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Article de presse: Rafael Trujillo le benefactor

Publié le 17/01/2022

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30 mai 1961 - L'incroyable personnage ! Non seulement il exerçait depuis trente et un ans l'une des plus sanglantes dictatures de l'hémisphère américaine, mais encore il était peu à peu devenu le propriétaire du pays. Tout ce qui compte dans l'économie dominicaine-usines, plantations, ranches d'élevage, banques, etc.-appartenait au généralissime Rafael Léonidas Trujillo Molina, soit personnellement, soit à travers des membres de sa famille, des prête-noms, des holdings, ou des sociétés à filiales multiples. Certes, sa poigne de fer a introduit dans le pays une incontestable prospérité, avec laquelle contraste tragiquement la misère sans espoir de son voisin Haïti. En trois décennies, le " Benefactor " a porté le revenu national de 7 à 150 millions de dollars par an. Il a triplé le nombre des usines et des ouvriers, et décuplé la valeur des objets fabriqués pour la porter à 160 millions de dollars par an. Comme il est bon de se pencher sur le peuple, il a construit des maisons, des écoles, des hôpitaux, etc., où d'innombrables portraits, bustes et statues rappellent aux écoliers comme aux malades les slogans du régime : " Dios y Trujillo son mia fe ", " Trujillo es mio protector ",-que l'on retrouve sur les autobus, les taxis, les tracteurs, les immeubles publics et jusque sur les boîtes des petits cireurs de chaussures... Mais le " Benefactor " savait prendre soin avant tout de ses propres intérêts. Il avait l'art de vendre à l'Etat ses entreprises déficitaires, puis de les racheter à bon compte une fois que les fonds publics les avaient remises sur pied. La mort, la prison ou l'exil éliminaient les concurrents sérieux. Et lorsque le généralissime exprimait le désir de prendre une participation au capital d'une affaire prospère, un refus équivalait à un suicide. Ses propres plantations étaient irriguées aux frais du ministère des travaux publics, la main-d'oeuvre étant fournie en partie par les détenus et les transports assurés par les camions de l'armée. Des lois spéciales exemptaient d'impôts les entreprises qu'il créait. Il employait quelque soixante mille ouvriers dans ses verreries, filatures, tissages, brasseries, manufactures d'armes, mines de sel, fabriques de chaussures, abattoirs, usines de produits chimiques, quincailleries, etc. Et l'armée, qui absorbe la moitié du budget de l'Etat, compte six généraux qui s'appellent Trujillo, sans parler des frères, beaux-frères, neveux occupant des postes importants dans l'administration ou les affaires. Ainsi, par une savante construction, le travail, la famille et la patrie s'identifiaient à l'homme qui vient de disparaître. Mais comment ce fils d'un modeste employé des postes avait-il pu réaliser un tel tour de force? Celui qui, à seize ans, n'était qu'un humble télégraphiste aurait suivi les traces paternelles ou serait mort en prison si, en 1916, les " marines " américains n'avaient débarqué à Saint-Domingue. L'ambitieux jeune homme se mit au service de l'occupant et, en 1921, à l'âge de trente ans, reçut de ses protecteurs " yankees " un brevet de sous-lieutenant, accompagné des certificats les plus élogieux. Cinq ans plus tard, on le retrouva lieutenant-colonel de la Policia Nacional Dominicana crée par les Américains. Puis, à trente-sept ans, avec le grade de général, il est nommé chef d'état-major par le vieux président Vasquez. Il y a du sang, beaucoup de sang sur chacun de ses galons. A l'état-major, Trujillo se trouve admirablement placé pour poursuivre sa marche en avant. L'occasion lui en est offerte par la révolte qui éclate le 23 février 1930 dans la ville de Santiago. Violant la parole donnée au chef des insurgés comme aux diplomates américains, Trujillo se fit élire à la présidence lors d'une élection dans laquelle le nombre de suffrages exprimés, notait alors le consul des Etats-Unis, était " largement supérieur au nombre d'électeurs ". La campagne électorale et le scrutin s'étaient déroulés dans un climat de terreur. Les tueurs à gages et les hommes de main avaient physiquement liquidé l'opposition. Et ils continueraient leur oeuvre pendant trente ans, puisque le crime et les rapines susciteraient chaque jour de nouveaux opposants. CLAUDE JULIEN Le Monde du 2 juin 1961

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