Devoir de Philosophie

Le secret du général Aussaresses

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

23 novembre 2000 IL est plus facile de dire ce que le général Aussaresses n'est pas plutôt que ce qu'il est. Il n'est ni d'extrême droite, ni pervers, ni réellement cynique. Ce n'est pas non plus un revanchard qui tenterait de régler des comptes en mettant en lumière l'accablante responsabilité du gouvernement socialiste de Guy Mollet pendant la bataille d'Alger. Alors, qui est-il ? « Une énigme », avoue un membre de sa famille pour qui « il a toujours été ainsi ». Est-il un roc d'indifférence, ou simplement maître de lui au plus haut point ? Difficile de le savoir. Il y a du Meursault, chez Paul Aussaresses, un côté Etranger de Camus, indéchiffrable. Celui qui fut le chef des services de renseignement en 1957, à Alger, n'a pas décidé, un jour de l'an 2000, de passer aux aveux. Il y est venu en plusieurs étapes, sans avoir planifié sa démarche, et jamais, au grand jamais, il n'aurait imaginé que ses révélations créeraient une pareille tempête. Il n'avait pas non plus mesuré les conséquences que ses déclarations entraîneraient pour lui et pour les siens... A quatre-vingt-deux ans, avait-il besoin de soulager sa conscience ? En aucun cas. L'explication est infiniment plus simple : quand l'occasion de parler s'est présentée, il l'a saisie, et il y a pris goût. Paul Aussaresses, homme d'action, ne se pose pas de questions existentielles et sans doute ne s'en est-il jamais posé. Il se soucie peu de la vie, de la sienne comme de celle des autres. La vieillesse, en revanche, il la subit comme un naufrage. Un cancer le ronge, mais ce n'est rien en comparaison d'une autre épreuve physique et morale : la perte de son oeil gauche. Blessé lors d'une mission pendant la seconde guerre mondiale - une version infirmée par son entourage -, cet oeil l'a toujours fait souffrir. Il a fallu procéder à son ablation, il y a trois ans, à la suite d'une opération de la cataracte ayant échoué. Paradoxe d'un homme prêt à tout, y compris à mourir sous la torture : le vieux général souffre profondément de cette infirmité. C'est en juillet 2000, peu après les « regrets » du général Massu à propos de la torture en Algérie, qu'il sort de l'ombre pour la première fois. Le Journal du dimanche lui ouvre ses colonnes. L'interview passe inaperçue, et pourtant, on y apprend un certain nombre de choses sur les pratiques de l'armée française dans les années 1950, ainsi que sur la complicité du pouvoir civil de l'époque. En octobre suivant, Aussaresses est invité par Le Monde à prolonger cet entretien. Il accepte. Informelle, la conversation s'étalera sur un mois et demi, à raison d'une rencontre par semaine en moyenne. Des notes sont prises, mais l'interviewé sait qu'il pourra revenir sur ses propos. Parce qu'il se trouve une oreille pour l'écouter, et uniquement pour cette raison, le vieux général livre ses souvenirs. Ces entretiens rompent la monotonie de sa vie quotidienne, lui permettent de ressusciter les moments les plus forts de sa jeunesse et de sa carrière. Sur son action au sein des forces spéciales interalliées pendant la deuxième guerre mondiale ainsi que sur la création du 11e choc (le bras armé des services secrets), sa fierté, il est intarissable. Lui qui a inspiré tant de romanciers (Robert Escarpit, Jean Lartéguy, Yves Courrière - qui a fait son portrait sous le nom de « commandant O » sans l'avoir jamais rencontré - Cécil Saint-Laurent...) ne cherche pas à se présenter en héros. Ce n'est pas tant son personnage qu'il met en scène qu'une époque et une communauté d'hommes soudés pour le meilleur et pour le pire. L'ancien résistant, devenu gaulliste par un hasard de l'histoire, puis un as des renseignements, dispose d'une excellente mémoire - il parle couramment six langues - et ne s'encombre pas, pour raconter les choses, de précautions inutiles. Il apparaît peu à peu qu'il n'a que deux références dans la vie : le patriotisme et le courage, la seconde qualité découlant à ses yeux de la première. Tout le reste lui paraît vain. La justice ? Une perte de temps. La religion ? Une faiblesse. L'éthique ? Connais pas. Il n'y a pas de règle qui tienne pour cet homme, adepte du baisemain mais habitué depuis toujours à transgresser les lois. La politique ? Il l'a « en horreur. » Après de Gaulle, sa vie de barbouze l'a entraîné dans le sillage de Jaques Foccart et dans des eaux encore plus troubles, comme celles du mercenaire Bob Denard, ce qui ne l'a pas empêché de se sentir proche d'hommes à l'opposé de lui, Gaston Defferre par exemple. Son épouse, plusieurs fois médaillée pour son rôle dans la Résistance, a fait partie du fameux réseau Brutus de l'ancien maire de Marseille. Elle n'a jamais rompu les liens avec lui. En dépit d'un langage assez sommaire - le monde se divise en deux catégories, les « cons » et les autres -, l'homme est extrêmement cultivé. Brillant latiniste et helléniste, ancien khâgneux, il a beaucoup lu, aime par-dessus tout Fournier et Baudelaire, mais aussi Virgile, Racine... et Charles Péguy. Lui, l'agnostique, qui se dit « sans regrets ni remords », ne voit pas de contradiction à réciter avec bonheur la première strophe de la « Prière à Notre Dame » de Péguy : « Pourquoi, ô Notre Dame Quand il fallut s'asseoir à la Croix des deux Routes Et choisir le regret d'avec le remords Quand il fallut s'asseoir au coin des doubles sorts Et fixer le regard sur la clef des deux voûtes... » De l'Algérie, il parle peu, comme si cet épisode n'était pas au nombre des plus marquants de sa vie. Si on insiste, il s'incline, mais presque pour se montrer aimable. Des nombreuses anecdotes qu'il raconte, un certain nombre de figures émergent au fil des jours : le général Massu qu'il « aime beaucoup mais qui était emmerdant ». Godard, le second de Massu, un homme qui « ricanait et ne pouvait pas me voir », ni lui ni le lieutenant-colonel Trinquier, « parce qu'on ne sortait pas de Saint-Cyr ». Jean-Marie Le Pen, « irréprochable quand il était en service, mais qui me posait de sacrés problèmes le reste du temps car il avait souvent un coup dans le nez, et alors il cherchait la bagarre ». Le lieutenant Charbonnier [assassin présumé de Maurice Audin], « un couillon ». Le capitaine Grazziani [tortionnaire en chef de Louisette Ighilahriz] « un type très sympa, mais à qui il fallait serrer la vis ». De Bollardière, le militant anti-torture, « un homme adorable, beau comme un dieu, mais qui s'est fait monter la tête par Servan-Schreiber, une sacrée ficelle celui-là ». Et encore Paul Teitgen, le secrétaire général à la préfecture, qu'il tient pour quantité négligeable et qu'il se targue d'avoir « roulé dans la farine » en lui faisant avaliser des assignations à résidence, synonymes de condamnations à mort. Et Robert Lacoste, le ministre résident en Algérie, qui était « parfaitement au courant » de toutes ces pratiques. Ou encore Max Lejeune, le secrétaire d'Etat aux forces armées, le premier à recommander l'exécution des prisonniers encombrants quand il lui arrivait de passer à Alger. Si le général Aussaresses donne toutes ces précisions, c'est à la demande, jamais pour se décharger de ses responsabilités, ni pour torpiller les socialistes. « Le pouvoir civil connaissait nos méthodes et les approuvait, mais cela ne veut pas dire qu'il nous y contraignait », souligne-t-il régulièrement. UN jour, il révèle avoir été meurtri par le général Massu. L'incident date du début des années 1990. Aussaresses est candidat à la présidence de l'Union nationale des parachutistes. Son ancien patron ne lui cache pas qu'il n'a pas l'intention de lui donner sa voix. « Vous en avez rajouté » [en Algérie], lui reproche Jacques Massu, dans une claire allusion à ses activités pendant la bataille d'Alger. « Je n'ai fait qu'obéir à vos ordres, je ne vous ai jamais doublé ! », riposte Paul Aussaresses, blessé. Quelques jours après avoir relaté cet épisode, il admet que ses méthodes ont été pour le moins expéditives en Algérie, à Philippeville d'abord, dans la capitale ensuite. Il avoue avoir tué de sang-froid « un certain nombre » de prisonniers algériens. Combien ? Son oeil droit se met à cligner violemment, signe de son émotion ou de son embarras. « Je ne me souviens pas », affirme-t-il avant de se lever, mettant ainsi fin à l'entretien. Huit jours plus tard, la question lui est une nouvelle fois posée. « Vraiment, vous ne vous souvenez pas du nombre de personnes que vous avez tuées ? » La paupière bat de nouveau, et puis soudain, il lâche : « Si, vingt-quatre. » L'interview sort dans Le Monde du 23 novembre et fait scandale. Paul Aussaresses va-t- il se rétracter ou réitérer ses aveux ? Il les réitère, en direct à Europe 1 et sur le plateau de France 2, devant un Claude Sérillon médusé. Il faut dire que le vieux général est sans nul doute assailli par le trac, et d'autant plus tétanisé qu'on l'a prié de « faire court », comme toujours en radio et en télévision. Enfin et surtout, il verbalise difficilement sa pensée et va du coup s'enfermer dans un rôle - celui du monstre - dont il ne tentera jamais de sortir. Le film que lui a consacré Pierre-André Boutang en est une illustration éloquente. Paul Aussaresses réapparaît au Monde mi-avril 2001, prévenant qu'il va publier un livre de souvenirs sur l'Algérie. L'a-t-il écrit lui-même ? Non. L'ouvrage comporte-t-il des révélations ? Oui, deux en particulier : les circonstances de la mort de Larbi Ben M'Hidi, chef du FLN pour l'Algérois en 1957, et celle d'Ali Boumendjel, avocat engagé aux côtés des indépendantistes. L'un et l'autre ne se sont pas suicidés, révèle le vieux général, « c'est moi qui ai donné l'ordre de les exécuter ». Stupeur. Six mois plus tôt, le manuscrit qu'il avait apporté au journal, ramassis de récits de bric et de broc, était vide de toute information, inexploitable. Les épreuves de l'ouvrage arrivent un peu plus tard, prouvant qu'il a dit vrai. Le style du livre ( Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Perrin) n'est pas le sien, et, de toute évidence, les quelques professions de foi qui y figurent, l'avant-propos notamment, ne sont pas de sa main. Peu importe : les révélations sont bien les siennes. Personne ne peut avoir inventé toutes ces précisions, terrifiantes. En ce qui concerne Ben M'Hidi, lui a-t-il réellement passé la corde autour du cou, comme on le laisse entendre dans l'ouvrage ? Non, mais « cela revient au même. J'en ai donné l'ordre. J'assume ». Comment imagine-t-il que les familles Ben M'Hidi et Boumendjel vont accueillir ces aveux ? Réalise-t-il qu'il va plonger les siens dans le désespoir ? Qu'il sera sans doute poursuivi pour crimes de guerre ou crimes contre l'humanité ? Il évacue chaque question d'un haussement d'épaule, inconscient du danger aujourd'hui comme hier, décidé à tout assumer, le vrai comme le faux. Loin de lui le souci d'éclairer un pan méconnu de l'Histoire. La guerre d'Algérie, il s'en moque. Est-il suicidaire ? Il sourit : « Je ne le crois pas. » Alors, désespéré ? « Vous m'embellissez ! », répond-il, la voix neutre. Que se passe-t-il au fond de cet esprit tourmenté ? A quelle époque, et pourquoi, cet homme s'est-il brisé ? Est-il encore capable de sentiments ? Il l'est. Son visage s'éclaire quand il prononce un nom, celui d'une femme rencontrée il y a deux ans et aussitôt idéalisée : Christine Deviers-Joncour. Engluée dans le dossier Elf, l'ancienne compagne de Roland Dumas était entrée en contact avec lui par l'intermédiaire d'un ami commun. Elle espérait obtenir des renseignements qui lui permettraient de retrouver Alfred Sirven. Paul Aussaresses fut immédiatement fasciné par cette femme de trente ans sa cadette. Il en fit son égérie, sa muse. Mais Christine Deviers-Joncour allait le traiter tantôt avec intérêt, tantôt avec désinvolture, à son grand désespoir. Que faire pour l'éblouir et retenir son attention ? Parler, occuper une place dans les médias, publier un livre ? Qui sait, elle serait peut-être fière de lui ! Sans mesurer les risques, le vieux général décida de se lancer dans l'aventure.

« Quand il fallut s'asseoir à la Croix des deux Routes Et choisir le regret d'avec le remords Quand il fallut s'asseoir au coin des doubles sorts Et fixer le regard sur la clef des deux voûtes...

» De l'Algérie, il parle peu, comme si cet épisode n'était pas au nombre des plus marquants de sa vie.

Si on insiste, il s'incline,mais presque pour se montrer aimable.

Des nombreuses anecdotes qu'il raconte, un certain nombre de figures émergent au fil desjours : le général Massu qu'il « aime beaucoup mais qui était emmerdant ».

Godard, le second de Massu, un homme qui « ricanaitet ne pouvait pas me voir », ni lui ni le lieutenant-colonel Trinquier, « parce qu'on ne sortait pas de Saint-Cyr ».

Jean-Marie LePen, « irréprochable quand il était en service, mais qui me posait de sacrés problèmes le reste du temps car il avait souvent uncoup dans le nez, et alors il cherchait la bagarre ».

Le lieutenant Charbonnier [assassin présumé de Maurice Audin], « un couillon».

Le capitaine Grazziani [tortionnaire en chef de Louisette Ighilahriz] « un type très sympa, mais à qui il fallait serrer la vis ».

DeBollardière, le militant anti-torture, « un homme adorable, beau comme un dieu, mais qui s'est fait monter la tête par Servan-Schreiber, une sacrée ficelle celui-là ». Et encore Paul Teitgen, le secrétaire général à la préfecture, qu'il tient pour quantité négligeable et qu'il se targue d'avoir « roulédans la farine » en lui faisant avaliser des assignations à résidence, synonymes de condamnations à mort.

Et Robert Lacoste, leministre résident en Algérie, qui était « parfaitement au courant » de toutes ces pratiques.

Ou encore Max Lejeune, le secrétaired'Etat aux forces armées, le premier à recommander l'exécution des prisonniers encombrants quand il lui arrivait de passer àAlger.

Si le général Aussaresses donne toutes ces précisions, c'est à la demande, jamais pour se décharger de sesresponsabilités, ni pour torpiller les socialistes.

« Le pouvoir civil connaissait nos méthodes et les approuvait, mais cela ne veutpas dire qu'il nous y contraignait », souligne-t-il régulièrement. UN jour, il révèle avoir été meurtri par le général Massu.

L'incident date du début des années 1990.

Aussaresses est candidat àla présidence de l'Union nationale des parachutistes.

Son ancien patron ne lui cache pas qu'il n'a pas l'intention de lui donner savoix.

« Vous en avez rajouté » [en Algérie], lui reproche Jacques Massu, dans une claire allusion à ses activités pendant la batailled'Alger.

« Je n'ai fait qu'obéir à vos ordres, je ne vous ai jamais doublé ! », riposte Paul Aussaresses, blessé. Quelques jours après avoir relaté cet épisode, il admet que ses méthodes ont été pour le moins expéditives en Algérie, àPhilippeville d'abord, dans la capitale ensuite.

Il avoue avoir tué de sang-froid « un certain nombre » de prisonniers algériens.Combien ? Son oeil droit se met à cligner violemment, signe de son émotion ou de son embarras.

« Je ne me souviens pas »,affirme-t-il avant de se lever, mettant ainsi fin à l'entretien.

Huit jours plus tard, la question lui est une nouvelle fois posée.

«Vraiment, vous ne vous souvenez pas du nombre de personnes que vous avez tuées ? » La paupière bat de nouveau, et puissoudain, il lâche : « Si, vingt-quatre.

» L'interview sort dans Le Monde du 23 novembre et fait scandale.

Paul Aussaresses va-t- il se rétracter ou réitérer ses aveux ?Il les réitère, en direct à Europe 1 et sur le plateau de France 2, devant un Claude Sérillon médusé.

Il faut dire que le vieuxgénéral est sans nul doute assailli par le trac, et d'autant plus tétanisé qu'on l'a prié de « faire court », comme toujours en radio eten télévision.

Enfin et surtout, il verbalise difficilement sa pensée et va du coup s'enfermer dans un rôle - celui du monstre - dont ilne tentera jamais de sortir.

Le film que lui a consacré Pierre-André Boutang en est une illustration éloquente. Paul Aussaresses réapparaît au Monde mi-avril 2001, prévenant qu'il va publier un livre de souvenirs sur l'Algérie.

L'a-t-il écritlui-même ? Non.

L'ouvrage comporte-t-il des révélations ? Oui, deux en particulier : les circonstances de la mort de Larbi BenM'Hidi, chef du FLN pour l'Algérois en 1957, et celle d'Ali Boumendjel, avocat engagé aux côtés des indépendantistes.

L'un etl'autre ne se sont pas suicidés, révèle le vieux général, « c'est moi qui ai donné l'ordre de les exécuter ».

Stupeur.

Six mois plustôt, le manuscrit qu'il avait apporté au journal, ramassis de récits de bric et de broc, était vide de toute information, inexploitable. Les épreuves de l'ouvrage arrivent un peu plus tard, prouvant qu'il a dit vrai.

Le style du livre ( Services spéciaux, Algérie1955-1957, Perrin) n'est pas le sien, et, de toute évidence, les quelques professions de foi qui y figurent, l'avant-proposnotamment, ne sont pas de sa main.

Peu importe : les révélations sont bien les siennes.

Personne ne peut avoir inventé toutes cesprécisions, terrifiantes.

En ce qui concerne Ben M'Hidi, lui a-t-il réellement passé la corde autour du cou, comme on le laisseentendre dans l'ouvrage ? Non, mais « cela revient au même.

J'en ai donné l'ordre.

J'assume ». Comment imagine-t-il que les familles Ben M'Hidi et Boumendjel vont accueillir ces aveux ? Réalise-t-il qu'il va plonger lessiens dans le désespoir ? Qu'il sera sans doute poursuivi pour crimes de guerre ou crimes contre l'humanité ? Il évacue chaque. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles