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Cours: AUTRUI (2 de 4)

Publié le 22/02/2012

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II PEUT-ON CONNAITRE AUTRUI?    Le problème, c’est que on ne connaît pas une personne comme une chose, un objet.  On dit toujours que connaître, c’est ramener l’autre au même, ramener la différence à l’identité. Dans le cas d’autrui, cela revient à rater autrui. Le problème de la connaissance d’autrui, c’est donc non seulement de le connaître comme sujet (non comme objet), mais aussi de le connaître dans sa différence par rapport à moi. C’est-à-dire résister à la tentation de me prendre comme modèle: autrui est autre que moi, et c’est sa différence qui est à comprendre.  Cela pose tout le problème de ce qui fait l’humanité de l’homme: autrui et moi, on a nécessairement quelque chose en commun, mais comme tout ce que je connais de l’homme, c’est ma personne singulière, je risque constamment d’ériger en critère d’humanité quelque chose qui ne relève que de mon caractère personnel... Qu’est-ce qui fait l’humanité de l’homme? Y a-t-il un critère possible?    1) le problème de la connaissance d’autrui  Quelle place peut être réservée à autrui dans le processus de la connaissance?  Le meilleur exemple est sans doute celui de la méthode cartésienne, c’est là que la connaissance est le plus assurée d’elle-même, qu’elle est le plus elle-même.  Dans l’itinéraire des Méditations métaphysiques, Descartes essaie de poser les fondements d’une science universelle, de la connaissance de tout objet. Cette science trouve son fondement, son critère de vérité dans la certitude du Cogito, c’est-à-dire dans la certitude d’exister d’un sujet singulier. A partir de là, on peut enchaîner progressivement toutes les connaissances, il suffit, pour qu’elles soient valides, qu’on y retrouve le même degré d’évidence que dans le Cogito (une idée claire et distincte).  Or justement, dans les Méditations métaphysiques, il ne pose jamais le problème d’autrui.  C’est parce que la connaissance ne peut trouver son fondement que dans le sujet singulier, qu’ on ne peut plus passer à une connaissance d’autrui. L’idée d’autrui est obscure et confuse. Je ne peux pas trouver en moi-même la garantie de l’objectivité de l’idée d’autrui. Il n’y a pas de cogito de l’autre. La connaissance est l’opération d’un sujet face à des objets, connaître autrui, c’est le réduire à autre chose qu’il n’est: à un objet. Tout ce que je peux connaître de l’autre, tout ce qui m’en est donné, c’est l’évidence d’un corps que je vois bouger, d’un objet. Lorsque Descartes voit de sa fenêtre des gens passer dans la rue, que voit-il? "Des chapeaux et des manteaux", c’est-à-dire, une apparence d’homme, mais qui peut être trompeuse L’âme, elle, reste cachée derrière ce corps qui devrait la révéler. Merleau-Ponty parle à ce propos du corps d’autrui comme d’un double-fond de l’espace.  Certes autrui peut lui-même faire la même opération du cogito (c’est pour cela que Descartes a publié son oeuvre), mais lui non plus ne pourra pas me rejoindre. C’est-à-dire que tous les "ego cogitans" sont autant de sujets vivant dans le même monde, mais séparés les uns des autres. Chacun reste un inconnu, un facteur aléatoire, une zone d’ombre, pour tous les autres. Tout se passe comme si le monde dans lequel nous vivons ensemble se feuilletait: il se prête à toutes les perspectives possibles sur lui, mais n’en assure plus la cohérence.    On en arrive donc à ce qu’on a appelé le solipsisme cartésien (solus ipse: soi tout seul). Pour reprendre la description qu’en donne Sartre: chacun y est séparé de toute la distance qui sépare mon âme de mon corps, mon corps de celui d’autrui, le corps d’autrui de son âme.      2) la solution du langage  On pourrait s’attendre à ce que le langage permette de surmonter cette insularité des consciences. En se parlant , on apprend à se connaître.  Mais cette idée est critiquable: le langage ouvre lui-même un espace d’apparences, il redouble la difficulté au lieu de la résoudre. En effet, je peux raconter ce que je veux à celui qui ne me connais pas, me décrire non tel que je suis, mais tel que je voudrais qu’il me voit. En quelque sorte, la communication langagière présuppose ce qu’elle doit établir: il faut déjà connaître autrui, pour vérifier ce qu’il me dit de lui. Le langage entraîne plutôt à méconnaître autrui qu’à le connaître.    Mais en un autre sens, le langage permet une sorte d’ouverture vers autrui, mais qui ne peut pas être une connaissance d’autrui.  C’est le sens de la lettre de Descartes au Marquis de Newcastle (N° 33, p. 126), où Descartes semble revenir sur sa pensée antérieure pour aménager une place à autrui.  La seule chose qui me permette de savoir si, derrière cette apparence d’homme (un manteau surmonté d’un chapeau) que j’ai en face de moi, il s’agit bien d’un être humain, c’est la capacité qu’il a de répondre de manière sensée à ce que je dis. On peut concevoir qu’une machine ou un animal (le perroquet) parlent comme un homme, mais pas qu’ils puissent soutenir l’épreuve d’un dialogue suivi et cohérent. Un perroquet, comme un phonographe, n’ont qu’un stock restreint de phrases toutes faites, et ils en usent mécaniquement. Alors qu’un homme, lorsqu’il répond à un autre homme, se base sur ce qui vient d’être dit et construit une réponse en fonction de cela. Il se repère sur le sens.  Ce qui est intéressant dans cette lettre de Descartes, c’est que ce n’est pas ce que l’autre me dit qui me permet de le connaître comme individu. C’est simplement le fait de parler avec du sens, de répondre à propos qui me permet de comprendre qu’il s’agit bien d’un homme. On reconnaît un homme à sa capacité d’entretenir un rapport humain avec un autre homme: l’humanité est une qualité relationnelle, elle n’est pas définie par un sujet, une res cogitans qui dit "je". L’humanité est un "nous", je suis homme par les autres hommes. Le langage dont j’hérite, que je n’ai pas créé, est la marque en moi d’une présence des autres antérieure au cogito.  Mais le fait de parler avec autrui ne me permet que de le reconnaître comme homme, ne m’apprend pas à le connaître comme individu.    conclusion: nous avons vu, avec Descartes, que rien ne permet de constituer une connaissance d’autrui. Tout au plus peut-on le reconnaître. Mais à quoi tient cet échec?  C’est que Descartes pose implicitement que connaître autrui, c’est le connaître aussi bien que je me connais moi-même. Le modèle de la connaissance de l’autre, c’est la connaissance que je peux prendre de moi, par simple introspection.  Vouloir connaître l’autre à partir de soi et comme on se connaît soi, c’est nécessairement le méconnaître. C’est courir le risque de ne connaître de lui que ce que je connais déjà en moi. Ce n’est pas connaître l’autre, c’est, au mieux, me reconnaître en lui.    3) la reconnaissance d’autrui  C’est ce postulat implicite que Hegel renverse dans la dialectique du maître et de l’esclave. Ce n’est pas à partir de moi-même que je peux connaître autrui. C’est à partir de lui que je me connais moi-même.  Pour que je sache ce que je suis, il faut que je sois reconnu par l’autre. Il n’y a qu’un autre homme qui puisse me dire que je suis homme. C’est pourquoi je ne peux pas être un homme à moi tout seul. Seul, je suis un homme, mais je ne suis pas un homme.    Mais le premier stade de la dialectique est une lutte pour la reconnaissance. Ce n’est qu’en obtenant cette reconnaissance que je me sens homme. Et le moyen le plus évident pour obtenir cette reconnaissance, c’est, semble-t-il, nier l’humanité de l’autre. Il faut qu’il consente à n’être qu’un objet et que je sois le seul sujet.  Et cette lutte pour la reconnaissance est une lutte "à la vie, à la mort": il s’agit de vaincre l’autre en acceptant de courir le risque de mourir. C’est à dire que pour vaincre l’autre, il faut d’abord vaincre l’attachement animal à la vie, se vaincre soi-même. Dans cette lutte, je me fais homme.    Mais lorsque j’aurai été reconnu comme vainqueur, comme le maître, lorsque je suis seul sujet dans un monde d’objets offerts à ma jouissance, je perds à plus ou moins long terme ce que j’aurai gagné. Parce que l’autre n’est qu’un esclave, sa reconnaissance n’a plus beaucoup de valeur à mes yeux. C’est par un homme que je veux être reconnu, par un égal, et en même temps, je veux qu’il ne soit mon égal que pour proclamer ma supériorité.  Ce qui fait que progressivement le maître retourne à une passivité animale d’où il était sorti par le combat. Il n’est plus qu’un jouisseur qui profite du travail d’un autre, son esclave.    On pourrait rapprocher le maître dans la dialectique de la res cogitans de Descartes. Tous deux, assurés qu’il sont de leur qualité de sujet, de centre du monde d’objets qui les entoure, perdent autrui de vue, autrui par qui ils sont hommes.    A l’inverse l’esclave reprend la lutte là où le maître l’a laissée. Par le travail, par l’expérience quotidienne de la mort, il se nie continuellement, et progressivement se construit, se fait homme. Parce que l’esclave n’est jamais tout à fait ce qu’il est, parce qu’il n’existe qu’en se projetant au-delà de lui-même, c’est lui qui incarne l’humain dans cette fable philosophique: tous les jours, il tente de dépasser son existence animale, la simple survie biologique.  Qu’est-ce qui le distingue de son maître? Le maître est pleinement homme, mais il l’est comme une chose. L’esclave devient homme tout au long de son existence, justement parce qu’elle est constamment à faire.    La leçon de la dialectique du maître et de l’esclave, c’est que nous sommes chacun à la fois le maître et l’esclave. Nous avons à la fois tendance à faire le maître, à nier l’existence d’autrui, à vouloir rester ce que nous sommes, et pourtant nous avons à nous faire comme l’esclave, à devenir ce que nous sommes. La dialectique repose sur l’idée fondamentale que l’altérité de l’autre est inscrite au coeur même de l’identité. En quelque sorte, autrui m’est plus intime que moi à moi-même. Il me pousse à me faire en tant justement qu’il me remet en question. Il ne faut donc pas croire qu’on ne connaît vraiment autrui que lorsqu’on le connaît aussi bien que soi-même (dans ce cas, la connaissance d’autrui est toujours biaisée: je ne le connais jamais assez bien), mais à l’inverse, je ne me connais moi-même que lorsque je me connais comme un autre (quelqu’un dont je ne sais pas si c’est un homme, qui a à devenir homme, à faire ses preuves).  Cette relation conflictuelle avec l’autre est à prendre comme une sorte de modèle réduit de ce qui fait l’humanité de l’homme: je ne suis homme que dans la mesure où je me remets en question, où je laisse les autres me remettre en question. L’homme, c’est celui qui ne se sent jamais tout à fait homme, qui sent qu’il a encore à se faire (à travailler), et qui remet en jeu son essence (risque de mourir).    Conclusion:  on voit donc ce qui fait le problème de la connaissance d’autrui, il y a toujours le risqe de le méconnaître, de se tromper à son sujet. Toute connaissance est nécessairement partielle. Ne serait-ce que parce que vouloir connaître l’autre, c’est être tenté de projeter sur lui ce que je connais déjà de moi, c’est faire de sa personne singulière le modèle de référence de ce que c’est qu’un homme. Si toute connaissance est une méconnaissance, la seule issue possibilité de rencontrer autrui comme tel, c’est de remettre en jeu ma définition de ce que c’est qu’un homme, dans une lutte pour la reconnaissance.   

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