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La révolte contre les Lumières

Publié le 17/01/2022

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21 avril 2002 La France n'est pas seulement le pays où règne une tradition universaliste et individualiste, bien ancrée dans la Révolution française, rationaliste, démocratique, à facette libérale ou jacobine. La France est aussi un pays qui, comme le reste de l'Europe, dès la fin du XIXe siècle, donne naissance à une tradition politique particulariste et organiciste, où domine souvent une variante locale de nationalisme culturel, parfois - mais pas toujours - à caractère biologique et racial, très proche de la tradition volkisch en Allemagne. Dès la fin du XIXe siècle, cette autre tradition politique lance une attaque globale contre la démocratie libérale, ses fondements philosophiques, ses principes et leur exécution. Ce ne sont pas seulement la théorie des droits naturels et la primauté de l'individu qui sont mises en cause, mais toutes les structures institutionnelles de la République. Cette autre tradition, contrairement à une certaine idée reçue, est loin d'être, dans la France du XXe siècle, une idéologie marginale. Au contraire : son influence sur l'évolution des mentalités est considérable et elle imprègne la société à un degré infiniment plus important que l'on ne voudrait l'admettre. François Mitterrand ne fait pas allusion à autre chose lorsqu'il parle, dans ses réponses à Pierre Péan pour son livre Une jeunesse française, d'" erreurs qui s'expliquent dans l'atmosphère de l'époque ". Écoutons François Dalle, l'ami de jeunesse du président : " A cette époque, on s'interrogeait beaucoup sur le fascisme. Ceux de Mussolini et de Salazar étaient attirants. On croyait que Mussolini n'allait pas suivre Hitler. Nous étions des étudiants bourgeois, catholiques, éloignés de l'argent... On savait déjà que la guerre était perdue, parce que notre armement était aussi nul que le commandement... On était de la chair à canon... On était influencé par Gringoire et Je suis partout, et, sans être antisémite, on pouvait parler à notre sujet d'ostracisme par contamination... " C'est bien l'attrait qu'exercent sur ces jeunes gens les diverses formes de Révolution nationale depuis le fascisme italien jusqu'au salazarisme qui les conduit finalement vers le pétainisme. Leur engagement n'était pas l'effet ou le reflet d'une mode éphémère mais d'une communauté d'idées bien enracinées dans une longue tradition intellectuelle française. En effet, les principes essentiels de la Révolution nationale sont déjà inscrits dans la Réforme intellectuelle et morale de la France d'Ernest Renan, ouvrage publié après la défaite de 1870, mais pensé et déjà formulé dans ses grandes lignes en 1869. " Il est probable, écrit Renan, que le XIXe siècle sera (...) considéré dans l'histoire de la France comme l'expiation de la Révolution. " Voilà pourquoi Sedan prend les dimensions d'une défaite subie non pas par une politique hasardeuse ou une armée incompétente mais par une culture politique fondée sur une " conception égalitaire de la société ", sur la primauté de l'individu par rapport à l'Etat, sur une vision hédoniste, utilitaire et anti-élitiste des rapports entre l'individu et la communauté. Le mot-code qui couvre, de Sedan jusqu'à Vichy, cette révolte contre l'héritage de 1789 est " le matérialisme ". Le matérialisme est ce que Renan appelle " le mal de la France " : le libéralisme, le socialisme et la démocratie sont des formes de matérialisme, auxquelles on oppose tout au long des soixante-dix ans qui précèdent la chute de la IIIe République la primauté de la communauté et de l'Etat, le sens du sacrifice et de l'obéissance, une volonté tenace d'affirmer l'unité nationale en épurant le corps de la nation d'apports étrangers. La critique obsessionnelle dont fait l'objet la démocratie en France explose pour la première fois dans le boulangisme et l'affaire Dreyfus. La Grande Guerre constitue une période de répit mais, pour cette école de pensée qu'illustrent non seulement un Maurras mais surtout un Barrès tant prisé par François Mitterrand, la nation a gagné la guerre non pas grâce à la démocratie, mais en dépit de la démocratie. Dans les années 30, la révolte culturelle contre la démocratie reprend de plus belle : la virulence des attaques dont fait l'objet la République ne le cède guère aux campagnes déclenchées contre la démocratie ailleurs en Europe. C'est la démocratie veule et matérialiste qui est à l'origine de la décadence française, c'est l'esprit bourgeois qui vide la nation de sa substance vitale, c'est l'égoïsme prolétarien qui livre le pays à l'ennemi. Dès le début du siècle monte la volonté d'instaurer une civilisation de moines et de soldats, une civilisation héroïque qui puisse remplacer le jour venu la médiocrité libérale et le matérialisme marxiste. Vient la nouvelle défaite de 1940, et l'effet d'accumulation de cette révolte culturelle se fait pleinement sentir. La dénonciation permanente de la décadence de la France rendue inévitable par le système issu de la Révolution explose en 1940 avec une force peu commune et rend naturelle la solution de rechange que propose le Maréchal. La Révolution nationale n'est guère compréhensible autrement que sur cet arrière-plan idéologique. C'est ainsi que, pour Emmanuel Mounier, figure de proue et vivant symbole de la nouvelle gauche issue de la Résistance, vichyssois comme Mitterrand et comme lui héros du combat contre l'ennemi, la chute de la France ne signifie rien de moins que la défaite d'une " certaine forme de civilisation occidentale ". En ce cas précis, Mounier, comme Renan, montre du doigt le " matérialisme ", les principes de 89, la démocratie qui ne cessent de détruire le corps et l'âme de la nation.

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