Averroès: DISCOURS DÉCISIF

[...] Celui qui veut soustraire à cette innovation blâmable la Révélation, il faut qu'il recoure au Livre précieux et en extraie les arguments qui y prouvent chacune des choses que nous sommes chargés [par la Loi] de croire ; et qu'il fasse porter son effort d'examen rationnel sur le sens obvie [de ces arguments] autant que possible, sans en rien interpréter, sauf s'il est obvie, par l'énoncé lui-même, qu'il faut interpréter, à savoir quand cela est obvie aux yeux de tout le monde ensemble. Car les arguments produits par le Texte révélé pour enseigner les hommes, si on les considère, se montrent si convaincants qu'on pourrait presque dire qu'il est impossible de soustraire au sens obvie ceux d'entre eux dont le sens [véritable] n'est pas le sens obvie, à moins d'être homme de démonstration ; et c'est là une propriété qu'on ne retrouve pas en d'autres arguments. Les arguments révélés exposés dans le Livre précieux à l'intention de tous possèdent trois propriétés, qui prouvent l'insupérabilité [du Livre]. Premièrement, il n'y a pas d'arguments plus propres qu'eux à produire la persuasion et l'assentiment de tous. Deuxièmement, de par leur nature, ils se soutiennent si éminemment que seuls peuvent en découvrir l'interprétation ­ s'il s'agit d'énoncés interprétables ­ les hommes de démonstration. Troisièmement, ils comportent, à l'intention des hommes [habilités à connaître la vérité], des indices signalant l'interprétation vraie. Et cela ne se retrouve ni dans les doctrines des Ash'arites, ni dans celles de Mu'tazilites : c'est-à-dire que leurs interprétations n'emportent pas la conviction, qu'elles ne contiennent nul indice qui signale la vérité, pas plus qu'elles ne sont elles-mêmes la vérité. Et c'est bien pourquoi les innovations blâmables se sont multipliées. Nous souhaiterions trouver le loisir de nous consacrer à ce dessein, et être capable de le mener à bien. Si Dieu nous prête vie, nous écrirons sur le sujet ce qui sera en notre mesure. Peut-être sera-ce un point de départ pour ceux qui viendront après nous. Car notre âme, à cause des tendances viciées et des croyances altérées qui se sont insinuées dans cette Loi révélée, est au comble de la tristesse et de l'affliction ; tout particulièrement lorsque ces choses sont le fait de gens qui se réclament de la philosophie, car le mal qui vient d'un ami est bien plus pénible que celui qui vient d'un ennemi. Je veux dire que la philosophie est la compagne de la Révélation et sa soeur de lait, et que donc, le mal fait par ceux qui se réclament de la philosophie est le plus pénible des maux, outre l'inimitié, l'aversion et les disputes qu'il crée entre elles, tandis qu'elles sont compagnes par nature, amies par essence et disposition innée. Beaucoup d'amis ignorants, qui se réclamaient d'elle [la Révélation], lui ont fait du mal aussi, les gens des sectes qui existent en son sein. Mais Dieu imprime à chacun la bonne direction, accompagne chacun vers l'amour de Lui, accorde les coeurs de tous les hommes pour qu'ils Le révèrent, et les délivre de la détestation et de la haine, par Sa grâce et Sa miséricorde. Dieu a mis fin à beaucoup de ces maux, de ces ignorances et de ces tendances pernicieuses grâce à ce pouvoir vainqueur. Il a par lui ouvert la voie à de nombreux bienfaits, surtout pour cette classe de personnes qui s'est engagée dans la voie de l'examen rationnel et aspire à connaître la vérité. Car il a appelé la foule à la connaissance de Dieu ­ louangé soit-Il ­ par une voie moyenne, qui se situe au-delà du bas niveau du conformisme imitatif, mais en deçà de l'éristique des théologiens dialectiques ; et il a signalé à l'élite la nécessité de s'engager radicalement dans l'examen rationnel de la Source de la Révélation. Dieu nous accorde Son concours et nous guide par Sa grâce. [...]