais avec l'histoire, c'est aussi l'imagination qui resurgit. Le purgatoire du roman se termine. Et les universitaires ont appris à écrire pour un vaste public et à plaire. PIERRE LEPAPE Avril 1986

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