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Léopold Sédar Senghor, l'Euronègre

Publié le 17/01/2022

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senghor
20 décembre 2001 EN survolant la vie de Léopold Sédar Senghor, pleine à craquer, débordante de lumière et d'action, on se prend à penser à ces biographies, édifiantes au noble sens du terme, que Plutarque aima tracer des grands hommes de l'Antiquité. Cependant, le moraliste grec n'aurait peut-être pas retenu Senghor, car il a manqué au président-poète l'onction suprême de la gloire militaire. L'ancien chef d'Etat sénégalais atteignit en revanche cet autre pinacle conférant la grandeur universelle qu'est le don de poésie. Ignoré par les jurés du Nobel mais, durant près de trente ans, poète vivant le plus lu de l'espace francophone, il répondait invariablement quand on l'interrogeait sur l'aspect qui lui était le plus cher de sa multiple existence : « Mes poèmes. C'est là l'essentiel ! » D' Hosties noires (1936-1945) aux Lettres d'hivernage (1972), celui qui fut l'un des trois inventeurs (avec le Guyanais Léon Damas et l'Antillais Aimé Césaire) de la négritude a su, en mariant la spontanéité « nègre » - comme Camus, il aimait ce bel adjectif et en usait fort - à une sorte de solennité claudélienne, elle, très européenne, créer un style sui generis. Une écriture noble et simple, pimentée et digne, reconnaissable entre cent autres et qui devait lui ouvrir les portes des manuels scolaires avant celles de l'Académie française (1984). « Le poète est comme la femme en gésine : il lui faut enfanter. Le Nègre singulièrement, qui est d'un monde où la parole se fait spontanément rythme dès que l'homme est ému, rendu à lui-même, à son authenticité », soulignait-il dans Ethiopiques, en 1956. Si l'écrivain reste grand et, dans son genre, inégalé, l'homme d'Etat demeure exemplaire, et, sur le continent noir, inégalé aussi par son départ volontaire du pouvoir, en 1980, après vingt ans de règne. Un vrai règne où il sut mordre quand son autorité était menacée ; son rival embastillé douze ans, Mamadou Dia, l'apprit à ses dépens. Parti, il ne tenta qu'une fois, discrètement, de « conseiller » son successeur et ancien premier ministre et « poulain », Abdou Diouf, lequel se piqua ; dès lors, l'« ex » se le tint pour dit, préférant de plus en plus ses classiques résidences parisienne ou normande à sa villa futuriste de la corniche dakaroise. De Gaulle, dans ses Mémoires d'espoir, ne s'est pas trompé sur le tempérament de son pair sénégalais : « Ouvert à tous les arts et, d'abord, à celui de la politique, aussi fier de sa négritude que de sa culture française et qui gouverne avec constance le remuant Sénégal. » Senghor appartient de droit au cercle très restreint qui, de Jules César à Charles de Gaulle, en passant par Constantin Porphyrogénète ou Marguerite de Navarre, réunit les chefs de nation qui furent tout autant hommes de lettres et dont le détachement politique, le moment venu, doit sans doute beaucoup à leur profonde imprégnation littéraire. Auteur, politicien, Senghor fut également, et pleinement, professeur agrégé de grammaire. Après avoir été boursier en khâgne à Louis-le-Grand, en 1928, avec le futur président gaulliste Georges Pompidou, puis s'être lié avec un étudiant noir, le futur député communiste de la Martinique, Aimé Césaire, Senghor fut, à partir de 1935, professeur de lettres au lycée Descartes de Tours, puis à Marcellin-Berthelot, à Saint-Maur, en banlieue parisienne. Contrairement à la colonisation anglo-saxonne, celle de la France, parce que assimilatrice, savait dépasser les barrières ethniques. Après l'interruption de la guerre, durant laquelle le tirailleur Senghor resta deux ans prisonnier en Allemagne, l'agrégé retourna à Berthelot avant de se voir confier une chaire, dès 1945, à l'Ecole nationale de la France d'outre-mer, à Paris, son bâton de maréchal dans l'enseignement. Le goût de la pédagogie ne devait néanmoins jamais le quitter puisque, une fois à la tête du Sénégal, il donna des leçons de français par... décrets, enrichissant de la sorte notre vocabulaire politique ( primature pour charge ou siège du premier ministre ; gouvernance pour charge ou siège du gouvernement régional, etc.). Senghor inventa donc ce royaume dont rêva Cioran, « où l'on mourrait pour une virgule » : sans aller jusque-là, Senghor interdit un jour au Sénégal un film national dont l'orthographe du titre lui paraissait erronée... DANS tous les champs, l'itinéraire fut heureux, à l'exception, toutefois, du domaine familial. Si Senghor fit deux beaux mariages, d'abord avec Geneviève Eboué, fille du gouverneur guyanais noir des colonies, puis avec la petite-fille d'un marquis normand, Colette Hubert (à propos de laquelle il inventa, pince-sans-rire, le concept de « normanditude »...), il eut le chagrin de voir mourir deux de ses trois fils, l'un par suicide, l'autre dans un accident de voiture. Quelle vie, quelle carrière en tout cas que celle de ce « négrillon » de la minorité sérère, né le 9 octobre 1906, à Joal, ancien minicomptoir ibérique sur la sèche « petite côte », au sud de Dakar ! Dans cette famille de commerçants relativement aisés - dont on peut aujourd'hui, à Joal, parcourir la maison « européenne » mais sans luxe, peuplée seulement de photos de Noirs en habits français Belle Epoque -, le père était encore polygame, selon l'usage africain avalisé par l'islam, car la conversion familiale au catholicisme datait de peu. Ce choix religieux du clan aura une immense importance pour le jeune homme au double prénom euronègre, « Léopold Sédar », qui devait être un moment tenté par la prêtrise et resterait toujours pratiquant. Plus tard membre du Conseil pontifical pour la culture, où il serait « chargé du problème du latin », il proclamerait, à contre-courant des modes : « L'Eglise catholique a, bien avant l'Etat colonial français, avant même les nouveaux Etats africains, découvert la négritude. C'est ainsi que, pendant mes études primaires à la mission catholique de Ngazobil [au Sénégal] j'ai appris, en même temps, à lire et écrire en ouolof, la principale langue du Sénégal, comme en français. » Cette double qualité de minoritaire - sérère et catholique - devait faciliter, le moment venu, l'ascension politique de Senghor dans un pays peut-être menacé par la mainmise des Ouolofs, majoritaires sur l'Etat, et d'exclusivisme musulman sur la société, dès lors que l'islam, favorisé par la Pax gallica, était devenu en un siècle la confession non plus de 10 %, mais de 90 % des Sénégalais. Cette « médiation » dura vingt ans et le successeur de Senghor, Abdou Diouf, est musulman. Entre-temps, Senghor était parvenu tant bien que mal à consolider cette « nation sénégalaise », encore bien fragile (la Casamance sudiste, chrétienne et animiste est périodiquement tentée de se séparer du Nord islamique), mais qu'il faisait plus ou moins remonter aux cahiers de doléances envoyés par Saint-Louis-du- Sénégal aux états généraux de Versailles, en 1789... Et il est vrai que la République sénégalaise est sans doute le moins « tribal », le plus « national » des Etats d'Afrique francophone. Senghor, cependant, comme les derniers gouverneurs français et comme son successeur, dut prendre en considération, plutôt que de le contrebalancer, le poids grandissant des confréries musulmanes sénégalaises. Tout en étant parfaitement lucide sur « l'intégrisme islamique, problème le plus grave avec lequel les gouvernements sont confrontés, aussi bien en Asie qu'en Afrique », devait-il nous déclarer en 1983. Les passe-droits, notamment économiques, accordés de facto aux confréries, sont l'une des raisons de la pauvreté de l'Etat sénégalais, avec l'énorme contrebande qui s'épanouit en Gambie, absurde enclave anglophone qui coupe presque le Sénégal en deux et à laquelle Senghor n'osa pas faire « le coup de Goa », malgré un environnement international alors plutôt favorable. Dakar ne manifesta pas non plus beaucoup d'imagination lors de l'échec de la Fédération du Mali ayant éphémèrement réuni (1959- 1960) le Sénégal et l'ancien Soudan français, aujourd'hui le Mali. Cette timidité est portée au passif politique de Senghor, ainsi que le vain socialisme - il avait adhéré à la SFIO dès 1936 (trois ans après avoir acquis la pleine citoyenneté française) et y resta jusqu'en 1948, moment où il se dirigea vers le nationalisme africain - qu'il tenta d'appliquer à l'étique économie sénégalaise, dont la principale ressource est la presque invendable arachide... A l'actif de celui qui, avant d'être président africain, fut un remuant député français (du Sénégal) dès 1945, avant de devenir secrétaire d'Etat à la présidence du conseil sous Edgar Faure (1955), puis ministre-conseiller de De Gaulle (1959), à son actif donc, ce climat sociopolitique sénégalais si tolérant, en dépit de quelques « bavures ». Du côté positif encore, les efforts inlassables de Senghor pour l'organisation du mouvement francophone international, autour de « cet outil merveilleux, trouvé dans les décombres du colonialisme » : la langue française. Dès 1960, avec la discrète bénédiction de De Gaulle, le premier des grammairiens d'Afrique noire commençait à rompre des lances francophones, participant notamment à ce numéro spécial d' Esprit (novembre 1962) sur « le français, langue vivante », bientôt considéré comme le manifeste « spontané » de la francophonie. Senghor y mêlait sa voix à celles, entre autres, de Norodom Sihanouk (Cambodge), du Père Sélim Abou (Liban), de Jean-Marc Léger (Québec), de Kateb Yacine (Algérie), de Vincent Monteil (France)... UNE fois retiré de la vie publique, il devint « militant de base » de la francophonie, aussi bien à l'Académie française que devant le moindre groupe d'écoliers croisé dans sa Normandie adoptive, au Maroc ou au Québec. Ce militantisme linguistique, qui lui vaut notamment de laisser derrière lui l'Université francophone Senghor d'Alexandrie d'Egypte, ne fut pas toujours bien vu par les Français eux-mêmes. « Pour le moment, ce sont surtout les francophones d'outre-mer qui respectent la règle de toujours parler en français dans les conférences internationales », note-t-il, amer, dans Ce que je crois (Grasset, 1988), avant de raconter la déconvenue de ce mathématicien africain rentrant d'un congrès à New York et dont un Américain avait dit : « Il a du culot, ce nègre ! Présider en français quand les Français eux-mêmes interviennent en anglais ! » C'était là résumer tout le dilemme de cette francophonie dont Senghor nous confiait un jour qu'elle « embêtait Valéry Giscard d'Estaing ». Un autre combat, plus ambigu, mené jusqu'au bout par Senghor fut celui du « métissage culturel » et de « la civilisation de l'universel ». Ambigu ou mal compris ? L'illustrateur puissant de la négritude et de la francophonie, le chantre passionné et sans complexe de « cette francité, faite d'esprit de méthode et d'organisation », ne pouvait aspirer à un vague creuset culturel mondial obligatoirement de coloration « états-unienne » en cette fin de siècle. Fondateur d'une branche maîtresse de la littérature française moderne, donnant des fruits gorgés de terroir nègre, Senghor a très clairement prévenu que « pour se métisser (...) il faut d'abord être séparément. (...) Chacun doit s'enraciner dans les valeurs de sa race, de son continent, de sa nation pour ETRE, puis s'ouvrir aux autres continents, aux autres races, aux autres nations, pour s'épanouir et fleurir ». A l'heure du mondialisme culturel, quand chacun veut « avaler » la planète avant même d'avoir cultivé sa propre personnalité, le dernier message de Léopold Sédar Senghor est de prendre le contre-pied des idées en place. C'est finalement ce qu'il aura fait toute sa vie, trompant son monde derrière un quant-à-soi quelque peu guindé, voire parfois prêchi- prêcha, mais semant derrière lui, en réalité, force de conviction et vers éternels : Roi de la nuit noire de la nuit d'argent, Roi de la nuit de verre.
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« Ce choix religieux du clan aura une immense importance pour le jeune homme au double prénom euronègre, « Léopold Sédar», qui devait être un moment tenté par la prêtrise et resterait toujours pratiquant.

Plus tard membre du Conseil pontifical pour laculture, où il serait « chargé du problème du latin », il proclamerait, à contre-courant des modes : « L'Eglise catholique a, bienavant l'Etat colonial français, avant même les nouveaux Etats africains, découvert la négritude.

C'est ainsi que, pendant mesétudes primaires à la mission catholique de Ngazobil [au Sénégal] j'ai appris, en même temps, à lire et écrire en ouolof, laprincipale langue du Sénégal, comme en français.

» Cette double qualité de minoritaire - sérère et catholique - devait faciliter, le moment venu, l'ascension politique de Senghordans un pays peut-être menacé par la mainmise des Ouolofs, majoritaires sur l'Etat, et d'exclusivisme musulman sur la société,dès lors que l'islam, favorisé par la Pax gallica, était devenu en un siècle la confession non plus de 10 %, mais de 90 % desSénégalais.

Cette « médiation » dura vingt ans et le successeur de Senghor, Abdou Diouf, est musulman.

Entre-temps, Senghorétait parvenu tant bien que mal à consolider cette « nation sénégalaise », encore bien fragile (la Casamance sudiste, chrétienne etanimiste est périodiquement tentée de se séparer du Nord islamique), mais qu'il faisait plus ou moins remonter aux cahiers dedoléances envoyés par Saint-Louis-du- Sénégal aux états généraux de Versailles, en 1789... Et il est vrai que la République sénégalaise est sans doute le moins « tribal », le plus « national » des Etats d'Afriquefrancophone.

Senghor, cependant, comme les derniers gouverneurs français et comme son successeur, dut prendre enconsidération, plutôt que de le contrebalancer, le poids grandissant des confréries musulmanes sénégalaises.

Tout en étantparfaitement lucide sur « l'intégrisme islamique, problème le plus grave avec lequel les gouvernements sont confrontés, aussi bienen Asie qu'en Afrique », devait-il nous déclarer en 1983. Les passe-droits, notamment économiques, accordés de facto aux confréries, sont l'une des raisons de la pauvreté de l'Etatsénégalais, avec l'énorme contrebande qui s'épanouit en Gambie, absurde enclave anglophone qui coupe presque le Sénégal endeux et à laquelle Senghor n'osa pas faire « le coup de Goa », malgré un environnement international alors plutôt favorable.Dakar ne manifesta pas non plus beaucoup d'imagination lors de l'échec de la Fédération du Mali ayant éphémèrement réuni(1959- 1960) le Sénégal et l'ancien Soudan français, aujourd'hui le Mali. Cette timidité est portée au passif politique de Senghor, ainsi que le vain socialisme - il avait adhéré à la SFIO dès 1936 (troisans après avoir acquis la pleine citoyenneté française) et y resta jusqu'en 1948, moment où il se dirigea vers le nationalismeafricain - qu'il tenta d'appliquer à l'étique économie sénégalaise, dont la principale ressource est la presque invendable arachide... A l'actif de celui qui, avant d'être président africain, fut un remuant député français (du Sénégal) dès 1945, avant de devenirsecrétaire d'Etat à la présidence du conseil sous Edgar Faure (1955), puis ministre-conseiller de De Gaulle (1959), à son actifdonc, ce climat sociopolitique sénégalais si tolérant, en dépit de quelques « bavures ».

Du côté positif encore, les effortsinlassables de Senghor pour l'organisation du mouvement francophone international, autour de « cet outil merveilleux, trouvé dansles décombres du colonialisme » : la langue française.

Dès 1960, avec la discrète bénédiction de De Gaulle, le premier desgrammairiens d'Afrique noire commençait à rompre des lances francophones, participant notamment à ce numéro spécial d'Esprit (novembre 1962) sur « le français, langue vivante », bientôt considéré comme le manifeste « spontané » de lafrancophonie.

Senghor y mêlait sa voix à celles, entre autres, de Norodom Sihanouk (Cambodge), du Père Sélim Abou (Liban),de Jean-Marc Léger (Québec), de Kateb Yacine (Algérie), de Vincent Monteil (France)... UNE fois retiré de la vie publique, il devint « militant de base » de la francophonie, aussi bien à l'Académie française que devantle moindre groupe d'écoliers croisé dans sa Normandie adoptive, au Maroc ou au Québec.

Ce militantisme linguistique, qui luivaut notamment de laisser derrière lui l'Université francophone Senghor d'Alexandrie d'Egypte, ne fut pas toujours bien vu par lesFrançais eux-mêmes.

« Pour le moment, ce sont surtout les francophones d'outre-mer qui respectent la règle de toujours parleren français dans les conférences internationales », note-t-il, amer, dans Ce que je crois (Grasset, 1988), avant de raconter ladéconvenue de ce mathématicien africain rentrant d'un congrès à New York et dont un Américain avait dit : « Il a du culot, cenègre ! Présider en français quand les Français eux-mêmes interviennent en anglais ! » C'était là résumer tout le dilemme de cettefrancophonie dont Senghor nous confiait un jour qu'elle « embêtait Valéry Giscard d'Estaing ». Un autre combat, plus ambigu, mené jusqu'au bout par Senghor fut celui du « métissage culturel » et de « la civilisation del'universel ».

Ambigu ou mal compris ? L'illustrateur puissant de la négritude et de la francophonie, le chantre passionné et sanscomplexe de « cette francité, faite d'esprit de méthode et d'organisation », ne pouvait aspirer à un vague creuset culturel mondialobligatoirement de coloration « états-unienne » en cette fin de siècle. Fondateur d'une branche maîtresse de la littérature française moderne, donnant des fruits gorgés de terroir nègre, Senghor atrès clairement prévenu que « pour se métisser (...) il faut d'abord être séparément.

(...) Chacun doit s'enraciner dans les valeurs. »

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