Cours: AUTRUI (3 de 4)
Publié le 22/02/2012
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III. LA VIE EN SOCIETE COMME CONFLIT DES CONSCIENCES Sartre s’est employé, à la suite de Hegel, à décrire la vie en société comme une lutte du type maître/esclave. 1) le regard d’autrui La simple expérience de sentir qu’autrui me regarde est déjà riche d’enseignements. Le regard d’autrui, ce n’est pas simplement deux globes oculaires braqués sur moi. Je pressens, de manière obscure, que là-bas, sous ce front, on pense quelque chose de moi. Lorsqu’on me regarde, je me sens déjà jugé, d’après ma seule apparence physique. En un sens, je cherche ce jugement: j’ai besoin qu’autrui me confirme dans ce que je suis. Qu’il me fasse un compliment pour ma mise soignée, par exemple. J’ai besoin de me reconnaître dans une image que autrui est le mieux placé pour m’offrir. Cette image de moi, je ne peux pas en faire abstraction: c’est aussi moi, je ne me définis pas comme pure intériorité, cette intériorité a un dehors, un verso qui m’échapperait si je ne pouvais en lire l’image dans les yeux d’autrui. Le problème, c’est que je ne suis pas maître de cette image. Dès qu’un homme en regarde un autre, celui-ci est "chosifié", il n’est plus que ce que l’autre voit de lui, il est aliéné dans le regard d’autrui. Et c’est ce qui fait toute l’intensité dramatique des scènes où deux personnes s’affrontent du regard. Il y en a nécessairement un qui regarde, l’autre qui est regardé. L’un est sujet, maître, l’autre, objet, esclave. Tout duel est déjà joué dans le simple affrontement des regards. Qu’on fasse l’expérience: si vous pouvez dire quelle est la couleur des yeux de votre vis-à-vis, c’est qu’il n’est plus qu’un objet que l’on regarde. S’il a des yeux, c’est qu’il n’a plus de regard. A partir de là, selon Sartre, toute relation concrète avec les autres en société est régie par ce principe que l’un domine, l’autre est dominé. 2) la honte Illustration de ce thème du regard. Cf. Sartre: l’Etre et le Néant, pp. 298-305 Imaginons que par jalousie, par intérêt ou par vice j’en vienne à coller mon oeil à la serrure d’une porte. Je suis seul, et je n’en éprouve aucune honte: cela ne me semble ni bien, ni mal, simplement "à faire". Comme si la serrure m’invitait elle-même à le faire. Cela signifie qu’il n’y a pas de moi pour habiter ma conscience. Rien donc à quoi je puisse rapporter mes actes pour les qualifier. Ils ne sont nullement connus, mais je les suis et de ce fait, ils portent en eux-mêmes leur totale justification. Je suis pure conscience des choses. Mais voici que j’entends des pas dans le couloir derrière moi: on me regarde. Et la honte me submerge. Qu’est-ce que cela veut dire? C’est que tout à coup je me vois parce qu’on me voit. Et je me vois tel qu’on me voit: comme un voyeur ou un jaloux. Autrui me révèle à moi-même ce que je suis, je me découvre un moi. Mon moi m’apparaît dans les yeux d’autrui et je peux y lire la sentence: tu n’es qu’un jaloux. Je suis jaloux comme cette table est table, comme une chose. Et ce moi qu’autrui me révèle, pour que j’en ai honte, il faut en même temps que je m’y reconnaisse (c’est bien moi qui regardais par le trou de la serrure) et que je ne veuille pas m’y reconnaître (sinon je n’en aurais pas honte). Dorénavant je suis un jaloux: autrui me fait être tel. En quelque sorte, autrui prend ici la figure du destin: ce que j’ai fait, je l’ai fait une fois pour toute. Autrui pèse sur moi de tout le poids d’un passé que je ne peux plus changer. Si dorénavant je veux être autre chose qu’un jaloux, c’est encore à autrui que je dois m’adresser: c’est lui que je dois convaincre que je suis plus et mieux qu’un jaloux. La chose n’est pas simple: en me révélant ce que je suis, autrui a "figé mes possibilités", aliéné ,chosifié ma liberté. En m’assignant exactement ce que je suis, il ne me laisse guère de latitude d’action. Peut-être même que si je voulais lui prouver par un geste ou quelques mots bien sentis qu’il se méprend sur mon compte, je ne ferais que le renforcer dans sa conviction: à ses yeux je serais un jaloux qui ne veut pas l’être. 3) le malentendu C’est en ce sens qu’il faut comprendre la réplique sartrienne, dans la pièce Huis clos: l’enfer, c’est les autres. Argument de la pièce: après leur mort, différents individus se retrouvent en enfer, dans une chambre d’hôtel meublée avec un mauvais goût bourgeois. Ils ne se connaissent pas, mais apprennent très vite tout les uns des autres. Vous avez ainsi Garcin, journaliste de son état, qui a été fusillé pour avoir voulu fuir son pays qui vient d’entrer en guerre. Il prétend haut et fort que c’était pour fonder à l’étranger un journal indépendant qui alerterait l’opinion internationale. Mais pour les autres, il ne faisait que déserter, c’est un lâche. Et peut-être que lui-même n’est sûr de rien. L’enfer, c’est de vivre en permanence sous les yeux des autres (en enfer, on ne dort pas, le garçon d’étage ne cille même pas des yeux), pour l’éternité. Ce qu’il y a de tragique dans les relations concrètes entre individus dans une société, c’est que ces relations sont fondamentalement basées sur un malentendu, sur des circonstances. Sartre donne l’exemple d’un jeune homme qui meurt après avoir écrit son premier roman: on dira de lui qu’il aura été prometteur. S’il avait survécu, il aurait fait évoluer son style, aura peut-être renié cette oeuvre de jeunesse, et sera devenu un grand écrivain... Le problème, c’est finalement que moi et autrui, nous n’avons pas les mêmes critères pour interpréter mes actes. Autrui me juge et ne peut me juger que d’après ce que j’ai effectivement fait, d’après mon passé. Et moi, par contre, je comprends mes actions de l’intérieur, c’est-à- dire que je les éclaire par leur intention, par le but poursuivi: par l’avenir. Cf. Lavelle: "le malentendu qui règne entre les hommes provient toujours de la perspective différente selon laquelle chacun se regarde et regarde autrui. Car il ne voit en lui que ses puissances et ne voit en l’autre que ses actions. Et le crédit qu’il se donne, il le lui refuse. (...) J’éprouve indéfiniment en moi la présence d’une puissance qui n’a point encore été employée, d’une espérance qui n’a point encore été déçue. Un autre n’observe en moi que l’être que je puis montrer, et moi, que l’être que je ne montrerai jamais. A l’inverse de ce qu’il fait, j’ai toujours les yeux fixés sur ce que je ne suis pas plutôt que sur mon état, sur le terme de mes désirs plutôt que sur la distance qui m’en sépare." 4) la vie inauthentique A partir de ce moment-là, la tentation est grande d’abdiquer à l’avance notre singularité. Puisque autrui qui nous juge, qui donne une consistance à l’individu que je suis, me juge nécessairement "mal", c’est-à-dire d’un autre point de vue que le mien, le plus simple, c’est de ne pas lui offrir prise, de se réfugier dans un rôle de convention. Bref, de jouer son propre personnage dès qu’on est en public.....C’est-à-dire de s’identifier à l’image que les autres ont de nous, d’anticiper, de prévenir leur jugement. Cf. la description que fait Sartre du garçon de café: Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il donc? Il ne faut pas longtemps pour s’en rendre compte: il joue à être garçon de café. (l’Etre et le Néant p.94) Jouer un personnage est une opération sans risque: on sait ou on devine ce qui est attendu, et on s’y conforme. On prend un personnage comme un masque (étymologiquement personna, le masque dans les tragédies antiques) pour ne pas offrir prise. Puisque, en société, tout est question d’apparence, il suffit de multiplier les apparences et les masques pour échapper aux autres. Ce texte est représentatif d’une sorte de constante dans nos attitudes modernes. Nous avons tendance à ne plus vouloir être personne. Notre modernité est anonyme, c’est le règne du "on", de l’impersonnel. Observez des personnes dans un ascenseur, l’application qu’ils mettent à ne pas regarder le corps de l’autre... On toussote, on se racle la gorge, les bras parallèles au corps, les yeux fixés sur la porte de l’ascenseur. Nous avons beau multiplier les moyens de "communication", c’est plutôt pour éviter de se rencontrer. Untel est connecté à internet qui ne connaît pas jusqu’au nom de son voisin de palier. C’en est fait, nous ne sommes plus qu’une "bande de ons" (Prévert). Le règne de la masse est en fait une autre forme de solitude que celle de Robinson sur son île. Il y a plusieurs manières de rater l’existence d’autrui: soit qu’il n’est pas là, soit qu’au contraire il est tellement présent qu’on ne lui prête plus attention. C’est ce qui se passe dans notre époque qui voit triompher l’individualisme: ce n’est pas tant l’exaltation de l’individu que la dissolution des liens avec autrui, l’indifférence généralisée qu’on dissimule en la parant du beau nom de tolérance. Actuellement, nous sommes peut-être plus seuls que jamais dans l’histoire: les réseaux de solidarité (corporatisme, compagnonnage au Moyen-Age, échange de femmes dans les sociétés les plus primitives) ont disparu. Nous sommes seuls dans la masse, nous sommes seuls les uns avec les autres. Paradoxalement donc, autrui a disparu de notre entourage immédiat, parce qu’il y est trop présent. Cf. le texte de Tocqueville (N°138 p. 351 deuxième paragraphe): il y décrit en visionnaire le triomphe actuel de l’individualisme. Conclusion: dans les relations sociales, autrui disparaît. On n’a plus affaire qu’à des personnages, des fonctions sociales. C’est ce qui fait peut-être l’intérêt des réflexions de certains philosophes: a priori, se poser la question "qui est autrui", est une question oiseuse. Nous savons bien qui est autrui, nous avons tous quelques proches que nous connaissons bien. Mais justement nous les connaissons trop bien, nous ne rencontrons plus autrui. Il y a deux manières inverses de rater autrui: ne jamais le rencontrer, ou le rencontrer constamment sans le rencontrer vraiment.
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