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Cours: AUTRUI (1 de 4)

Publié le 22/02/2012

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INTRODUCTION    Pourquoi étudier ensemble ces deux notions? Quel est leur lien?  Elles renvoient toutes deux à une même réalité depuis un point de vue différent: l’existence de fait des autres autour de moi.  Autrui: insiste sur la différence irréductible entre moi et les autres, sur l’altérité des autres et la spécificité du moi. Autrui, c’est surtout ce que je ne suis pas, ce que je ne peux pas comprendre.  Personne: insiste sur l’identité de fond qui fait que je suis un homme comme un autre, un homme parmi d’autres. La personne, c’est la dignité de la personne humaine.  Tout le problème consiste à savoir ce qui l’emporte: notre communauté ou notre altérité? Autrui est-il tellement différent de moi que rien ne peut nous réunir? L’altérité d’autrui l’emporte-t-elle sur notre commune appartenance à l’espèce humaine?  Ce qui fait la difficulté, c’est que nous sommes apparemment placés devant l’alternative suivante: soit je privilégie l’altérité d’autrui, et je ne peux plus le connaître. Soit, je privilégie notre identité, et ce n’est pas autrui que je connais, mais ce que je projette de moi en autrui.    I. UN MONDE SANS AUTRUI    L’égoïsme naturel de l’homme le porte à ne pas tenir compte de l’existence des autres autour de lui: il se comporte comme s’il était seul au monde. Inversement, tout le sens de l’entreprise philosophique revient toujours en quelque sorte à "intégrer" autrui, à penser depuis un point de vue général, c’est-à-dire à ne pas penser seul, à penser en quelque sorte depuis le point de vue de l’autre.  On peut se demander ce que serait pour moi un monde dont les autres seraient absents: un enfer ou un paradis?  Qu’est-ce que je gagne et qu’est-ce que je perds si autrui disparaissait de mon univers?    1) la liberté  Autrui m’apparaît toujours comme une limite à ma liberté: parce qu’il y a les autres autour de moi, je ne peux pas faire tout ce que je veux. Les libertés se limitent entre elles. "Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres".  La liberté des autres est toujours une menace pour la mienne. C’est pour cela qu’on a besoin du droit: pour rendre possible une coexistence pacifique des libertés.  On en déduit donc facilement que si j’étais seul au monde, je serais vraiment libre.    Mais en fait, il ne s’agirait que de la liberté de l’état de nature de Hobbes. L’homme à l’état de nature n’est pas réellement libre: il peut faire tout ce qu’il veut sans que personne ne puisse lui demander de compte, mais premièrement, il ne s’agit là que de la force, pas de la liberté, deuxièmement, cette force n’est jamais absolue. Personne n’est assez fort pour être toujours le plus fort. Je suis fort, jusqu’à un certain point.    En fait, la vraie liberté commence avec les autres!  Le principe de droit invoqué plus haut: "ma liberté s’arrête là où commence celle des autres", qu’on trouve par exemple dans la déclaration française des droits de l’homme, est une idée trop étroite. Les révolutionnaires français pensaient s’inspirer de Rousseau en leur déclaration, alors que pour Rousseau, je ne suis libre qu’avec les autres ou pas du tout. Ce principe témoigne plutôt de la survivance de l’état de nature de Hobbes jusque dans l’état de société: les relations entre hommes restent conflictuelles, le but pour chacun est d’étendre son champ de liberté au détriment de celui du voisin. La société construite sur ce principe ne peut être pour Rousseau que le théâtre d’une guerre de frontière, et la liberté garantie par le droit devient l’enjeu de cette lutte.    2) la vérité  Si autrui disparaissait de mon univers, j’y gagnerais un autre rapport avec la vérité. En effet, il n’y aurait plus personne pour me contredire, mon opinion prévaudra, et je serais comme maître de la vérité.    Mais là encore, il s’agit d’une illusion. Cf. Kant: "Penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres?".  C’est-à-dire que même s’il est vrai que l’on ne pense vraiment que si l’on n’est seul, que penser c’est s’isoler, à l’inverse, on ne pense vraiment qu’en gardant les autres à l’horizon. On ne pense vraiment qu’en s’arrachant à son opinion personnelle, en pensant du point de vue de tout le monde. Penser, c’est se mettre du point de vue des autres, se demander ce que chacun devrait penser sur le sujet qui m’occupe.  Une vérité que je suis seul à détenir n’est pas une vérité. Toute vérité demande par elle-même à être partagée, communiquée. Par définition, une vérité, c’est ce qui vaut pour tous, ce sur quoi tout le monde peut être d’accord.  Autrement dit, la liberté de penser est fondée sur la liberté d’expression: penser trouve son contenu et sa mesure avec les autres. Non pas "penser pour les autres" au sens de penser à leur place, savoir mieux qu’eux ce qu’il en est, mais penser en vue des autres.      3) le monde  Si je suis seul au monde, je gagne évidemment un droit de possession sur toute chose. Je serais seul sujet dans un monde d’objets.    Mais je le paye au prix fort, comme on va le voir dans cet extrait de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique    La solitude n’est pas une situation immuable où je me trouverais plongé depuis mon naufrage(...)c’est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens purement destructif. le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires: l’équipage disparu et les habitants de l’île, car je la croyais peuplée. J’étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. Je poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la catastrophe. Et puis l’île s’est révélée déserte. J’avançai dans un paysage sans âme qui vive.(...) Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l’inexorable travail.  Je sais maintenant que chaque homme porte en lui -et comme au-dessus de lui- un fragile et complexe échafaudage d’habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s’est formé et continue à se transformés par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate et fragile efflorescence s’étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers...Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l’usage de la parole, et je combats de toute l’ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance.  Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu’un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d’un monument, ce n’est pas par goût de l’accessoire. Les personnages donnent l’échelle et, ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles qui ajoutent au point de vue réel de l’observateur d’indispensables virtualités.  A Speranza, il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s’est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles -des paramètres- au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L’île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d’interpolations et d’extrapolations qui la différenciait et la douait d’intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n’ai pris conscience de cette fonction -comme de bien d’autres- qu’à mesure qu’elle se dégradait en moi. Aujourd’hui, c’est chose faite. Ma vision de l’île est réduite à elle-même. Ce que je n’en vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis pas règne une nuit insondable(...) Maintenant, c’en est fait, les ténèbres m’environnent.  Et ma solitude n’attaque pas que l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au fondement même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité du témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition... le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un, grands dieux, quelqu’un!    Paragraphes trois et quatre:  qu’est-ce qui fait la réalité du monde autour de moi? Qu’est-ce qui fait que lorsque je perçois quelque chose du monde extérieur, cette perception est bien une information réelle sur un monde qui existe en soi hors de moi? Il faut que ce monde recèle plus et autre chose que ce que j’en perçois, qu’il dépasse, à même cette perception, ce que j’en perçois.  Si le monde se réduisait à ce que j’en perçois, il n’aurait pas d’existence autonome, il n’existerait que par ma perception, rien ne le distinguerait d’une impression subjective. Qu’est-ce qui peut m’indiquer dès la perception que j’en prends qu’il dépasse cette perception, qu’il est plus riche qu’elle, sinon la possibilité d’une autre vision des choses que la mienne?  Autrement dit, lorsque le monde n’existe que par ma seule perception, il n’a pas plus de réalité qu’une hallucination: je crois voir quelque chose. Le monde se réduit à l’image que j’en ai, il n’existe pas par lui-même.  Je ne peux voir le monde comme doué de réalité que dans la mesure où il y a, inscrite dans l’image que j’en ai, quelque chose qui indique que la réalité peçue par mes sens est indépendante de mes sens, c’est-à-dire la possibilité d’une autre image de la même réalité, mais que je n’aurais pas. Il faut que quelque part le monde dépasse la perception que j’en ai pour que cette perception soit la perception d’une réalité autonome. Le paradoxe est donc que je dois voir, dès ma première perception, que je ne vois pas tout de l’objet, qu’il y a plus, d’autres points de vue possibles que celui que j’ai actuellement. Je pourrais tourner autour de l’objet, mais je ne ferai que remplacer un point de vue par un autre, sans dépasser ma perception. Il faut donc, pour percevoir, non l’objet en tant que perçu, mais l’objet en tant que réel, que je le perçoive comme pouvant être perçu en même temps par quelqu’un d’autre depuis un autre point de vue.  Comme le dit Merleau-Ponty: le monde est l’ensemble des points de vue possibles sur lui. Par là, il assure une sorte de convergence des consciences, un point d’intersection: nous vivons dans un monde commun, un "koinos kosmos".    Paragraphe cinq:  Seul, je suis enfermé dans ma vision des choses sans pouvoir jamais la dépasser. Il n’y a plus de différence entre la réalité et le rêve. Un monde sans autrui n’est plus un monde, ce n’est que le rêve de la réalité.    Conclusion: on peut donc dire que l’existence d’autrui, qui m’apparaît de prime abord comme une limitation insupportable, m’est indispensable. Sans autrui, le monde n’est plus, je règne sur un royaume d’ombres: je suis enfermé en moi-même, dans un "idios kosmos" comparable à celui d’un homme qui dort et qui rêve de la réalité.  Mais autrui lui-même, s’il structure ma connaissance du monde, est-ce que je peux le connaître? Qu’est-ce que je peux savoir de lui?   

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