Devoir de Philosophie

Article de presse: Une République qui se cherche

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

28 septembre 1958 - C'est une spécialité bien française que de s'interroger sans fin sur la nature de la République. Un type de régime, pourtant, que la France connaît depuis 1792, avec, certes, quelques éclipses de première grandeur, mais qu'elle a pratiqué sans interruption, de 1870 à 1940 puis de 1944 à aujourd'hui. Au total, depuis la chute de la monarchie, la France, en cent quatre-vingt-treize ans, a vécu formellement cent vingt ans de République. Mais si les controverses juridiques et surtout politiques sont sans solution, c'est que le texte des lois suprêmes permet toutes les exégèses et autorise toutes les pratiques. Ce n'est pas le moindre paradoxe de ce peuple qui se dit cartésien, qui a l'âme notariale et qui veut tout réglementer et codifier, d'être incapable de dégager un consensus sur l'art de vivre en société organisée. On est donc naturellement tenté de juger les institutions par antinomie. Aucun système imaginé par ses fondateurs pour défier le temps n'a tenu ses promesses. La Première République a voulu ouvrir, après dix siècles de monarchie, une ère nouvelle-le 22 septembre 1792 est devenu l'an I-qui s'est terminée un certain 18 Brumaire an VIII. La IIe République en 1848 s'achèvera dans l'humiliation, avec un président trop puissant, dont le goût pour la conspiration a fait un empereur. La IIIe est devenue l'archétype du système parlementaire. Et, pourtant, les modestes lois constitutionnelles de 1875 n'auraient pu empêcher le président de la République-s'il l'avait voulu-de devenir un véritable chef de l'Etat. Ce n'est qu'en 1934 qu'une simple loi de finances admit officiellement l'existence d'un " ministre chargé de la présidence du conseil " ! Seul Mac Mahon, le 16 mai 1877, tenta de jouer contre la majorité parlementaire en provoquant de nouvelles élections après dissolution de la Chambre des députés. La victoire revenant aux " républicains modérés ", c'est-à-dire à la gauche comme on dirait aujourd'hui, contre les " cléricaux " et les " monarchistes ", Mac Mahon dut se soumettre puis, en 1879, se démettre. Là aussi les fruits n'ont donc pas porté la promesse des fleurs, puisque ce sont les alliances parlementaires qui ont réglé le ballet des ministères. Il en sera de même sous la IVe République. Fondée en réaction à la fois contre l'instabilité gouvernementale de la IIIe et contre le pouvoir personnel et monocratique du chef de l'Etat de Vichy, la Constitution accordait la réalité du pouvoir exécutif au président du conseil, alors que le président de la République n'a pas su trouver sa place. Mais, investi par l'Assemblée nationale, menacé par les retournements d'alliances, le gouvernement sera sans cesse en sursis. L'instabilité s'accroît. Comme à la fin de la IIIe, la longévité des cabinets de la IVe est d'environ six mois. Avec la Ve République, dont la Constitution est adoptée par référendum le 28 septembre 1958, par 79,5 % des voix, de Gaulle met enfin en application ses convictions institutionnelles. Contre le " régime exclusif des partis " et la " confusion des pouvoirs " (30 janvier 1959), il affirme dans sa conférence de presse du 11 avril 1961 : " Notre Constitution est à la fois parlementaire et présidentielle, à la mesure de ce que nous commandent à la fois les besoins de notre équilibre et les traits de notre caractère. " Mais le minutieux équilibre des pouvoirs établi dans le texte de 1958 s'est trouvé faussé par la réforme de 1962. L'élection du président au suffrage universel a donné à l'équation personnelle de son bénéficiaire une autre dimension, que de Gaulle exprimait ainsi le 31 janvier 1964 : " L'autorité indivisible de l'Etat est confiée tout entière au président par le peuple qui l'a élu. " La présidentialisation du régime est ainsi accentuée dans la logique sinon formellement dans le droit, car, hormis le mode d'élection, les pouvoirs du chef de l'Etat n'ont pas été modifiés. La lettre des institutions peut-elle être une astreinte ou une garantie ? La pratique du pouvoir montre que ses titulaires se donnent souvent une grande liberté d'appréciation. Celle-ci doit toutefois correspondre aux voeux de l'opinion. Aujourd'hui plus encore que naguère, les deux pouvoirs sont tributaires de l'opinion telle qu'elle s'est exprimée au moment des élections. Cela rend encore plus téméraire de vouloir qualifier pour une longue période la nature du régime. Il n'est pas, comme le disait de Gaulle, " à la fois parlementaire et présidentiel " ni, comme l'a jugé Michel Debré, " mi-présidentiel, mi-parlementaire ". Il serait l'un ou l'autre selon les moments et selon les poids politiques et électoraux respectifs du président et de l'Assemblée nationale. On devrait même plutôt qualifier la Constitution de " gouvernementaliste ". En effet, la philosophie gaullienne qui a inspiré les institutions était toute fondée sur l'autorité qu'il convenait de rendre au pouvoir exécutif, légitime d'abord par le soutien d'une majorité parlementaire puis par l'élection du président par le peuple. La concordance des votes pouvait donc seule assurer l'harmonie de cet ensemble. Dans ce cas, selon la formule classique, le président est effectivement la " clé de voûte des institutions ". Mais dans ce cas seulement. De Gaulle lui-même se considérait comme le responsable de l'exécutif, qui, dans sa conception, formait un tout. Un jour où, à l'Elysée, nous lui parlions d'une initiative du gouvernement, il nous a interrompu par un péremptoire : " Ce n'est pas le gouvernement, c'est mon gouvernement. " En revanche, s'il y a divergence, alors on peut se demander si la nature du système ne change pas. C'est le premier ministre qui devient la " clé de voûte des institutions ", à condition qu'il soit soutenu par une majorité parlementaire fidèle. En plus du poids politique que l'élection d'une majorité de députés lui donnera, il pourra user de deux puissants moyens d'action : l'administration et la force armée dont il " dispose " en vertu de l'article 20 de la Constitution pour " déterminer et conduire la politique de la nation ", et aussi la possibilité de faire voter par ses amis politiques à l'Assemblée des propositions de loi au cas où le président lui refuserait de déposer un projet de loi. Il est vrai que, si les relations en arrivent à ce point, le conflit entre les deux pouvoirs sera vite ouvert. Ainsi, institutionnellement, fonctionnellement, politiquement, sous le régime de la Ve République, comme le disait de Gaulle en 1964 : " On ne saurait accepter qu'une dyarchie existât au sommet. " ANDRE PASSERON Le Monde du 5 juillet 1985

Liens utiles