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Le « miracle » argentin a viré à la faillite

Publié le 17/01/2022

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3 février 2002 C'ÉTAIT à la mi-octobre, en 1998, à Paris. Un conseiller de l'ambassade de la république d'Argentine en France expliquait, amical, fatigué et consterné, à l'un de ses interlocuteurs réguliers de la presse française que tous les crédits de fonctionnement de l'ambassade étaient épuisés. « Nous sommes à sec. N'en dites rien, je vous prie. Nous ne pouvons plus rien entreprendre et nous avons gelé tous nos projets. Nous ne savons plus ce que nous pouvons entreprendre et pourtant nous devons préparer la visite », disait-il, accablé. La visite en question n'était autre que celle du président argentin Carlos Menem, élu en 1989, réélu en 1995, et père jusqu'en 1999 de ce qui se nommait encore il y a quelques semaines, pour certains « le miracle argentin ». Il doutait, alors, affreusement, ce conseiller de l'ambassade de la République d'Argentine à Paris, loin de toute élocution diplomatique et atterré par la réalité de la situation de son pays et par l'immensité de sa tâche. Il s'interrogeait, négligemment, sur l'éventualité du non- versement de son salaire et de ses indemnités ; et il confiait, incidemment, sa décision de rentrer au plus vite en Argentine pour ne plus vivre cette horreur d'avoir à dire et à exposer à tous ses interlocuteurs le contraire de ce qu'il savait, comme s'il ne supportait plus d'être condamné à vendre les vestiges d'un rêve dont il savait, lui, qu'il ne subsisterait bientôt plus rien. Quelques heures plus tard, les 14 et 15 octobre 1998, commençait, dans un registre strass et paillettes que seul Carlos Menem savait si bien ordonner, une visite officielle à Paris du président argentin où rien de la crise en gestation ne fut évoqué. Alors que l'Argentine avait déjà plongé inexorablement dans les limbes du chaos où elle a sombré le 20 décembre avec la fuite en hélicoptère du président radical Fernando de la Rua élu en 1999, Carlos Menem, lui, en rajoutait avec son talent de bateleur. Sans être ni contredit ni démenti, mais avec l'assurance des grands hommes politiques qui vivent intensément les vérités qu'ils énoncent et que seuls le futur et l'histoire se permettent de classer éventuellement au vestiaire du mensonge. Il a vanté le nouveau modèle économique, la modernisation du pays, l'ouverture des marchés dans son pays. Le président argentin assurait à tous avec succès, et en particulier aux responsables du patronat français, qu'ils avaient fait le bon choix en investissant dans ce pays « si loin, mais si proche, cette porte d'entrée de l'Amérique latine », l'Argentine. Et il les invitait, sous des applaudissements nourris, à pousser plus loin encore leur désir « de nouveau monde ». Son argument préféré était d'énoncer une vérité aussi avérée que déloyale selon laquelle l'Argentine « satisfait aux critères de Maastricht » et en particulier à celui qui impose que la dette d'un pays européen désireux de faire partie de l'Union monétaire soit inférieure à 60 % de son PIB. Oui, l'Argentine respectait cette norme, et sa dette (150 milliards de dollars à la fin de l'année 2001) n'a jamais franchi ce seuil. Son volume n'est en rien la cause de ses malheurs actuels. Et pourtant, en décembre, elle a proclamé, à bout de souffle, sa faillite et annoncé un moratoire de sa dette qui plonge les Argentins, les entreprises étrangères et les instances financières internationales dans la plus grande expectative. Dès son élection, par le Congrès le 1er janvier, le nouveau président argentin Eduardo Duhalde a mis fin à l'illusion. L'Etat argentin « n'a plus un peso » pour faire face au paiement de ses obligations, des salaires et des retraites, a-t-il déclaré devant le Congrès. L'Argentine « est ruinée », a-t-il lancé aux sénateurs et députés qui venaient de l'élire pour un mandat de transition de deux ans. Le modèle économique et social de l'Argentine, « dans son agonie, a tout détruit », a-t-il poursuivi pour éradiquer les derniers espoirs d'éventuels irréductibles, annonçant une dévaluation de la monnaie nationale, le peso, c'est-à-dire la fin d'une décennie et d'une époque au cours de laquelle le pays est sorti de l'hyperinflation de la fin des années 1980 et s'est reconstruit. Pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté, Eduardo Duhalde dénoncera les dirigeants « ineptes et corrompus » qui ont conduit le pays à la faillite. Non, ce n'est pas le volume de la dette qui a provoqué la catastrophe, mais un système. Si, à PIB équivalent, cette dette est deux fois supérieure à celle du Mexique (75 milliards de dollars), comparée à celle de la France, elle représente, toujours en référence au PIB, la même proportion. En revanche, le service de cette dette grève 20 % des dépenses de l'Etat argentin, contre 8 % pour la France. Et tout est à l'avenant : l'Argentine est restée un pays agricole qui exporte peu, trois fois moins par habitant que le voisin chilien, et ce qu'elle exporte comporte peu de produits manufacturés. Malgré l'ouverture de son marché et la politique néolibérale conduite au pas de charge au cours des dix dernières années, l'Argentine est demeurée un pays peu ouvert : ses exportations ne pèsent que 10 % dans le PIB, contre 30 % pour le Mexique par exemple. Eduardo Duhalde a lancé un appel à la nation et invité le pays à se mobiliser pour « éviter l'effondrement qui [nous] met au bord de l'anarchie et de la violence fratricide. » Il a dit ce que personne jusque-là n'avait osé avancer dénonçant la pauvreté qui a atteint « des proportions extrêmes ». Il est allé encore plus loin dans la démolition du rêve qui a envoûté les habitants de ce pays qui, il y a encore peu, avait le plus haut revenu par habitant (7 500 dollars) de toute l'Amérique latine et possédait une véritable classe moyenne. « Un cycle d'illusions argentines s'est refermé de façon scandaleuse et jusqu'à dangereuse » avec la crise, a annoncé Eduardo Duhalde à ses compatriotes. Après presque quatre années de récession, 18,3 % des Argentins sont au chômage, alors que 40 % vivent dans l'économie informelle, et le pays compte 14 millions de pauvres sur une population de 37 millions d'habitants. ALAIN ABELLARD Le Monde du 21 janvier 2002

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