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La confiance introuvable

Publié le 17/01/2022

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15 mars 1998 - Un gouvernement sérieux, moralement convenable, apte au dialogue et conscient des urgences sociales, fort de quelques premiers indices croissance et emploi encourageants : tout semblait indiquer que le comportement électoral du pays en serait affecté, que les Français en tiendraient compte et voteraient, eux aussi, de façon à l'encourager. Mais pour le moment rien n'y fait : le déficit de crédibilité est toujours là, comme en témoigne une abstention record : et, surtout, l'extrême droite continue inexorablement de s'enraciner, notamment dans trois des principales régions que sont l'Ile-de-France, Rhône-Alpes et Provence-Côte-d'Azur. Dans certaines d'entre elles, le mouvement lepéniste devient même le principal parti politique, toutes tendances confondues ! Triste tableau qui pourrait décourager toutes les bonnes volontés... Il faut évidemment espérer le contraire : que majorité "plurielle" autant que droite libérale prennent leurs responsabilités. Il ne s'agit pas ici de faire sien un mot d'ordre "tout va mal" cher à Philippe Séguin, et accepter une quelconque résignation. Mais plutôt de reprendre conscience de la réalité des difficultés que traverse le pays. En neuf mois, les rapports de force n'ont pas changé : nul camp ne saurait prétendre dominer l'autre, ce qui est la marque d'un véritable problème de "gouvernabilité". Difficulté d'autant plus concrète que, dès que les Français sont livrés à eux-mêmes, c'est-à-dire, délivrés du carcan du scrutin majoritaire, dès qu'ils peuvent s'exprimer dans toute leur diversité, ils font la part belle, de plus en plus belle, aux extrêmes : hier exclusivement à l'extrême droite, désormais aussi à une extrême gauche renaissante même si les deux votes ne sont pas de même nature. Tout ne va pas si mal cependant : depuis neuf mois en effet, le maître-mot de l'esprit public est le "rééquilibrage". Les Français ont donc rééquilibré leurs institutions, en imposant la cohabitation; ils viennent de rééquilibrer les régions, dominées sans partage par la droite pratiquement depuis la naissance de ces collectivités, il y a quinze ans, sous l'impulsion de Gaston Defferre. "Equilibre" a d'ailleurs été le maître-mot de l'action de Lionel Jospin : équilibre dans la gestion des questions de société les plus lourdes - nationalité, immigration - comme dans l'approche des problèmes économiques et sociaux, qui s'est traduit par un simple accompagnement de la reprise économique, sans véritable coup de pouce ni réforme de fond. L'équilibre, ou plutôt la neutralisation, a également prévalu à droite où aucune des conséquences attendues de la dissolution-catastrophe n'a vu le jour. Eh bien, pour les uns comme pour les autres, c'est-à-dire pour ceux qu'il est convenu d'appeler les partis de gouvernement, parce qu'ils sont les partis républicains, il est temps de réfléchir sérieusement aux conditions qui permettraient de créer dans le pays une dynamique. A la phase d'installation et de stabilisation, qui lui étaient sans doute nécessaires, le gouvernement doit désormais substituer la recherche de cette dynamique. Il en a les moyens : la gauche, jusqu'à présent, était au pouvoir par accident, celui que le président de la République avait cru bon de provoquer; elle est désormais confortée. Elle était arrivée par effraction; elle est maintenant installée, avec le consentement réaffirmé du pays. Elle devrait donc être, provisoirement au moins, à l'abri d'une tentative de coup de force du chef de l'Etat tendant à abréger la durée de la législature, pouvoir que M. Chirac s'apprête à retrouver formellement dans quelques semaines. L'exercice, nécessaire, n'en sera pas moins particulièrement délicat à définir. Il est rassurant pour Lionel Jospin de constater que, en neuf mois, le pays n'a pas changé d'avis; et n'a donc exprimé à son endroit, malgré un recul de l'ensemble de la gauche, aucun véritable mécontentement. Mais il ne lui a adressé aucun encouragement. En outre, le pays reste puissamment ancré à droite : comme en juin 1997, les droites sont en France, et ce depuis de longues années, nettement majoritaires. Seul, l'interdit qui pèse sur l'extrême droite permet aujourd'hui à la gauche de gouverner, à Paris comme dans une moitié des régions de métropole. Dans ces conditions, "aller plus loin", comme le réclame Robert Hue, serait sans doute un choix hasardeux. En revanche, tenir les engagements pris, au premier rang desquels le recul du chômage, mais aussi le "rééquilibrage" de la charge fiscale entre le travail et le capital, et une incitation plus radicale au renouvellement et à la moralisation de la vie politique paraissent plus indispensables encore. S'il n'y a pas eu de lauriers pour le gouvernement, il y a en revanche beaucoup d'épines pour l'opposition. Celle-ci vit désormais sous la menace pressante d'une extrême droite qui, dans certaines régions, est proche du face à face avec la gauche ! Or, plus que jamais, le pays a besoin que la droite libérale se rénove et se renouvelle. Sans doute pense-t-elle à tort qu'il s'agit pour elle de remédier à des difficultés d'organisation : les uns souhaitent qu'une organisation nouvelle naisse autour du chef de l'Etat, les autres souhaitent se relancer par d'autres moyens. En dehors du problème posé ainsi par et à M. Chirac, la droite échoue parce qu'elle n'a plus de positionnement politique, parce qu'elle est en panne d'idéologie. Son échec renouvelé est largement imputable à une absence d'occupation de l'espace au centre : au fil des ans, la droite libérale, par obsession du FN, s'est radicalisée. Ce calcul dangereux l'a conduite, de facto, à tourner le dos à ses propres valeurs, l'a placée sur la défensive, sans projet, sans motivation. Il est donc urgent qu'elle se range derrière la bannière de ceux qui voudront bien affirmer pour la droite la reconquête de valeurs authentiquement libérales, tournant le dos aux rejets et replis de toute nature prônés par l'extrême droite. Garder, ou retrouver, les mains propres sera pour elle la meilleure assurance d'un renouveau durable, même si elle se trouve privée pour l'heure de quelques unes de ses positions de pouvoir traditionnelles. Plus que jamais, l'art de gouverner, comme celui de s'opposer, est et sera difficile : d'alternance en alternance, aucun gouvernement n'est encore parvenu à rééquilibrer la société elle-même. Celle-ci reste fondamentalement partagée entre d'une part la vulnérabilité, donc l'angoisse d'un nombre croissant de personnes, et d'autre part l'exaspération de ceux à qui il est presque exclusivement demandé de financer le maintien de la cohésion sociale. Il ne peut y avoir de sortie que par le haut, c'est-à-dire d'abord par le retour d'un dynamisme collectif qui justifie, qu'au seuil de l'Europe et de l'euro, une majorité de citoyens reprennent confiance. JEAN-MARIE COLOMBANI Le Monde du 17 mars 1998

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