Devoir de Philosophie

Les Pensées, « amas confus, sans ordre, sans suite, et qui ne [peut] servir à rien » ?

Publié le 20/07/2010

Extrait du document

Lorsque Pascal meurt en 1662, il laisse inachevée sa grande Apologie de la religion chrétienne, commencée en 1656. L’œuvre se présente sous la forme de fragments éclatés, dont l’édition de Port-Royal, en 1670, sous le titre de Pensées, remanie largement l’organisation. Étienne Périer, le neveu de Pascal, justifie ce remaniement en présentant le manuscrit original comme « un amas confus, sans ordre, sans suite, et qui ne pouvait servir à rien «.  Alors que les éditions modernes tendent à reprendre la présentation initiale de l’œuvre, un tel jugement paraît excessif : certes, Les Pensées apparaissent comme une œuvre inachevée, sans logique interne évidente, et à l’écriture éclatée, mais Pascal en a choisi lui-même le plan, la diversité des formes argumentatives y est volontaire et l’éclatement de l’écriture y traduit bien l’éclatement de l’Homme et de sa pensée.    Tout d’abord, si Étienne Périer considérait l’œuvre de son oncle comme une œuvre « imparfaite «, c’est que Pascal ne l’a pas achevée. En effet, à sa mort en 1662, Pascal laisse derrière lui ses Pensées à l’état de brouillon manuscrit, ce qui les rend parfois difficiles à lire. Cette confusion pouvait sans aucun doute altérer la compréhension du lecteur. De plus, il reste de nombreux fragments inachevés, seulement à l’état d’ébauches. Les éditeurs de Port-Royal se retrouvent alors dans la nécessité de procéder à des remaniements afin de rendre accessible l’argumentation de Pascal. On peut d’ailleurs supposer que l’écrivain lui-même aurait continué à faire évoluer son œuvre en la développant et en la réorganisant. L’inachèvement des Pensées en rend donc la lecture difficile sous leur forme initiale et semble justifier les remaniements de l’édition de Port-Royal.  Par ailleurs, fragments et liasses paraissent se suivre sans logique apparente. C’est ainsi que l’on pourrait s’attendre à voir la liasse « Vanité « (liasse II) logiquement complétée par la liasse « Divertissement « - les diverses occupations que les hommes se créent ayant pour but de combler le vide de leur existence vouée à la disparition ; cependant, le « Divertissement « n’est développé que dans la liasse VIII. De même, on peut s’étonner de la place de certains fragments : pourquoi, par exemple, le fragment 67, « Contradiction «, ne figure-t-il pas dans la liasse VII, « Contrariétés « ? L’ordre dans lequel se présentent les Pensées dans la version d’origine semble donc difficile à comprendre.  Enfin, l’écriture des fragments eux-mêmes participe aussi à l’impression d’éclatement donnée par l’œuvre. Certains fragments sont longs, d’autres se réduisent à quelques mots, à une simple phrase nominale ; le fragment 41, sur l’imagination, qui développe un raisonnement complet, est suivi par exemple de cette simple notation : « Vanité. La cause et les effets de l’amour. Cléopâtre «. Pascal fait souvent se succéder des fragments sans liens apparents : ainsi, le fragment 45, sur la vanité de l’esprit de conquête, est-il suivi d’un fragment sur l’attachement des Suisses à leur roture. Aucune articulation logique, aucune coordination ne relient les fragments entre eux et cela peut contribuer à une impression d’« amas confus «.  Les Pensées, dans leur état premier, peuvent dont sembler une œuvre « imparfaite «, « sans suite «, écrite de manière « confus[e] «. Cependant, cette œuvre se fonde sur un projet déclaré, dont le diversité et l’éclatement ont été voulus par Pascal.    En premier lieu, l’œuvre de Pascal s’organise selon une table des matières établie par Pascal lui-même et qui montre clairement la progression envisagée par l’auteur : la première partie de l’œuvre doit montrer la misère de l’homme sans Dieu, la seconde la félicité de l’homme avec Dieu. Au sein même de la première partie, l’organisation est logique : sans Dieu, l’Homme est vain (liasse II), misérable (liasse III), voué à l’ennui (liasse IV), en quête de raisons qu’il ne peut trouver sans Dieu (liasse V) ; il est pourtant grand (liasse VI), ce qui fait qu’il est plein de contradictions (liasse VII) auxquelles il cherche à échapper par le divertissement (liasse VIII). La progression des Pensées se caractérise aussi par le sentiment de va-et-vient, à l’image de la pensée humaine, et, dans ce mouvement permanent, progresse de façon à offrir à l’Homme l’image de ce qu’il est et l’image de ce qu’il doit être.  Dans le même temps, l’objectif de Pascal reste la conversion de ses contemporains. Pour cela, le janséniste déploie une argumentation subtile, basée sur la diversité, ce qui explique le recours à toutes sortes de formes variées : pour toucher ses lecteurs, Pascal utilise des formes brèves, à la mode au XVIIème siècle : certains fragments adoptent la forme de la maxime, de la sentence, du proverbe ; d’autres mettent en scène un petit dialogue : « Pourquoi me tuez-vous ? – Eh quoi ! Ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ?... « (fr. 47) ; mais d’autres fragments, comme le fragment 101 sur la quête de la vérité, offrent un développement suivi. Loin de se limiter à une seule forme d’argumentation, Pascal joue sur tous les moyens de convaincre ou de séduire son lecteur. Ce qui a pu paraître comme un « amas confus « relève en fait d’une stratégie argumentative pleine de diversité.  Enfin, l’écriture des Pensées, éclatée en fragments, a été choisie délibérément par Pascal, qui « écri[t s]es pensées sans ordre et non pas peut-être dans une confusion sans dessein. C’est le véritable ordre et qui marquera toujours [s]on objet par le désordre même « (fr. 472). Ce désordre, cet éclatement, traduisent les contrariétés de l’Homme, entre grandeur et misère, et expriment les mille facettes de la condition humaine. Dans le même temps, Pascal se refuse à organiser sa pensée de manière cartésienne et souhaite en montrer toutes les sinuosités, comme un témoignage de la complexité de l’esprit humain. Loin de l’« amas confus «, il s’agit donc d’une « confusion « à dessein, à l’image de l’Homme lui-même.    Ainsi, Les Pensées de Pascal, bien qu’elles ne soient pas toujours d’une lecture aisée en raison de leur caractère inachevé, désordonné et confus, obéissent cependant à un projet construit, délibérément varié et éclaté.  Remanier les Pensées, c’était donc prendre le risque de déformer le projet de leur auteur ; fort heureusement, deux copies du manuscrit avaient été réalisées avant l’édition de Port-Royal, ce qui permet aux éditeurs modernes de nous restituer l’œuvre dans toute sa complexité et sa richesse.

Liens utiles