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Article de presse: Song-My : un massacre, pas un combat

Publié le 22/02/2012

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16 mars 1968 - " Le gouvernement peut prouver qu'il n'y a pas eu combat ce jour-là à Song-My. Il n'y a eu que massacre. " Cette phrase, qui résume peut-être une guerre, n'a pas été prononcée mardi devant la cour martiale de Fort-Benning par quelque dangereux gauchiste. Celui qui cernait ainsi ce qui s'était probablement passé le 16 mars 1968 dans le hameau de Song-My aurait très bien pu ne pas remplir les fonctions de procureur général mais être à la place de l'accusé, le lieutenant Calley, vingt-sept ans, certainement sain de corps et apparemment sain d'esprit. Les deux hommes en tout cas appartiennent à la même " famille " : l'armée américaine. L'un, jeune capitaine de vingt-neuf ans, Aubrey Daniel, accuse l'autre du meurtre prémédité de cent deux civils sud-vietnamiens parmi lesquels, précise-t-il, bon nombre de femmes et d'enfants. Jusque dans l'incertitude, l'acte d'accusation est convaincant au premier abord : " Nous voulons nous transporter à Song-My. Nous voulons vous ramener à ce 16 mars 1968, a déclaré le capitaine Daniel. Les victimes ne sont pas identifiées et le gouvernement est incapable de donner leur identité. Mais le gouvernement peut prouver qu'il n'y a pas eu combat ce jour-là à Song-My. Il n'y a eu que massacre. Il n'y a pas eu de tirs ennemis. Il n'y a eu qu'exécution de vieillards, de femmes et d'enfants n'opposant aucune résistance, désarmés. " Ayant ainsi situé la scène, le capitaine Daniel est entré dans les détails. Pendant vingt minutes, il a raconté l'arrivée de la patrouille commandée par le lieutenant Calley, le regroupement des civils sur la place du hameau, les tirs dans le tas, à l'arme automatique, la tentative de fuite d'un enfant abattu à son tour comme une bête. Des soldats américains prenaient part à la tuerie tout en pleurant. Mais le capitaine Daniel n'a pas pour autant fourni une réponse valable à la question : " Le massacre de Song-My est-il exceptionnel par sa nature ou par son ampleur ? " Depuis le début de l'escalade américaine au Vietnam, en juillet 1965, les officiels expliquent volontiers, tant à Saigon qu'à Washington, qu' " on ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs ". Song-My, après tout, n'est-ce pas une " omelette " simplement plus importante que les autres ? C'est, disons, la théorie de la défense dans ce procès hors série où une armée juge certains de ses éléments pour crimes de guerre (à Nuremberg, ce sont les vainqueurs qui ont jugé les vaincus). Le lieutenant Calley, qui a eu un rictus en forme de sourire en écoutant l'acte d'accusation, ne paraît pas vouloir contester les affirmations du capitaine Daniel. Son avocat, Me George Latimer, vieux renard de Salk-Lake-City, ne nie pas davantage les faits. Les arguments qu'il propose ont déjà été avancés par d'autres accusés : le lieutenant Calley n'a fait qu'obéir à des ordres. Song-My, village suspect parmi les villages suspects, était contrôlé depuis trop longtemps par le Vietcong. La région était déclarée " free fire zone " (zone de feu à volonté) par ordre supérieur; elle devait donc être nettoyée. Elle l'a été. Les vrais responsables ne sont pas à rechercher à l'échelon du lieutenant Calley, mais parmi ses chefs, le capitaine Medina, chef de bataillon, tué au combat depuis le massacre, et, pourquoi pas, le général Westmoreland, qui était alors commandant en chef des troupes américaines stationnées au Vietnam ? Pour Me Latimer, il est clair que son client n'est qu'un bouc émissaire offert en sacrifice à la bonne conscience de l'Amérique. A en croire un récent sondage d'opinion effectué par l'Institut Harris, une majorité d'Américains partagent ce point de vue. La réserve avec laquelle ce procès de Fort-Benning est accueilli par les différents secteurs de l'opinion publique est en tout cas surprenante : les faucons comme les colombes se rallient à la théorie du bouc émissaire, pour des raisons bien évidemment opposées. Les premiers, organisations d'anciens combattants en tête, organisent des collectes pour assurer la défense du lieutenant Calley, tandis que les seconds affirment refuser d'entrer dans le jeu du gouvernement qui, disent-ils, voudrait à bon compte faire oublier ses responsabilités. JACQUES AMALRIC Le Monde du 19 novembre 1970

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