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Article de presse: Schizophrénie à la française

Publié le 22/02/2012

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1er-18 décembre 1995 - Voilà deux semaines que les Français vivent l'un des conflits sociaux les moins violents de leur histoire, voire l'un des plus consensuels, où ils assurent tour à tour le rôle du gréviste imaginaire et celui de l'usager râleur. Au quinzième jour de grève, la France continue en effet de cultiver une schizophrénie douce. Ce ne sont pas deux France qui s'opposent, celle des agents du secteur public contre celle du privé. Non, c'est une seule et même France, tout à la fois endolorie et frondeuse, blessée et combative, qui participe à un mouvement social dont elle est l'acteur volontaire et impuissant. Ecartons un instant de notre réflexion les flèches assassines de Charles Pasqua, la rhétorique politique de Laurent Fabius, les coups de menton d'Alain Juppé, écartons même les démangeaisons carnassières de Marc Blondel (FO), victime d'un mensonge présidentiel par omission, et les vérités encore inaudibles de Nicole Notat (CFDT). Derrière cette agitation, une France unanimiste apparaît, qui porte le deuil d'une époque révolue : celle des " acquis sociaux " pour l'éternité, celle des " trente glorieuses " de l'après-guerre, cette ère de croissance forte, continue, éradiquant le chômage, la France de jadis. En ce sens, les grévistes d'aujourd'hui ne sont pas, comme on l'a beaucoup dit ces derniers jours, les ambassadeurs des salariés du privé tenus de travailler pour conserver leur emploi. Une ambassade suppose un avenir clair, un futur à construire, des propositions précises. Or les cheminots et les non-grévistes cultivent ensemble, au même rythme, à égalité, la nostalgie d'un confort menacé. Celui, fût-il modeste, d'une organisation sociale rodée, pourvoyeuse d'un plus de santé, d'un plus de loisirs et de bien-être. Là réside le noeud de la crise, car ce monde se défait, cet ordre se dissout. Et la société française, faute de dirigeants capables d'expliquer et de faire accepter cette perte, proteste en défilant ou en acceptant en silence les embouteillages géants et les marches nocturnes forcées. Que déplorent donc les Français, avec plus ou moins de véhémence, sinon un âge d'or, un passé glorieux déjà légende ? Une France patiemment érigée aux lendemains de la victoire du Front populaire, en 1936, et lors du bref prurit révolutionnaire de la Libération. Une France généreuse avec ses cheminots, ses électriciens, ses postiers. Une France qui affiche son beau nom sur ses entreprises comme un étendard protecteur : Electricité de France, Gaz de France. Une France prospère, dont la démographie abondante valait promesse pour les salariés d'une retraite honnête, payée rubis sur l'ongle. Jean-Pierre Chevènement a justement résumé l'autre jour à l'Assemblée nationale ce qui menace de n'être plus qu'un vieux rêve : " La retraite, c'est le patrimoine de ceux qui n'ont pas de patrimoine. " Neutralité bienveillante Cette France-là n'est-elle pas défunte ? Les Français, perdus d'angoisse, le pressentent et ne savent plus trop comment exprimer leur douleur. Deux peurs les hantent : celle de voir bientôt une majorité de jeunes réduits au chômage ou à des métiers " payés 5 000 balles " celle de former, à l'âge de la retraite, un peuple misérable et démuni, un peuple errant de SDF. Comme si la Maison France, autrefois si accueillante, offrant le lait et le vin, n'avait plus à proposer à ses habitants qu'un brouet noir. Au terme d'une longue décennie de rigueur, la nouvelle thérapie du docteur Juppé semble aux Français insupportable. La maladresse du premier ministre, sa stratégie du secret et son défaut de pédagogie ont achevé de cristalliser la crise. Morose, déprimée, la France est entrée en grève comme en pèlerinage, partie prenante d'un mouvement social qui la dépasse, qu'elle comprend mal mais qu'elle approuve vaguement. Elle est en marche. Elle avance comme un zombie. Dans les usines et les bureaux, les rues et les voitures transformées en taxis collectifs gratuits, l'agressivité est marginale. On en a eu la révélation durant la première semaine, lorsqu'il devint clair que les Français feraient face stoïquement à la grève. Les usagers en manque de transports se révélaient spontanément courageux, diligents, acharnés à se rendre à leur travail sans trop protester contre les grévistes. Comme si ces " otages " étaient sous hypnose. Un sondage CSA publié le 23 novembre dans Le Parisien montrait ainsi que 62 % des sondés soutenaient ou exprimaient leur sympathie avec la grève des fonctionnaires. Quinze jours plus tard, ils sont encore 59 % à éprouver les mêmes sentiments alors que les intempéries s'ajoutent à la fatigue, aux dizaines d'heures d'embouteillages accumulées par chacun. Ainsi les Français continuent-ils d'afficher très majoritairement une neutralité bienveillante et apaisée. On ne peut en conclure que les Français jugent ce mouvement social sympathique. Mais il leur semble, à l'évidence, compréhensible sinon naturel. Il leur permet d'exprimer, dans la confusion, leur regret du passé. Et leur désarroi que ce passé ne puisse servir de calque pour l'avenir. LAURENT GREILSAMER Le Monde du 9 décembre 1995

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