Article de presse: Wernher von Braun : un visionnaire réaliste

31 janvier 1958 - 1926, Berlin, la grande allée de Tiergarten. Une petite auto mécanique, sur laquelle on a adapté un pétard de feu d'artifice, crache du bruit et des flammes au milieu des promeneurs et vient percuter sans douceur ceux qui ne s'écartent pas assez vite. Propriétaire et constructeur de ce jouet : Wernher von Braun, un garçon âgé de quatorze ans, né le 23 mars 1912 à Wirsitz, en Posnanie. 1931, la fusée Mirak-2 atteint une altitude de 350 mètres et retombe intacte, soutenue par un parachute. A l'origine de cette expérience, le célèbre metteur en scène Fritz Lang. Pour les besoins d'un film, Une femme dans la Lune, Fritz Lang a engagé un professeur de lycée, Hermann Oberth, auteur d'un livre, la Fusée interplanétaire, qui paraît de fiction mais est véritablement de science. Oberth rassemble autour de lui un groupe de jeunes enthousiastes : parmi eux, Wernher von Braun, alors étudiant à l'université technique de Berlin-Charlottenbourg. Après l'échec d'un Mirak-1, ce sera le lancement réussi de Mirak-2. Lancement qui sera suivi de plusieurs autres. Parmi les nombreux spectateurs, trois officiers en civil, dont le capitaine Walter Dornberger, futur général et directeur du centre de Peenemünde, dont von Braun sera le directeur technique. 1942, le 3 octobre, la fusée A-4 (14 mètres de haut, 12 tonnes), après trois essais infructueux, s'élève à la verticale de Peenemünde, s'incline à 45 degrés, franchit le mur du son, atteint une altitude de 90 kilomètres et retombe dans la Baltique, à 200 kilomètres de son point de départ, en ayant suivi une trajectoire en tous points conforme aux calculs. C'est le résultat de plusieurs années de travail de von Braun et de l'équipe qu'il a réunie à Peenemünde. Le 6 septembre 1944, le premier V-2 est lancé vers Paris. A la fin de la guerre, et après quelques aventures épiques, les inventeurs du V-2 sont entre les mains de l'armée américaine. Ils vont remettre en état quelques V-2 saisis par l'armée américaine, puis construire les fusées Redstone et Jupiter. C'est l'époque où von Braun réalise enfin une vieille idée : construire des fusées à plusieurs étages. En 1954, il montre que la fusée Redstone, légèrement modifiée, peut lancer un satellite. Mais, un an plus tard, un arbitrage gouvernemental l'écarte du programme spatial, confié à la marine, et de la fusée Vanguard qu'elle construit. Le premier Spoutnik bouleverse l'Amérique. En quelques jours, von Braun obtient ce qu'on lui avait toujours refusé : l'autorisation de monter un satellite sur Jupiter-C. Quelques semaines plus tard, alors que Vanguard a lamentablement échoué, le lancement d'Explorer-1, le 31 janvier 1958, assure la présence des Etats-Unis dans l'espace. Les mérites de von Braun sont enfin reconnus; il fait admettre l'idée d'une fusée à hydrogène liquide, bien trop puissante pour les besoins militaires, mais qui " sera capable de propulser des hommes autour de la Lune et de les ramener sur la Terre, ou bien d'installer des instruments sur Mars et sur Vénus ". Ce sera la fusée Saturne. Le reste... Le reste est secondaire, et von Braun ne s'en est pas caché. Il a vécu pour les fusées, et par les fusées. En octobre 1932, après le succès de Mirak-2, il fut le premier des membres d'un petit groupe à accepter de travailler pour l'armée, car " les ressources et les moyens techniques de l'armement offraient la seule chance de réaliser nos projets spatiaux ". En 1944, il visita plusieurs fois l'usine des Mittelwerke, où étaient assemblés les V-2. Attentif au processus de fabrication, il ne semble guère avoir considéré les détenus de Buchenwald et Dora, qui travaillaient dans d'inhumaines conditions. Quelques mois plus tard, son pays ruiné et vaincu, il n'hésita pas non plus à se livrer aux Américains, qui seuls avaient les moyens de continuer le travail entrepris à Peenemünde. Il prendra en 1955 la nationalité américaine. MAURICE ARVONNY Le Monde du 19-20 juin 1977