Devoir de Philosophie

Gandhi, la bonne conscience de l'Inde

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

30 janvier 1948 - Trente-cinq ans après la mort de Gandhi, l'apôtre de la non-violence, la violence-qui n'avait d'ailleurs jamais cessé pendant la vie du Mahatma-continue de faire des victimes dans une Inde qu'il avait voulue unie et qui demeure autant que jamais divisée en Etats, ethnies, religions, castes, langues, classes sociales et partis politiques. Né en 1869 d'une caste de commerçants-Gandhi signifie épicier,-Mohandas Karamchand Gandhi, après des études d'avocat à Londres, était devenu un de ces Indiens anglicisés comme il y en avait beaucoup dans le Raj (l'Empire des Indes). Il avait découvert le classique de la philosophie hindoue, la Bhagavad-Gita, en traduction anglaise, nous dit son biographe Louis Fischer; (1) après son retour en Inde en 1915, il lui faudra de longs mois de voyage pour " découvrir " son pays. Et c'est autant dans les auteurs anglo-saxons-Ruskin (Jusqu'au dernier) pour le respect de la dignité du travail manuel, et Thoreau (la Désobéissance civile) pour la non-violence-que dans ses propres racines culturelles qu'il puisera les fondements de sa philosophie de l'action. Ce syncrétisme, cette combinaison d'éléments occidentaux et indiens feront de Gandhi, au-delà du penseur, un des hommes politiques les plus habiles de ce siècle. Car Gandhi n'a pas été seulement un guru, un avatar brun du Christ, mais l'homme qui sut contraindre l'occupant britannique, inexpugnable, à combattre sur le terrain qu'il avait lui-même choisi, qui sut par son magnétisme créer le lien entre une élite politique riche et anglicisée et une masse paysanne qui se côtoyaient sans se connaître, qui sut utiliser à merveille la presse, l'opinion occidentale, pour parvenir à ses fins. Un objectif à l'origine modéré, mais que l'obstination ou la duplicité des Britanniques ne firent que radicaliser, de l'assimilation à l'autonomie, puis à l'indépendance. L'action politique de Gandhi, le premier à se préoccuper du sort de ses misérables compatriotes-y compris les Intouchables-et qui voulait faire des " Indes " une " Inde " unique, centralisée, homogène dans sa diversité ethnique et religieuse, fut en permanence relayée par la presse anglaise ou américaine, par des amis anglo-saxons qui séjournaient dans son ashram ou partageaient sa tâche. Londres devait aussi se battre contre son opinion publique et celle de ses alliés. D'autant que la non-violence, la désobéissance, étaient des thèmes qui portaient, à un moment où une partie des Britanniques-en particulier les travaillistes-souhaitaient que l'Inde puisse s'administrer elle-même. Des hommes comme Churchill, en revanche, n'avaient rien compris : ne parlait-il pas du " spectacle nauséabond et humiliant de cet ancien avocat, devenu fakir séditieux, gravissant à demi nu les marches du palais du vice-roi pour y négocier à égalité " ? Ne pouvant lutter à armes-de guerre-égales avec les Anglais, Gandhi utilisa le jeûne, la grève, des mouvements spectaculaires, dont le symbolisme ne cachait pas l'impact politique et économique : comme la décision de filer ses propres vêtements, pour réhabiliter une production textile locale ancienne, détruite par les filatures de Newcastle. Ou la fabrication artisanale du sel, monopole d'Etat, comme la gabelle sous l'Ancien Régime. Les arrestations, la répression violente, le seul moyen que connaissaient ses adversaires, ne firent qu'accroître son prestige, et une détermination qui tenait de l'entêtement, voire d'un Gandhi sens théâtral de la provocation, arme des faibles, mais combien payante. Gandhi coopéra, parfois tant bien que mal, avec cette majorité de la classe politique indienne, représentée par le parti du Congrès, cette élite qui, dans la plupart des pays coloniaux, conduisit la lutte pour l'indépendance. Gandhi sut la convaincre d'adopter une ligne populaire, et non violente. Mais ces dirigeants aisés qui se voulaient ses disciples-comme Nehru ou le Sardar Patel-avaient leur propre vision politique et seraient sans doute parvenus à l'indépendance sans Gandhi, par des voies différentes. Leur chemin divergea d'ailleurs à plusieurs reprises, et le Mahatma ne participa pas aux cérémonies de l'indépendance. L'indépendance, la " partition " de l'Empire en une Inde à majorité hindouiste et un Pakistan musulman, fut sans doute le plus douloureux échec de Gandhi. Il ne sut pas éviter les massacres ni la division du pays, due en partie aux rivalités entre politiciens hindous et musulmans. Gandhi mourra assassiné par un fanatique hindou qui l'accusait de trop céder aux musulmans alors qu'il s'était opposé à la partition-voulue par beaucoup d'Anglais-et à Jinnah, et ce quelques mois après les épouvantables massacres religieux qui firent des centaines de milliers de morts. La mort de Gandhi fut considérée comme celle d'un martyr, à l'étranger et par la plupart des Indiens. Mais toute une large fraction de l'opinion, de haute caste ou farouchement hindoue, ne le pleura pas. Au contraire, comme l'écrit Alain Daniélou dans son Histoire de l'Inde (2) " les élites du monde traditionnel hindou le considéraient comme un imposteur et un dangereux politicien ", et sa mort " fut célébrée par des cérémonies d'action de grâces dans beaucoup de villes hindoues ". Aujourd'hui, quasiment déifié, Gandhi est devenu le symbole de la bonne conscience de l'Inde, ou plutôt de ses dirigeants. Pourtant, que reste-t-il de son enseignement? PATRICE DE BEER Le Monde du 24 mars 1983

Liens utiles