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Cours: LES PASSIONS

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

" Passion " recouvre deux sens : un sens classique, de nature philosophique, de Platon aux postcartésiens et un sens moderne à partir du 17e, intéressant les moralistes et les écrivains.

Au sens classique de ces termes, l’action et la passion (ne jamais les traiter séparément) sont deux des dix catégories (qualités attribuées à un objet) d’Aristote, désignant la voie passive et active du verbe (Aristote, Catég. c. 9, 11 b 1 s. ; Métaph. V, c. 21, 1022 b 15 s). D’une façon très générale, " passion " désigne ici le fait de subir (" pâtir "). Cette signification du terme se trouve encore chez Descartes. Les passions sont tous les phénomènes passifs de l’âme, les modifications involontaires en elle par tous les modes du sensible corporel (sentiments, sensations etc., ou ce que Descartes appelle les " esprits animaux "). Les passions sont donc tous les modes d’affectivité (plaisirs, douleurs, émotions, sentiments, comme la haine, l’amour. La peur est une passion négative comme désir d’échapper à un danger, la tristesse, etc.) Comprendre la passion en ce sens - et relativement son sens moderne - nécessite de poser la question de leur unité et corrélativement les rapports de l’âme, siège de raison, dans le rôle qui lui revient de gouverner l’homme.

C’est avec le préromantisme et la pensée romantique que la passion acquiert son sens moderne, celui qui nous entendons toujours. La passion change de sens pour perdre sa dignité philosophique et n’être plus qu’un objet pour les moralistes et les écrivains. La passion est le développement exclusif d’un sentiment au détriment de tous les autres ; un seul objet est valorisé (l’amour d’une personne, l’argent, le pouvoir etc.), alors que tout le reste de l’univers est dévalorisé, " dépeuplé " de valeur. Elle est tendance qui fait converger les énergies, qui oriente la vie, qu’elle soit exclusive, assujettissant entendement et volonté (sens propre) ou diminuée, comme habitude accusée (sens faible).

Comme on distingue maintenant la passion des passions engendrées par les modes du sensible corporel, on peut distinguer désir et passion : le désir est une tendance, une tension vers un objectif ou un objet, là où la passion est exclusive et ne tolère qu’elle. Le besoin manifeste comme le désir un manque. Le besoin est un besoin organique là où le désir est affectif et psychologique.

Le désir est à la fois puissance de négation et de transformation. Il est l’expression de notre vie en tant qu’il en va de notre être. Le désir ne connaît pas son objet (question de son contenu. Que puis-je désirer ? Un accomplissement ontologique), en même temps qu’il tend à l’épuiser. Paradoxe du désir qui vise son extinction. Le besoin est toujours orienté vers l’auto-conservation, dont le besoin sexuel est une modalité. Les besoins, susceptibles d’être sublimés, contenus, différés et transformés (voies différentes de satisfaction), se distinguent de l’instinct dans sa détermination. Le besoin est d’emblée inscrit dans un cadre culturel (au sens large, dans l’ordre politique, social etc.) qui l’excède et le comprend. Le désir, manque ontologique, est le signe de la non-correspondance de l’homme à ce qu’il veut être, à ce qu’il pense devoir être dans la recherche de l’absolu et d’un goût d’éternité. La forme achevée du désir réside ainsi dans la passion (différence de degré).

Dans les deux cas il y a représentation mais dans le désir, la représentation est moteur. Le besoin renvoie à un manque physiologique, où le désir renvoie à un manque ontologique : désirer quelque chose et l’acheter, c’est acheter un signe qui permet de marquer son appartenance, de combler notre manque d’être, de remplir notre besoin d’être (une BMW plutôt qu’une 4 ch.)

Texte 1

Maintenant1, comme fils de Poros et de Pénia, voici quel fut son partage. D'un côté, il est toujours pauvre, et non pas délicat et beau2 comme la plupart des gens se l'imaginent, mais maigre, défait, sans chaussure, sans domicile, point d'autre lit que la terre, point de couverture, couchant à la belle étoile auprès des portes et dans les rues, enfin, en digne fils de sa mère, toujours misérable. D'un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon ; il est mâle, entreprenant, robuste, chasseur habile, sans cesse combinant quelque artifice, jaloux de savoir et mettant tout en œuvre pour y parvenir, passant toute sa vie à philosopher, enchanteur, magicien, sophiste.

Sa nature n'est ni d'un immortel, ni d'un mortel : mais tour à tour, dans la même journée, il est florissant, plein de vie, tant que tout abonde chez lui ; puis il s'en va mourant, puis il revit encore, grâce à ce qu'il tient de son père. Tout ce qu'il acquiert lui échappe sans cesse : de sorte que l'Amour n'est jamais ni absolument opulent ni absolument misérable ; de même qu'entre la sagesse et l'ignorance, il reste sur la limite, et voici pourquoi : aucun dieu ne philosophe et ne songe à devenir sage, attendu qu'il l'est déjà ; et, en général, quiconque est sage n'a pas besoin de philosopher. Autant en dirons-nous des ignorants : ils ne sauraient philosopher ni vouloir devenir sages : l'ignorance a précisément l'inconvénient de rendre contents d'eux-mêmes des gens qui ne sont cependant ni beaux, ni bons, ni sages ; car enfin nul ne désire les choses dont il ne se croit point dépourvu.

Platon, Le Banquet, Œuvres complètes, p. 60, Garnier.

De quoi manque-t-on dans la passion ? La passion est par essence destructrice parce qu’elle cherche l’absolu et qu’on ne peut trouver. La vie ne vaut d’être vécue que dans la proximité avec la mort (paradoxe). La mort est toujours visée, mais la passion n’est pas dans son exclusivité aveuglement puisqu’elle n’exclue pas un calcul de moyens pour arriver à ses fins. La passion peut ontologiquement être définie comme l’affirmation de son être en dehors de tout autre désir. Elle est destructrice de soi mais aussi des autres.

Destructrice, absolue, aveugle, la passion n’est pas intéressée par son objet mais par l’affirmation de son être. Don Juan n’est pas intéressé par les femmes mais par le défi métaphysique qui est le sien. Alors que l’on ne diffère que très peu un besoin, on ne peut pas du tout différer un désir ou une passion. La passion n’est pas une folie, puisque l’on est toujours conscient d’être passionné, alors que l’on n’est pas toujours conscient d’être fou. Même dans la passion, on fait la différence entre ce qu’on est, ce qu’on a été et ce que sont les autres.

Texte 2

" Lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu'un défaut qui nous attire ainsi à l'amour, toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l'exemple que j'ai apporté, un homme sage ne se doit pas laisser entièrement aller à cette passion, avant que d'avoir considéré le mérite de la personne pour laquelle nous nous sentons émus. "

Descartes, Lettre à Chanut du 06/06/1647.

La passion est une double illusion, où l’imagination joue un rôle essentiel, comme valorisation délirante d’une personne ou d’un objet privilégié (processus de cristallisation décrit par Stendhal : une femme médiocre paraît sublime à celui qui " cristallise " sur l’objet de sa passion tous ses désirs, ses rêves, ses plus beaux souvenirs et ses plus belles idées. En même temps, la passion est injuste dévalorisation de tout ce qui n’est pas son objet. Nous sommes limités dans l’espace et le temps par notre passion : elle réduit notre champ de conscience et le cercle de nos intérêts ; elle nous rend prisonnier de l’instant et plus encore de notre passé.

Texte 3

La première cristallisation commence.

On se plaît à orner de mille perfections une femme de l'amour de laquelle on est sûr, on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie... Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt quatre heures, et voici ce que vous y trouverez :

Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver; deux ou trois mois après on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif.

Ce que j’appelle cristallisation, c'est l’opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections.

Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d’orangers à Gênes, sur le bord de la mer, durant les jours brûlants de l’été : quel plaisir de goûter cette fraîcheur avec elle !

Un de vos amis se casse le bras à la chasse ; quelle douceur de recevoir les soins d'une femme qu’on aime ! Être toujours avec elle et la voir sans cesse vous aimant ferait presque bénir la douleur ; et vous partez du bras cassé de votre ami, pour ne plus douter de l'angélique bonté de votre maîtresse. En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu'on aime…

Le doute naît.

L’amant arrive à douter du bonheur qu'il se promettait ; il devient sévère sur les raisons d'espérer qu'il a cru voir…

Alors commence la seconde cristallisation produisant pour diamants des confirmations à cette idée :

Elle m’aime.

A chaque quart d'heure de la nuit qui suit la naissance des doutes, après un moment de malheur affreux, 1’amant se dit : Oui, elle m'aime : et la cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charme ; puis le doute à l’œil hagard s’empare de lui, et 1’arrête en sursaut. La poitrine oublie de respirer ; il se dit : Mais est-ce qu'elle m’aime ? Au milieu de ces alternatives déchirantes et délicieuses, le pauvre amant sent vivement : Elle me donnerait des plaisirs qu’elle seule au monde peut me donner.

C'est l'évidence de cette vérité, qui donne tant de supériorité à la seconde cristallisation sur la première.

Stendhal, De l’amour (1822), Éd. Garnier Frères, 1959, Livre I, chapitre II, p. 8.

La passion est une aliénation. La passion renvoie donc à un absolu, à la marque d’une liberté parfaite, à la démesure, la transgression de tout ordre et de toute loi. Elle est action et soumission : si on a des désirs, dont je peux me déprendre, on est une passion, par delà toutes les normes que la raison peut poser. Dire : "  j’ai la passion de la planche à voile ", c’est commettre un abus de langage (sens faible de la passion), mais tout passe-temps peut devenir passion si je me confonds avec lui. La passion est par delà le bien et le mal, puisque c’est elle qui pose la loi. La passion est certes déraisonnable – je ne choisis pas ma passion (la justifier en raison) puisqu’elle incarne mon manque d’être -, mais pas irrationnelle puisqu’elle n’ignore pas le calcul dans le rapport des moyens et des fins. La passion fausse l’exercice naturel du jugement : le jaloux, par exemple, ne retient que les arguments qui permettent de justifier ses craintes ; ses arguments ne sont pas réfutables parce que ses conclusions ne découlent pas du raisonnement qui les précède mais sont en réalité posées d’abord. le raisonnement ne sert qu’à justifier ce dont il à conclu d’abord : c’est ce que Ribot, psychologue du début du siècle, appelle la " logique des passions. "

Ce caractère créateur de la passion en tant qu’elle pose la loi se trouve particulièrement valorisé dans la pensée postromantique. Ainsi Hegel peut-il écrire que " rien de grand (c’est à dire de bien) ne s’est fait sans passion ". Aucune œuvre ne s’est faite par la raison/entendement puisqu’elle est raisonnable et réglée en regard de la passion comme force créatrice.

La passion connaît des degrés même si la manière dont on la vit peut sembler identique à chacun (surfer pour l’individu, Orgon par rapport à la nature humaine ou Napoléon par rapport à l’histoire).

Dans la pensée classique, tout dans la passion paraît s’opposer au caractère distinctif de l’homme, à sa raisonnabilté dans son rapport à la loi et à sa rationalité. La question qui se pose est donc celle de notre autonomie par rapport aux passions qui nous affectent : la passion peut elle se contrôler ? Est elle l’autre de l’homme ? Y a-t-il un pouvoir de la raison sur la passion ? La passion non contrôlée est la survivance de l’animalité en nous. Le juste rapport chez Platon consiste à rendre à chacun ce qui lui revient de droit, c’est à dire rendre à l’homme la raison. La passion est donc injuste puisqu’en elle c’est le corps qui parle, ce qui n’est pas digne de l’homme. Il y a là une injustice par rapport à la nature humaine et par rapport au cosmos puisque par les passions on introduit de l’hubris et que l’on veut changer l’ordre du monde (rapport microcosme/macrocosme). Platon, les stoïciens : la passion dérange l’ordre du monde. La nature de l'homme, selon Platon, consiste à agir par sa liberté et sa raison, et la passion est un joug qui risque de troubler l'ordre naturel lorsque raison et volonté abdiquent devant la partie inférieure de l’âme. Là encore, pâtissant sans être maître, la passion est une aliénation (être autre que soi-même).

Cette conception classique des passions ne se comprend que dans une perspective rationaliste, dans la distinction de l’âme qui pâtit et du corps qui l’agit, dans l’opposition du pathique et de la raison. Les auteurs philosophiques ne traitent pas de la passion pour elle même mais la confondant avec tous les modes du sensible corporel comme le fait Platon dans le Phédon, ne l’envisagent plus que du point de vue de la raison. Les passions (réservons la passion à l’acception moderne du terme),dans la multiplicité de leurs origines, autant que dans leur caractère contradictoire s’opposent à la raison comme principe d’unité et facteur de gouvernement en l’homme. Il revient à la raison de se les soumettre et de les gouverner. Le passionnel se définit par contraste avec le raisonnable, le rationnel, le logique ; dans cette opposition du logique et du pathique, le champ du logique est celui de la raison, de la vie, de la clarté, du cosmos, de l'harmonie, du céleste, de l'universalité, de la régularité, de la distinctivité, tandis que la sphère du pathique est celle de la folie, de la mort, de l'obscurité, du chaos, de la dysharmonie, du souterrain, de la variabilité, de la particularité, de l'irrégularité, de l'indistinct.

Texte 4

SOCRATE.3 - Eh bien, voici une autre image qui vient de la même école. Examine si les deux genres de vie, celle du sage et celle du désordonné4, ne sont pas comparables à la condition de deux hommes dont chacun aurait à sa disposition de nombreux tonneaux : ceux du premier seraient en bon état et remplis de vin, de miel, de lait, et ainsi de suite, toutes choses rares, coûteuses, qu'on ne se procure pas sans difficultés et sans peine ; mais, une fois ses tonneaux pleins, notre homme n'aurait plus à y rien verser ni à s'en occuper ; il serait, à cet égard, parfaitement tranquille. L'autre homme, comme le premier, aurait le moyen de se procurer, non sans peine, des liquides divers, mais ses tonneaux seraient en mauvais état et fuiraient, de sorte qu'il serait forcé de travailler nuit et jour à les remplir, sous peine des plus dures privations.

Ces deux manières de vivre sont exactement celles de l'intempérant et de l'homme sage : lequel des deux te paraît le plus heureux ? Ai-je réussi par mon discours à te persuader qu'une vie bien réglée5 vaut mieux qu'une vie désordonnée ; oui ou non ?

CALLICLÈS. - Tu n'y as point réussi, Socrate. L'homme aux tonneaux pleins n'a plus aucun plaisir, et c'est justement là ce que j'appelais tout à l'heure vivre à la façon d'une pierre : une fois les tonneaux remplis, on n'a plus ni joie ni peine ; mais ce qui fait l'agrément de la vie, c'est de verser le plus possible.

Platon, Gorgias, p. 175, Belles-Lettres.

Texte 5

- Parmi6 les plaisirs et les désirs qui ne sont pas nécessaires7 il y en a qui me paraissent déréglés. Il semble bien qu'ils sont innés chez tous les hommes ; mais, réprimés par les lois et les désirs meilleurs, ils peuvent, avec l'aide de la raison, être entièrement extirpés chez quelques hommes, ou rester amoindris en nombre et en force, tandis que chez les autres, ils subsistent plus nombreux et plus forts.

- Mais enfin, demanda-t-il, quels sont ces désirs dont tu parles ?

- Ceux qui s'éveillent pendant le sommeil, répondis-je, quand la partie de l'âme qui est raisonnable8, douce et faite pour commander à l'autre, est endormie, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée d'aliments ou de boisson, se démène, et, repoussant le sommeil, cherche à se donner carrière et à satisfaire ses appétits. Tu sais qu'en cet état, elle ose tout, comme si elle était détachée et débarrassée de toute pudeur et de toute raison ; elle n'hésite pas à essayer en pensée de violer sa mère ou tout autre, quel qu'il soit, homme, dieu, animal ; il n'est ni meurtre dont elle ne se souille, ni aliment dont elle s'abstienne ; bref, il n'est de folie ni d'impudeur qu'elle s'interdise.

- C'est l'exacte vérité, dit-il.

- Mais, à mon avis, lorsqu'un homme possède par devers lui la santé et la tempérance, et ne se livre au sommeil qu'après avoir éveillé sa raison et l'avoir nourrie de belles pensées et de belles spéculations, en s'adonnant à la méditation intérieure9 lorsqu'il a calmé le désir sans le soumettre au jeûne ni le gorger, afin qu'il s'endorme et ne trouble point de ses joies ou de ses tristesses le principe meilleur10, mais qu'il le laisse examiner seul, dégagé des sens, et chercher à découvrir quelque chose qui lui échappe du passé, du présent et de l'avenir ; lorsque cet homme a, de même, adouci la colère et que, sans s'être irrité contre personne, il s'endort dans le calme du cœur ; lorsqu'il a apaisé ces deux parties de l'âme et stimulé la troisième, où réside la sagesse11, et qu'enfin il s'abandonne au repos, c'est dans ces conditions, tu le sais, que l'âme atteint le mieux la vérité ; c'est alors que les visions monstrueuses des songes apparaissent le moins.

- J'en suis entièrement convaincu, dit-il.

- Je me suis laissé entraîner trop loin à traiter ce sujet mais ce que nous voulons noter, c'est qu'il y a dans chacun de nous une espèce de désirs terribles, sauvages, sans frein, qu'on trouve même dans le petit nombre de gens qui paraissent être tout à fait réglés, et c'est ce que les songes mettent en évidence. Vois si ce que je dis est vrai, et si tu te ranges à mon avis.

- Je m'y range.

Platon, La République, livre IX, p. 47, Belles-Lettres.

Toutes les philosophies classiques ont articulé leur doctrine des passions dans le couple passivité/activité. Pour Descartes, la passion est un état d’âme et non un événement, souffrance de l’âme (morbus animi) et dysphasie. Sentie comme un mal, les moralistes du moyen-âge considèrent même la passion comme un péché : la passion fondamentale, c’est la chute d’Adam, le péché originel. La condamnation de la passion comme passivité se trouve déjà chez les Grecs pour lesquels la passion indique une emprise de la divinité sur l’homme, dont naissent hubris et déraison.

Étymologiquement, "  passion " renvoie à l’animalité et à la douleur, au chaos et à la frénésie : un des premiers sens attestés de pasko (pasko) est " jouir en parlant de la femme ou du pédéraste " (v. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1968, p. 862). Les passions sont profondément inscrites dans le corps, " plantées en nos entrailles " pour parler comme Montaigne. L’opposition du pathique et du logique se ramène en fait à l’opposition de l’âme et du corps. Chez Aristote, les passions sont rattachées à notre nature sensible et animale. Le pathos est médicalise, relève du pathologique et même du contre-nature : la seconde condamnation du passionnel est motivée par le caractère antinaturel des passions.

Le pathique est donc senti de prime abord comme pathologique, et c'est ainsi que Platon, tout comme les stoïciens, aboutit à Galien qui, se basant sur la doctrine classique et en tant que physiologiste, rédigera au second siècle de notre ère un ouvrage au titre révélateur : Traité des passions de l'âme et de ses erreurs. Sans doute toutes les passions sont redoutables parce qu'elles privent la raison du libre jugement et parce qu'elles " éteignent la lampe de l'intelligence ". La vraie nature de l'homme est tranquille et sublime, " placée dans la citadelle du cerveau comme dans un olympe élevé au-dessus des nuages et des tempêtes : c'est la raison sereine, eudian, maîtresse des cupidités ; l'autre partie est sauvage, agreste, farouche, obéissant comme les brutes aux voluptés " (v. le Dictionnaire des sciences médicales, p. 436). L'un est coursier agile et docile au frein de la raison, l'autre est un cheval farouche et indompté qui prend le mors aux dents. Et Galien déduit, suivant les opinions d'Hippocrate et de Platon, que les passions en tant que mouvements allant à l'encontre de la nature de l'âme font sortir nos corps de l'état de santé. Inversement, on peut combattre les passions par un traitement médical, et, à la suite de Galien, un nouveau type de médecine se crée : la médecine morale, dont le Dictionnaire des sciences médicales au début du XIXe siècle esquisse l'orientation en pas moins de quatre-vingts pages sous l'article : " PASSION (médecine morale) : quod Graeci, pathos, nostri perturbationes, affectiones, affectus seu passiones vocant " (" ce que les Grecs nomment pathos est chez nous perturbation, affect ou passion ").

Ce caractère monstrueux des passions, contre nature, se trouve aussi chez Pascal, chez qui on voit s’opérer le basculement des passions à la passion, de l’action/passivité à l’action/activité : Pascal dit que toute passion est agitation vaine et a pour base l’ennui : notre agitation est sans but, ou plutôt elle est son propre but. Il ne faut donc pas seulement anathématiser le jeu, la chasse, la danse, la frivolité et le divertissement mais avant tout la passion elle-même qui n'est qu'ennui. La passion, pour Pascal, est antisociale et elle demande d'être bridée par les institutions et les lois. En plus, elle est contraire aux intérêts de l'individu : le passionnel est le bourreau de lui-même. Cette accusation de Pascal, qui reflète l'identification scolastique de la passion et du péché, s'inscrit en faux contre l'image antique de la passion puisque Pascal affirme que " tout le malheur des hommes vient d'une seule chose qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ", identifiant ainsi le pathique avec le dramatique qu'il condamne ensemble dans un seul et même geste.

Si la partie rationnelle de l’âme peut agir sur les passions (parallèle avec le classicisme), raisonner la passion fait que la passion n’a plus de sens. On peut tenter de raisonner sa passion, de se la représenter comme mauvaise, mais certainement pas aller contre. Aller contre sa passion, c’est mener un combat illusoire. On ne peut raisonner une passion, même si on le veut (Hume, Traité, II " Des Passions ", et Dissertation sur les Passions). Seule une passion (passion pour la vie) peut en combattre une autre (peur de mourir).

 

Notes

 

1 Ce texte, extrait du Banquet, relate une conversation entre Socrate et Diotime, prêtresse sans doute imaginaire, censée avoir révélé à Socrate la vraie nature de l'Amour (Éros). Dans les lignes qui précèdent ce texte, a été présenté le mythe de la naissance de l'Amour, mythe qui va permettre de comprendre l'essence d'Éros. L'Amour est l'enfant de Poros (Expédient) et de Pénia (Pauvreté). Pénia symbolise les manques et les déficiences de notre nature, Poros, la quête et le mouvement vers tout ce qui nous manque. Ce mythe permet de bien comprendre l'essence du désir : le désir est manque essentiel, pénurie, pauvreté. Il n'est point plénitude, mais détresse.

2 Non pas délicat et beau : Agathon, un des protagonistes du Banquet, voyait précisément en l'Amour un être beau et délicat.

3 Calliclès vient de déclarer que les plus habiles sont ceux qui ont le plus de passions et qui les satisfont. Socrate réplique en montrant les avantages d'une vie harmonieuse et ordonnée. Mais Calliclès est rétif et ne veut pas se laisser convaincre.

4 Celle du désordonné : la notion d'ordre a une grande importance chez Platon. Alors qu'Héraclite posait le chaos et le désordre comme concepts centraux, Platon centre sa philosophie autour de l'ordre (philosophique, scientifique, esthétique, etc.).

5 Une vie bien réglée : une vie en bon ordre (cf. note 2). Le sage organise sa vie au moyen de la raison.

6 Ce texte prend place au début du livre IX de la République. Platon y étudie le tyran : chez les Grecs, c'est le chef qui s'est hissé au pouvoir par son éloquence, à travers les luttes violentes des partis, généralement en se donnant l'apparence d'un défenseur du peuple. Mais ces lignes de Platon dépassent infiniment le cadre de la psychologie du tyran, pour décrire, de manière plus générale, l'âme en proie à des désirs violents, déréglés et animaux. L'étude psychologique du tyran débouche ainsi sur une analyse infiniment plus profonde.

7 Les désirs qui ne sont pas nécessaires : il y a, en effet, trois espèces de désirs, selon Platon : les désirs nécessaires, les désirs superflus et les désirs anormaux.

8 Selon Platon, l'âme humaine se divise en trois parties : une partie raisonnable, une partie aveugle, sauvage et irréfléchie (le désir) et enfin, une partie impétueuse, qui peut résister au désir lui-même (la colère).

9 La méditation intérieure : cet exercice de recueillement spirituel est destiné ici à préparer l'âme à bien rêver.

10 Le principe meilleur : il s'agit de la raison.

11 La sagesse : maîtrise de soi et connaissance proviennent de la partie raisonnable ; la sagesse, c'est le bon ordre et l'harmonie de l'âme, acquis grâce au travail de la raison.

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