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Jules Laforgue : HAMLET OU LES SUITES DE LA PIÉTÉ FILIALE

Publié le 22/02/2012

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De taille moyenne et assez spontanément épanoui, Hamlet porte, pas trop haut, une longue tête enfantine ; cheveux châtains s'avançant en pointe sur un front presque sacré, et retombant, plats et faibles, partagés par une pure raie droite, celer deux mignonnes oreilles de jeune fille ; masque imberbe sans air glabre, d'une pâleur un peu artificielle mais jeune ; deux yeux bleu-gris partout étonnés et candides, tantôt frigides, tantôt réchauffés par les insomnies (fort heureusement, ces yeux romanesquement timides rayonnent en penseurs limpides et sans vase, car Hamlet, avec son air de regarder toujours en dessous comme cherchant à tâter d'invisibles antennes le Réel, ferait plutôt l'effet d'un camaldule que d'un prince héritier du Danemark) ; un nez sensuel ; une bouche ingénue, ordinairement aspirante, mais passant vite du mi-clos amoureux à l'équivoque rictus de gallinacés, et de cette moue dont les coins sont tirés par les boulets de la galère contemporaine au rire irrésistiblement fendu d'un joufflu gamin de quatorze ans ; le menton n'est, hélas ! guère proéminent ! guère volontaire, non plus, l'angle du maxillaire inférieur, sauf aux jours d'ennuis immortels où la mâchoire alors, portant en avant et les yeux par cela même reculant dans l'ombre du front vaincu, tout le masque rentre, vieilli de vingt ans. Il en a trente. Hamlet a les pieds féminins ; ses mains sont solides et un peu tortues et crispées ; il porte une bague à scarabée égyptien d'émail vert à l'index de la main gauche. Il ne s'habille de noir, et s'en va, s'en va, d'une allure traînarde et correcte, correcte et traînarde... D'une allure traînarde et correcte, Hamlet chemine donc devers le cimetière, au crépuscule. Il croise des troupeaux de prolétaires, vieux, femmes et enfants, revenant des bagnes capitalistes quotidiens, voûtés sous leur sordide destinée. " Parbleu ! songe Hamlet, je le sais aussi bien que vous sinon mieux ; l'ordre social existant est un scandale à suffoquer la Nature ! Et moi, je ne suis qu'un parasite féodal. Mais quoi ! Ils sont nés là-dedans, c'est une vieille histoire, ça n'empêche pas leurs lunes de miel, ni leur peur de la mort ; et tout est bien qui n'a pas de fin. ­ Eh oui ! Levez-vous un beau jour ! mais pour qu'alors ça finisse ! Mettez tout à feu et à sang ! Écrasez comme punaises d'insomnies les castes, les religions, les idées, les langues ! Refaites-nous une enfance fraternelle sur la Terre, notre mère à tous, qu'on irait pâturer dans les pays chauds. Dans les Jardins De nos instincts, Allons cueillir De quoi guérir. Oui, va-t'en voir s'ils viennent ! Ils sont trop tyrans domestiques pour cela, et pas encore assez esthétiques et pour longtemps encore trop lâches devant l'Infini.

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