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L'embargo en question

Publié le 17/01/2022

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question
20 février 1998 - La communauté internationale osera-t-elle encore, après l'expérience irakienne, recourir à l'embargo économique contre quiconque ? Si les Nations unies n'en sont pas au point de renoncer à ce moyen de coercition que leur confère la Charte, la tension avec Bagdad a fortement relancé les interrogations sur l'efficacité de l'arme économique et sur sa légitimité. Démonstration est faite, dans le cas de l'Irak, que l'embargo, en sept années, n'a toujours pas atteint l'objectif qui lui avait été assigné par la résolution 687 de l'ONU : obliger Saddam Hussein à éliminer, sous contrôle international, toutes ses armes de destruction massive. Jamais, en outre, les sanctions économiques n'ont autant qu'aujourd'hui été perçues comme iniques et cyniques, faisant peser exclusivement sur une population déjà victime de son tyran une punition qui ne devrait viser que lui. Enfin, la fonction propre de tous les embargos, à savoir éviter le recours à la force, est battue en brèche dans le cas irakien par la menace d'intervention militaire de nouveau brandie par les Etats-Unis. Le fiasco à ce stade paraît total. L'expérience irakienne marquera-t-elle un tournant ? Le contraste, en tout cas, est frappant entre la perception que l'on avait de l'embargo en d'autres temps quand les gauches européennes le réclamaient contre Pinochet, quand on clouait au pilori quiconque refusait de l'imposer au régime d'apartheid de Pretoria et la réprobation, la haine dans certains cas, que suscitent aujourd'hui les sanctions appliquées à l'Irak. Beaucoup en viennent à s'interroger sur le principe même des embargos : y en a-t-il jamais eu de réussis ? L'Afrique du Sud est parfois citée comme exemple de succès; mais l'embargo n'y fut jamais total, il n'est entré que pour une part modeste dans la défaite de l'apartheid, et il continue de pénaliser les pays qui l'ont appliqué, en retard dans leur implantation économique en Afrique du Sud. On cite aussi l'ex-Yougoslavie : l'embargo ne fut pas en mesure à lui seul d'arrêter la guerre que menaient les Serbes dans deux Républiques voisines; en revanche, dès lors que les Serbes eurent subi de graves revers militaires en Croatie et en Bosnie, la perspective de la levée de l'embargo devint incontestablement l'indispensable outil aux mains de la communauté internationale pour convertir Milosevic au plan de paix. L'embargo imposé à Haïti pendant près de deux ans (1991-1993) a eu de très lourdes conséquences humanitaires et économiques; ce n'est pas lui qui a permis le retour du Père Aristide au pouvoir. D'autres embargos, toujours en vigueur aujourd'hui, sont aussi peu probants que celui qui frappe Bagdad : il y a près de quarante ans, par exemple, que Fidel Castro résiste à cette mesure (unilatérale) que les Etats-Unis infligent à son pays; les sanctions imposées depuis juillet 1996 au Burundi par les Etats voisins ont des effets tragiques sur la population de ce pays sans paraître inquiéter le major Buyoya. Des effets pervers Les organisations humanitaires de terrain ne cessent, depuis plusieurs années, de sonner l'alarme. En France, celles qui sont représentées à la Commission nationale consultative des droits de l'homme, placée auprès du premier ministre, ont publié le mois dernier un texte qui, sans condamner le principe de l'embargo, alerte les autorités sur ses dangers et ses effets pervers. De nombreux responsables politiques éprouvent aujourd'hui un profond malaise devant le recours à une arme économique que, d'évidence, la communauté internationale ne sait pas manier. Certains se cherchent une doctrine, tel le ministre français des affaires étrangères, Hubert Védrine, qui vient de demander à cette fin une étude à ses services. Recevant, la semaine dernière, à l'Elysée le président du CICR, Cornelio Sommaruga, Jacques Chirac a convenu avec lui de l'inutilité de sanctions économiques, "catastrophiques pour la population civile", pour résoudre des crises comme celle de l'Irak. Même aux Etats-Unis, champions en la matière, qui jouent depuis toujours de l'arme commerciale et ont édicté des sanctions économiques à des degrés divers contre pas moins d'une quarantaine de pays au cours des quatre dernières années, une critique commence à poindre qui met en évidence l'inefficacité de cette pratique unilatérale tous azimuts et ses inconvénients pour l'économie américaine. En ce qui concerne l'Irak, l'administration américaine vient tout juste d'intégrer dans son discours officiel la préoccupation humanitaire en se ralliant à la proposition faite par le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, d'augmenter les dérogations prévues par la résolution 986 pour atténuer les effets de l'embargo sur la population. C'est nouveau car, jusque-là, les Américains se contentaient de renvoyer la charge sur Saddam Hussein : il a, disaient-ils en substance, la possibilité d'épargner ces souffrances à son peuple. L'affirmation n'est pas fausse : le problème est qu'elle s'est révélée totalement inopérante. Saddam Hussein a effectivement, depuis le début, le moyen d'obtenir la levée des sanctions en respectant les termes du cessez-le-feu de 1991. Dès le début, il s'est opposé aux dérogations à l'embargo prévues à des fins humanitaires par la résolution 706 d'août 1991, au motif que les modalités de mise en oeuvre portaient atteinte à sa souveraineté. Il a fallu attendre la résolution 986 d'août 1995, qui ménageait un peu plus son orgueil national et doublait le volume de la dérogation précédente, pour qu'il accepte plus ou moins la transaction. Déjà une partie de l'opinion internationale, à juste titre alarmée par le calvaire qu'infligeait l'embargo aux Irakiens, avait basculé : la résolution 986, dite "pétrole contre nourriture", fut largement perçue comme l'illustration du cynisme des grandes puissances, s'arrogeant le droit de distiller au compte-gouttes aux malheureux Irakiens de quoi ne pas tous mourir de faim tout de suite. Une situation impossible L'incurie de la bureaucratie onusienne, les lenteurs du comité des sanctions chargé d'examiner les demandes formulées par l'Irak au titre de la résolution 986, débordé par leur nombre, l'insuffisance des volumes prévus, s'ajoutant au jeu pervers du régime irakien, ont fait le reste. Des travailleurs humanitaires indignés racontent les retards infinis mis par le comité des sanctions de l'ONU à autoriser telle livraison de produits alimentaires, qui arrive finalement aux trois quarts pourrie. D'autres, témoignant du côté du comité des sanctions, racontent qu'un jour l'Irak demande des pneus "pour ambulances" destinés en fait aux véhicules militaires, qu'un autre jour il réclame un produit anesthésique pour les femmes devant subir des césariennes en quantité telle qu'on s'étonne à New York et qu'on finit par découvrir qu'il s'agit d'un produit précurseur pour la fabrication d'armes chimiques. Le comité des sanctions refuse; le lendemain, la presse irakienne titre que l'ONU assassine les femmes enceintes... La détresse de la population est devenue, à l'intérieur comme à l'extérieur, le meilleur argument de propagande du régime irakien. Il n'a pas intérêt, il l'a montré ces jours derniers encore, en faisant la fine bouche devant la proposition de Kofi Annan à ce que l'embargo devienne supportable pour la population de son pays. Tel est souvent l'effet de l'embargo si les dérogations humanitaires qu'il prévoit forcément (le droit international ne permet évidemment pas aux Nations unies d'affamer une population) ne sont pas correctement mises en oeuvre. Quand bien même elles le sont et que les biens de première nécessité sont garantis aux civils, le décret extérieur, qui frappe néanmoins injustement les populations, et la mise sous tutelle qu'on paraît vouloir imposer à leur pays peuvent n'avoir pour effet on l'a vu à Cuba pendant longtemps, on l'a vu en Serbie que d'exacerber le sentiment nationaliste et de renforcer le dictateur qui dénonce l'odieux diktat de l'étranger. Quant aux organisations humanitaires, elles se trouvent dans une situation impossible : otages du dictateur, qui exploite leurs arguments, obligées de s'en faire les avocats. Une autre cause d'échec assuré de l'embargo est que celui qui l'édicte n'en respecte pas les termes. Force est de constater que les Américains, à cet égard, n'ont pas toujours joué le jeu avec l'Irak. La pression ne s'exerce que si les termes du contrat imposé sont clairs : tu désarmes, je lève les sanctions. Or les Américains les ont brouillés, en donnant à plusieurs reprises l'impression que l'embargo avait pour but d'éliminer Saddam Hussein et qu'il ne serait pas levé à moins. Les responsables français ont fortement insisté auprès de Washington sur cet aspect des choses lors de la précédente crise, en novembre. Les Français ont été, semble-t-il, entendus. Mais bien tard, comme vient bien tard aussi le revirement "humanitaire" des Américains. Est-ce à dire que l'on n'aurait pas dû imposer d'embargo à l'Irak en 1991 ? La mesure, à l'époque, faisait l'unanimité ou presque : on estima que c'était le seul moyen non militaire assez puissant pour en finir avec la dangerosité de Saddam Hussein; une partie de l'objectif a d'ailleurs été atteinte. Mais tout semble aujourd'hui remis en cause, et le prix déjà payé par la population irakienne est gigantesque. Les Nations unies ne peuvent pas renoncer aux sanctions économiques, faute desquelles elles n'auraient plus, à peu de choses près, que le choix entre la guerre ou rien. Mais elles y regarderont sans doute à deux fois avant de les utiliser de nouveau dans leur version la plus sévère, celle de l'embargo. Il est urgent qu'elles s'initient au maniement extrêmement complexe de l'arme économique, qu'aujourd'hui elles ne maîtrisent pas. CLAIRE TREAN Le Monde du 14 février 1998
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« aux Irakiens, avait basculé : la résolution 986, dite "pétrole contre nourriture", fut largement perçue comme l'illustration ducynisme des grandes puissances, s'arrogeant le droit de distiller au compte-gouttes aux malheureux Irakiens de quoi ne pas tousmourir de faim tout de suite. Une situation impossible L'incurie de la bureaucratie onusienne, les lenteurs du comité des sanctions chargé d'examiner les demandes formulées parl'Irak au titre de la résolution 986, débordé par leur nombre, l'insuffisance des volumes prévus, s'ajoutant au jeu pervers durégime irakien, ont fait le reste.

Des travailleurs humanitaires indignés racontent les retards infinis mis par le comité des sanctionsde l'ONU à autoriser telle livraison de produits alimentaires, qui arrive finalement aux trois quarts pourrie.

D'autres, témoignant ducôté du comité des sanctions, racontent qu'un jour l'Irak demande des pneus "pour ambulances" destinés en fait aux véhiculesmilitaires, qu'un autre jour il réclame un produit anesthésique pour les femmes devant subir des césariennes en quantité telle qu'ons'étonne à New York et qu'on finit par découvrir qu'il s'agit d'un produit précurseur pour la fabrication d'armes chimiques.

Lecomité des sanctions refuse; le lendemain, la presse irakienne titre que l'ONU assassine les femmes enceintes... La détresse de la population est devenue, à l'intérieur comme à l'extérieur, le meilleur argument de propagande du régimeirakien.

Il n'a pas intérêt, il l'a montré ces jours derniers encore, en faisant la fine bouche devant la proposition de Kofi Annan àce que l'embargo devienne supportable pour la population de son pays. Tel est souvent l'effet de l'embargo si les dérogations humanitaires qu'il prévoit forcément (le droit international ne permetévidemment pas aux Nations unies d'affamer une population) ne sont pas correctement mises en oeuvre.

Quand bien même ellesle sont et que les biens de première nécessité sont garantis aux civils, le décret extérieur, qui frappe néanmoins injustement lespopulations, et la mise sous tutelle qu'on paraît vouloir imposer à leur pays peuvent n'avoir pour effet on l'a vu à Cuba pendantlongtemps, on l'a vu en Serbie que d'exacerber le sentiment nationaliste et de renforcer le dictateur qui dénonce l'odieux diktat del'étranger.

Quant aux organisations humanitaires, elles se trouvent dans une situation impossible : otages du dictateur, qui exploiteleurs arguments, obligées de s'en faire les avocats. Une autre cause d'échec assuré de l'embargo est que celui qui l'édicte n'en respecte pas les termes.

Force est de constater queles Américains, à cet égard, n'ont pas toujours joué le jeu avec l'Irak.

La pression ne s'exerce que si les termes du contrat imposésont clairs : tu désarmes, je lève les sanctions.

Or les Américains les ont brouillés, en donnant à plusieurs reprises l'impression quel'embargo avait pour but d'éliminer Saddam Hussein et qu'il ne serait pas levé à moins.

Les responsables français ont fortementinsisté auprès de Washington sur cet aspect des choses lors de la précédente crise, en novembre.

Les Français ont été, semble-t-il, entendus.

Mais bien tard, comme vient bien tard aussi le revirement "humanitaire" des Américains. Est-ce à dire que l'on n'aurait pas dû imposer d'embargo à l'Irak en 1991 ? La mesure, à l'époque, faisait l'unanimité oupresque : on estima que c'était le seul moyen non militaire assez puissant pour en finir avec la dangerosité de Saddam Hussein;une partie de l'objectif a d'ailleurs été atteinte.

Mais tout semble aujourd'hui remis en cause, et le prix déjà payé par la populationirakienne est gigantesque.

Les Nations unies ne peuvent pas renoncer aux sanctions économiques, faute desquelles elles n'auraientplus, à peu de choses près, que le choix entre la guerre ou rien.

Mais elles y regarderont sans doute à deux fois avant de lesutiliser de nouveau dans leur version la plus sévère, celle de l'embargo.

Il est urgent qu'elles s'initient au maniement extrêmementcomplexe de l'arme économique, qu'aujourd'hui elles ne maîtrisent pas. CLAIRE TREAN Le Monde du 14 février 1998 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

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