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Elections européennes, la gauche méconnaissable

Publié le 22/02/2012

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12 juin 1994 - " Il nous manque un Mitterrand. " Avec le toupet qui le caractérise, Bernard Tapie a parfaitement résumé la situation au lendemain des élections européennes. Il manque un Mitterrand à la gauche pour rassembler des forces gagnées par le démon de la division. Il manque un Mitterrand à la droite pour s'unir contre un adversaire capable de la priver une nouvelle fois du pouvoir. Alors que s'achève la longue présidence de celui qui avait réussi la synthèse victorieuse de 1981, la gauche paraît méconnaissable, et la droite, introuvable. La gauche méconnaissable, c'est celle qui a apporté ses voix à Bernard Tapie dans une proportion dont il n'osait pas rêver lui-même. Mélange d'un vieux radicalisme qu'on croyait voué à l'occupation en viager de quelques conseils généraux du Sud-Ouest, d'antiquités soixante-huitardes, de révolte guyanaise, d'écologisme girondin et d'héritage syndical révolu, la liste que conduisait M. Tapie avait tout d'un cortège de rescapés. D'autres avaient préféré suivre la bannière, assurément plus noble, de Jean-Pierre Chevènement. Les chiffres sont là : l'un a intéressé 2,5 % des Français l'autre, 12 %. L'explication est donc ailleurs, dans ce que M. Tapie représente ou dont il est crédité. Parce qu'il a combattu Jean-Marie Le Pen, M. Tapie porte l'honneur d'une gauche qui n'avait pas su enrayer, lorsqu'elle était au pouvoir, la montée du Front national et qui l'avait même favorisée en permettant à l'extrême droite d'entrer à l'Assemblée nationale, en 1986. Pour tous ceux qui ont vu dans le combat contre le lepénisme le seul signe de ralliement de la gauche après sa conversion au libéralisme économique, M. Tapie vise juste lorsqu'il le désigne comme l'unique adversaire. Et comme il semble n'avoir été pour rien, lui-même, dans ce qui a pu contribuer à la progression des idées du Front national - les restructurations industrielles, le chômage, les " nouveaux pauvres ", la crise des banlieues - , sa revendication d'être le héraut de ce combat est acceptée. Le deuxième atout du milliardaire en faillite est sa fortune même. Non tant parce qu'il offrirait une revanche symbolique à ceux envers lesquels la gauche n'a pas tenu ses promesses, mais parce que sa manière de réussir, rapide, brutale et tapageuse, fait de lui un personnage de roman ou de saga cinématographique grandeur nature, en même temps qu'un virtuose de la modernité. Homme d'affaires, homme de télévision, patron de club sportif, député, ministre, candidat à la mairie de la deuxième ville de France, M. Tapie " sait y faire ". Il a compris son époque. Il s'est même imposé à elle. Il tient la dragée haute aux policiers, juges, huissiers et journalistes qui sont à ses trousses. Sa morgue, alors que tant d'ennemis semblent ligués contre lui, vaut tous les brevets de moralité. Ainsi le député des Bouches-du-Rhône a-t-il conquis à la fois un électorat de gauche désorienté et un électorat jeune, qui, comme le montre l'enquête réalisée par BVA à la sortie des bureaux de vote, s'est mobilisé dans les derniers jours de la campagne pour aller le soutenir. Encore fallait-il pour cela que la gauche fût désorientée. Michel Rocard a lucidement analysé l'échec que lui a infligé M. Tapie en déclarant que la campagne socialiste avait manqué d'audace et surtout, en ajoutant que le PS devra à l'avenir faire preuve de " sens du concret, de l'espoir, de la morale ". Car ce sont bien ces trois repères qui manquent aujourd'hui à toute une partie de ce qui fut la gauche ou à ceux qui auraient pu s'y reconnaître. Tous ceux qui ont préféré s'identifier à l'aventure du patron-vedette des années 80. Ceux-là ont perdu, en effet, la boussole de la morale, qui fut pendant des décennies l'axe du combat de la gauche et qui s'est affolée au temps du libéralisme triomphant et des acrobaties politiques réussies par M. Mitterrand. Faute de ce repère en effet, les audaces de M. Tapie peuvent apparaître comme autant de défis exaltants à l'ordre établi. La gauche " gestionnaire " attachée avant tout à la conservation d'un pouvoir dont elle a fini par être brutalement chassée ne propose plus d'espoir à ceux qu'elle a vocation de représenter. Le pire est peut-être la liberté ainsi donnée de remplacer le projet par des mirages, les propositions par des rêves, la volonté par des attitudes, le discours par des bons mots, la solidarité par des clins d'oeil. Les électeurs de M. Tapie sont bien, comme le dit M. Rocard, exilés du concret. L'analyse des réalités économiques et sociales, le recensement des problèmes, l'élaboration collective de solutions, tout ce patient travail par lequel la gauche, dans le passé, avait su convaincre et rassembler semble leur être tout à fait étranger. L'identification leur tient lieu d'adhésion, et il ne faut pas s'étonner, dans ces conditions, du score obtenu par la liste Energie radicale à Marseille : voter Tapie est ici une manière de voter pour soi, dans le rapport qui unit des supporters à leur équipe de football. Le niveau auquel a été réduit Michel Rocard impose le silence à l'ensemble des socialistes, qui savent qu'aucun d'entre eux ne peut sérieusement s'exempter de cette défaite. Si Ségolène Royal a annoncé une initiative d'une cinquantaine d'élus pour rouvrir la réflexion au sein du PS, en faisant pendant six mois la trêve de la préparation de l'élection présidentielle, celui qui aurait leurs faveurs pour défendre les couleurs socialistes dans cette compétition, c'est-à-dire Jacques Delors, n'a donné aucun signe d'encouragement dans cette direction. Il a au contraire réaffirmé qu'à ses yeux le candidat du PS n'est autre que Michel Rocard. Le président de la Commission européenne sait bien que si les sondages sont moins cruels pour lui que pour l'ancien premier ministre, il le doit essentiellement au fait qu'il n'exerce aucune responsabilité à l'intérieur du Parti socialiste et que la perte de prestige qui affecte le premier secrétaire pourrait le toucher lui aussi dès lors qu'il changerait de rôle. Le curieux visage de la droite Les socialistes peuvent, sinon se consoler, du moins se distraire de leur infortune en observant le curieux visage que présente la droite. Largement victorieuse il y a un peu plus d'un an, apparemment unie dans le soutien à un gouvernement où toutes ses tendances sont représentées, la majorité vient de révéler ses failles cachées. Le résultat obtenu par la liste de Philippe de Villiers est l'effet de trois causes : la persistance d'un désaccord de fond, dans l'électorat de droite, face à la construction européenne la diffusion des idées de l'extrême droite depuis plus de dix ans au sein de cet électorat la fracture que commence à y dessiner l'opposition entre Edouard Balladur et Jacques Chirac. En voulant devancer l'effet du vote Villiers par des déclarations qui visaient à le récupérer avant l'heure, les dirigeants du RPR - et singulièrement Charles Pasqua - l'ont encouragé. Comme dit Dominique Baudis, victime de ce changement de scénario en cours de film, le ministre de l'intérieur a délivré aux électeurs de la majorité " un vrai-faux permis de voter " en faveur du député de Vendée. Celui-ci, ayant atteint plus de 12 % des voix, prétend maintenant réunir une " famille " avec laquelle il faudra compter pour l'élection présidentielle. La démonstration que semblaient vouloir faire certains dirigeants du RPR selon lesquels - c'est Jean-Louis Debré qui parle - l'unité de candidature n'est peut-être pas la meilleure garantie de victoire pour la droite va au-delà de leurs espérances. Le terrain sur lequel comptait s'avancer M. Chirac est désormais occupé, en effet, par un autre que lui. Une fois de plus, le maire de Paris se retrouve confronté, comme en 1988 avec Jean-Marie Le Pen, à la dissidence d'une partie de son électorat naturel. La " communauté de valeurs " affirmée par M. Pasqua, de la même manière qu'il l'avait fait il y a six ans vis-à-vis de l'extrême droite, risque de gêner le président du RPR autant que cela avait été le cas à l'époque. Le vainqueur, M. Mitterrand, avait alors joué au centre. Son exemple pourrait inspirer M. Balladur. Et la même mésaventure qu'il y a six ans menace de nouveau le président du RPR ? PATRICK JARREAU Le Monde du 14 juin 1994

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