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François DE CLOSETS, Le Bonheur en plus

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

La vie moderne [...] propose, impose, même, le divertissement. L'environnement technique et l'usage qui en est fait attirent l'homme vers l'extérieur. Jamais vers l'intérieur. C'est l'évasion permanente dans « l'avoir «, jamais dans « l'être «. Les distractions des souverains paraissent dérisoires comparées à celles qu'offrent la télévision, le cinéma, les voyages, la promotion sociale. Le plus modeste citoyen a des milliers de bouffons qui travaillent à l'étourdir.
Le divertissement contemporain a des caractéristiques bien précises qui le distinguent complètement des « fêtes « traditionnelles ou des plaisirs anciens. La fuite devant « les problèmes « en est le préalable. La partie négative en quelque sorte. L'assistance socio-technique en est l'aspect positif.
Son importance ne cesse de croître tandis que diminue la créativité individuelle. L'homme moderne est devenu un infirme qui attend tous ses plaisirs des biens et services fournis par la communauté. En leur absence, le temps libre n'est qu'un temps vide. A l'inverse, la qualité des loisirs est liée à celle des moyens dont on dispose pour les occuper. On se distrait mieux avec la télévision en couleurs qu'avec la télévision en noir et blanc, [...] avec une villa qu'avec une tente. C'est l'environnement technique, « l'avoir « qui mesure la qualité de « l'être «. Le « mieux « s'obtient par le « plus «.
Cette évolution atteint le comble de l'absurde dans l'industrie du jouet. [...] Elle fait vivre les bambins dans un bazar effarant d'objets, toujours plus compliqués, toujours plus coûteux. Et, naturellement, les chers petits s'amusent toujours avec des vieilles boîtes et des bouts de bois. Car ils sont arrivés au monde avec un « être « intact qui possède toute sa richesse intérieure. Les sollicitations extérieures ne sont que des prétextes auxquels ils accrochent leur univers. Telle l'huître qui fabrique sa perle sur un vulgaire grain de sable, ils bâtissent des instants émerveillés sur des chiffons et des cailloux. A l'inverse, le jouet trop précis dans sa signification et son usage n'intéresse l'enfant que dans la mesure où il peut devenir un point de départ et non un itinéraire imposé.
Mais l'adulte est persuadé que le plaisir est donné par l'objet. II mesure son amour à la qualité de ces jouets « porte-bonheur « plus qu'à ses propres efforts pour épanouir les facultés créatrices de l'enfant. Comment le père comprendrait-il ce que l'adulte ne sait plus ? Comment l'être appauvri, mutilé, devinerait-il les richesses de l'être juvénile ? Pour l'individu les choses sont ce qu'elles sont, et les plaisirs sont ce qu'elles donnent. On jouit de ce qu'on reçoit et non de ce qu'on crée.
Cette évolution est inscrite dans la nature même des « bouffons techniques « qui diminuent sans cesse la participation de l'individu à son divertissement. Comme si l'effort d'initiation qui ouvre les voies de la création personnelle était le mal à combattre, la contrainte à éliminer. Dans le couple objet-sujet, l'objet est de plus en plus riche, de plus en plus actif ; le sujet de plus en plus passif. L'émetteur donne tout, le récepteur n'a rien à ajouter.
Le marcheur qui se promène dans la campagne garde l'esprit disponible, mais il regarde un paysage qui ne se renouvelle guère. S'il n'est pas capable de l'explorer en profondeur, il n'y verra qu'un spectacle monotone. En revanche, s'il peut goûter toutes les richesses de la campagne, l'infinie variété des bruits et des odeurs, l'harmonieuse diversité des plantes et des animaux, les changements de la lumière, alors il tirera tous les agréments de sa promenade. Mais un tel déchiffrement de la nature n'est pas donné au départ, il ne s'acquiert que par une longue initiation.
Au contraire l'esprit de l'automobiliste se met en situation de « pilote automatique «. Pendant des heures le conducteur suit la route et se laisse vivre au rythme de son véhicule. Le paysage n'est plus qu'une série de cartes postales à peine entrevues. A quelques détails près, chacun y voit la même chose. L'escale dans les « hauts lieux « du tourisme est généralement trop brève. Juste le temps de « recevoir le choc « sans pouvoir le prolonger par une expérience personnelle. Les sensations se multiplient, mais passivement reçues, uniformément perçues.
L'environnement technique n'est plus une aide à la jouissance, mais la jouissance elle-même. [...] Le développement excessif de l'assistance technique étouffe la créativité individuelle au lieu de la stimuler.
On entre ainsi dans un système autoaccéléré. Cédant à la facilité, l'individu perd ses fonctions créatrices et n'est plus qu'un simple récepteur. Faute d'être alimenté en sensations nouvelles, il subit une véritable frustration, et succombe au vertige du vide et de l'ennui. Il n'est même pas possible de s'arrêter à un certain « service de divertissement « : cinéma, télévision, automobile, vacances au bord de la mer par exemple. L'entreprise de divertissement est savamment hiérarchisée. Une fois que l'individu a perdu ses facultés créatrices il se trouve pris au piège. Il est condamné à l'escalade.


François DE CLOSETS, Le Bonheur en plus, 1974.


1. Vous résumerez ce texte en 190 mots (tolérance : 10 % en plus ou en moins). A la fin de votre résumé, vous indiquerez le nombre de mots employés.
2. Vous expliquerez les expressions suivantes :
a) des milliers de bouffons qui travaillent à l'étourdir (1e §);
b) un point de départ et non un itinéraire imposé (fin du 4e §).
3. L'auteur souligne que l'homme moderne est devenu un infirme, un esclave des « bouffons techniques «.
Quelles sont, à votre avis, les conditions pour qu'un être humain participe activement à ses divertissements et ne soit pas qu'un « simple récepteur « ?

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