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Article de presse: Three Miles Island, l'erreur humaine

Publié le 17/01/2022

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28 mars 1979 - Le drame à rebondissements qui a débuté le 28 mars à la centrale nucléaire de Harrisburg, en Pennsylvanie, ne peut laisser personne indifférent. Particulièrement dans les pays qui, comme la France, ont entrepris de se doter d'un important équipement énergétique atomique. A Harrisburg, les experts affluent, soit appelés en consultation, soit anxieux de savoir exactement ce qui s'est passé. Dans le monde entier, les spécialistes guettent les moindres précisions qui peuvent permettre d'y voir plus clair. Et, sans attendre, décidé à rassurer à tout prix, le ministre français de l'industrie, relayé par tous les défenseurs des centrales, assure que la France est à l'abri de pareille catastrophe, que le dispositif de sécurité qui s'est montré défaillant en Pennsylvanie est très différent chez nous et fonctionnerait à temps et à coup sûr. Raymond Barre, qui n'en sait pas plus que vous et moi, mais fait confiance les yeux fermés aux techniciens, leur emboîte aussitôt le pas. Osera-t-on dire qu'on n'en croit pas un mot? Et qu'à la limite on s'en moque, de même que de connaître par le détail, l'heure venue, la moisson de renseignements et les conclusions des experts de tout poil. " Tout est prévu... " Car d'évidence, et l'aveu en a été fait aussitôt, ce qui s'est produit à Harrisburg, ce qui a été décisif, ce n'est pas telle défaillance technique, ce n'est pas une erreur scientifique, ce n'est pas un défaut de construction ou de fonctionnement : faisons confiance en cela aux techniciens, ils savent leur métier, leurs calculs sont justes, leurs appareils au point-du moins on veut le croire. Ce qui a été décisif, c'est l'erreur humaine, d'ailleurs, en l'occurrence, répétée à deux, trois ou quatre reprises. " Tout est prévu ", claironnent, avec une morgue et une assurance sans faille, les fameux experts depuis des années. Ils avaient tout prévu, c'est vrai. Sauf l'erreur humaine. Oh! Ils avaient bien songé à quelques risques nés d'inattentions, de fautes ordinaires, de tous les incidents classiques. Mais l'erreur grave, au moins par ses conséquences, la cascade d'erreurs, les erreurs qui ne se produisent en principe jamais, il eût fallu multiplier les coûteuses et complexes parades pour répondre à des situations qui, de l'avis général, ne peuvent pas se présenter, ou alors une fois dans une centrale en un million d'années. On y a évidemment renoncé : hypothèses absurdes, invraisemblables. Encore quelques précautions-inutiles de toute évidence,-et le coût de l'énergie nucléaire deviendra non concurrentiel, prohibitif. En attendant, le rideau de fumée des affirmations tranchantes qui renvoient l'importun de bonne foi, qui osait interroger, à son incompétence et à son ignorance. Nous seuls détenons le savoir. Nous condescendons à vous le garantir, mais ça suffit, taisez-vous, gardez pour vous vos balivernes. Et, encore une fois, soyez rassurés, puisque nous sommes sûrs d'avoir toujours raison, en tout. Faut-il pour autant déclarer les centrales décidément trop dangereuses, les arrêter, renoncer au relais de l'électricité nucléaire? Ce n'est pas certain. Il faut reprendre tous les calculs, et d'abord ceux des risques. Il faut y faire entrer l'erreur humaine déclarée jusqu'à présent invraisemblable, exclue, imprévisible. Il faut que les experts, spécialistes, techniciens, apprennent l'humilité et cessent de nous traiter en ignares qu'on roule facilement. Et puis, il faut reprendre le bilan des coûts, compte tenu des dispositions de sécurité indispensables, des charges supplémentaires et sans doute considérables, des risques de tous ordres, et des risques humains notamment, auxquels il faut faire face. Et décider. Il n'est pas admissible d'entendre le premier ministre, coupant court à toute discussion, déclarer, dès dimanche, sans ambages, que le programme nucléaire français est indispensable et sera intégralement maintenu en tout état de cause. Nos ancêtres n'ont jamais entrepris des évaluations prévisionnelles de ce qu'entraînerait l'erreur humaine dans l'exploitation du charbon, dans les mines. Or le coût en argent, en vies, en souffrances, a été lourd, plus lourd c'est vrai que, dans une même période, les accidents nucléaires même " imprévisibles ". Si l'on avait su, aurait-on creusé et exploité les mines? Cette fois, avant de se lancer dans une aventure gigantesque et redoutable, on veut savoir. Il se peut que cette exploration et ses conséquences aboutissent à des conclusions que, tous comptes faits et refaits, en plaçant dans l'autre plateau de la balance les coûts et conséquences de tous ordres d'un refus nucléaire, on décide tout de même d'assumer les risques et aléas de l'option. Mais, de grâce, qu'on cesse de nous mentir, de nous traiter comme des enfants indiscrets. Qu'on cesse surtout d'oublier pour la plus grande part, volontairement ou non, de faire entrer en ligne de compte, avec tout son poids véritable et son importance réelle, cette donnée oubliée, l'erreur humaine. PIERRE VIANSSON-PONTE Le Monde du 4 avril 1979

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