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Oeuvre: Le problème de la sortie de l'état de Nature dans le Discours sur l'origine de l'inégalité

Publié le 22/02/2012

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discours

 Les références faites le sont à l'édition GF-Flammarion (réunissant les deux discours), Paris, 1971-1992.    Rousseau est un penseur complexe ; parfois irritant, parfois enthousiasmant, il ne laisse jamais indifférent ; de son vivant déjà, il s’était fait de nombreux ennemis (qui contribuèrent à entretenir sa légère paranoïa et l’enfoncèrent dans sa solitude) ; on le railla beaucoup (notamment Voltaire, évoquant ce Monsieur Rousseau qui veut que nous retournions tous dans les prés brouter l’herbe) pour ses considérations sur l’état de Nature, thème qu’il reprend des philosophes anglais (Hobbes, Locke) et qu’il porte à son extrémité.   Cet état de Nature (EN) doit être examiné avec minutie, afin de ne pas tomber dans les reproches faciles (qui furent tous faits à Rousseau, mais qui manquent la subtilité de sa pensée). Il convient notamment de comprendre ce que Rousseau entend réellement par là, et quelle fonction joue ce concept dans sa réflexion. Pour ce faire, il suffit, si l’on peut dire, de lire précisément ce qu’il en dit lui-même ; par ailleurs, les moments de forte tension, où Rousseau semble à la limite de la contradiction, nous indiquerons peut-être qu’il atteint précisément une limite du concept lui-même ; ils seraient ainsi l’indice que Rousseau, en grand philosophe, est en train de penser jusqu’au fond, dans sa totalité, cette notion et ses conséquences.       I) L’état de Nature comme hypothèse de travail    Il n’est pas besoin d’aller chercher loin dans le second Discours ; la préface nous offre une première indication sur l’EN :

       J'ai commencé quelques raisonnements ; j'ai hasardé quelques conjectures, moins dans l'espoir de résoudre la question que dans l'intention de l'éclaircir et de la réduire à son véritable état. D'autres pourront aisément aller plus loin dans la même route, sans qu'il soit facile à personne d'arriver au terme. Car ce n'est pas une légère entreprise que de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature de l'homme, et de bien connaître un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent.
     
    (Préface, 4ème §, p.159)

   La phrase centrale est capitale : l’EN y est bien présenté comme « un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais « ; pourtant, poursuit Rousseau, il est nécessaire d’en avoir « des notions justes pour juger de notre état présent «, et ce en quoi consiste ce jugement a été évoqué juste avant : il s’agit de « démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme «. Voilà le but que se fixe Rousseau dans ce Discours.    On notera ce qu’implique cette toute dernière formule : démêler signifie qu’il y a des choses mêlées ; donc que l’homme n’est pas dans un état de pure culture, de pure socialisation ; ou du moins que cela n’implique pas qu’on ne puisse trouver en lui les traces, qu’on puisse lire en lui ce qu’il est naturellement.    La seconde chose capitale à noter est l’emploi du terme artificiel = produit par une technique humaine et non par la nature, qui se substitue à un élément naturel. Rousseau ne dit pas "social" ou "culturel" ; il emploie volontairement un terme connoté péjorativement ; l’artifice est en effet ce qui est employé pour tromper, pour ruser (et on vise en général là une ruse habile et ingénieuse) ; permanence de ce jugement négatif sur l’évolution de l’homme dans l’histoire (cf. « l’homme qui médite est un animal dépravé «).    Mais attention, il ne s’agit pas du tout, comme on pourrait le penser et comme on l’a reproché à Rousseau, de prôner un retour à l’EN, ni même de le dépeindre nostalgiquement comme un paradis perdu (même s’il a tout d’un Paradis au sens biblique). Cf. ce qui est dit sur l’EN p.159 : cet état n’a peut-être pas existé, ce n’est pas le problème. D’où point capital à noter et à répéter en se brossant les dents tous les jours : l’EN dont parle Rousseau n’est pas un situation historique qui a eu lieu, un moment de l’histoire de l’humanité, mais une hypothèse de travail, celle d’un degré zéro du politique et du social (mais même si c’est zéro, c’est déjà un degré, i.e. on est sur l’échelle, pas en dehors).    En revanche, l’EN est bien en dehors de l’histoire ; il est une fiction méthodologique forgée par Rousseau, une hypothèse rationnelle dont on jugera de la pertinence par ses résultats et sa fertilité. Rousseau compare cette démarche, dans l’introduction (6ème §, GF p. 169), à celle « que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde «, i.e. un raisonnement plus propre « à éclaircir la nature des chose qu’à en montrer la véritable origine « ou, en des termes plus clairs que malheureusement Rousseau ne distingue pas ici, à traiter de l’origine ou la nature (rationnelle) plutôt que du commencement (historique) ; ce qui importe c’est de comprendre ce qui est et comment cela peut rationnellement être, non de savoir comment cela est historiquement arrivé (recherche en général impossible, dans le cas de l’univers comme dans celui du commencement des sociétés humaines).    Aussi faut-il toujours entendre, quand Rousseau parle de l’homme de l’EN : l’homme tel qu’il est au sortir des mains de la nature, l’homme tel qu’il est quand rien de social, rien de culturel ne l’a encore atteint ; que l’homme ne soit, dans la réalité, jamais dans cette situation ne nous empêche pas de chercher à la cerner et à la connaître. Mais il s’agit d’une hypothèse de travail, d’une reconstruction rationnelle.    La thèse de Rousseau (et il faut mesurer à quel point elle allait à l’encontre de l’optimisme des Lumières) est que dans son évolution historique l’homme s’est dégradé ; il s’est proprement dé-naturé. Considérer ce qu’il peut être dans l’EN a pour but en csq de mesurer l’écart entre ce que l’homme est par nature et ce qu’il est devenu historiquement.    Mais ces précisions sur l’EN n’éliminent pas toutes les difficultés qu’entraîne toujours ce concept. Il semble notamment qu’il faille expliquer comment, et pourquoi, l’homme est sorti de cet état.       II) Nature et histoire : l’homme condamné par la liberté ?    A strictement parler, la question est mal posée ; l’EN n’étant pas une réalité historique, l’on n'a pas à se demander comment l’homme en est sorti puisqu’il n’y a en fait jamais été ; la question se pose donc différemment : pourquoi l’homme a-t-il une histoire ? Pourquoi est-il entré dans l’histoire, qui le condamne à s’éloigner de l’EN (mais peut-être pas nécessairement de manière aussi catastrophique que ce qui s’est produit, précise Rousseau).    Rousseau, dans la 1ère partie du Discours, émet l’hypothèse que, puisque rien dans l’EN ne pouvait conduire les hommes (qui se suffisent pleinement, vivent seuls comme de paisibles créatures) à entrer en société, ils ont dû y être essentiellement conduits par de « funestes hasards «, comme des transformations du milieu physique, du climat etc.., les obligeant à s’associer. Pourtant, les animaux ont eux aussi subi ces changements de conditions et s’y sont adaptés différemment. Cela nous indique quelque chose de capital.    La différence entre l’homme et l’animal est évoqué par Rousseau au début de la première partie (GF p. 183) : elle réside principalement en une capacité qui distingue radicalement l’homme : le libre-arbitre, i.e. le fait de pouvoir acquiescer ou résister à ce que la nature commande. Mais ce dernier repose en fait sur un caractère particulier de la nature humaine, sa perfectibilité :

       Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner [nous soulignons] ; faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous autant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle étati la première année de ces milles ans.
     
    (Première partie, p.183)

   L’animal n’ayant pas sa capacité de se perfectionner (il peut améliorer ses capacités, d’un point de vue technique, s’adapter ; rien de plus), reste ce qu’il est ; il n’a pas d’Histoire, évolue dans l’éternité cyclique de l’espèce qui se perpétue sans progresser. Au contraire, l’homme, parce qu’il est capable réellement d’apprendre, qu’il peut être éduqué plus que dressé, se perfectionne, et n’a jamais fini de le faire, jamais fini de s’adapter au monde. En un sens, sa nature est précisément de ne pas en avoir, càd de n’être originellement rien, mais de tout pouvoir devenir (thème qui fera fortune au 20ème siècle). En quoi il est libre. Et ce, précise Rousseau, par une faculté qui « réside en nous tant dans l’espèce que dans l’individu «. Là est le point crucial : l’homme est par nature perfectible (c’est ce que dit Rousseau texto). Mais qu’est-ce que cela implique sinon que dès le départ il n’est déjà plus dans l’EN ? Qu’il est déjà dans l’histoire, même quand il vit à peine en société ? S’il est impossible d’expliquer comment et pourquoi l’homme a commencé à vivre en société, comme à parler, c’est qu’il n’y a pas de début, que l’homme est dès le départ, naturellement, sociable et langagier, bavard, sinon on ne peut effectivement, et Rousseau s’y heurte plusieurs fois, expliquer quelque chose comme une entrée dans l’histoire, dans la société ou dans le langage.    Cette entrée n’est pas inévitable : elle a toujours déjà eu lieu (mais passe d’abord inaperçue). Pour autant, les recherches de Rousseau ne se trouvent pas du tout vidées de leur sens.       III) Une pensée du malheur ?    Tout se passe comme si Rousseau était bien le pessimiste qu’on dit souvent ; il est indéniable qu’il y a parfois dans ces textes un désespoir latent qui pèse sur le lecteur ; à commencer par sa conception du progrès de l’humanité qui n’est, on l’a dit, pour Rousseau et pour l’instant qu’une régression : « l’homme est né libre et partout il est dans les fers « ; dans la politique et les lois, Rousseau ne voit qu’exploitation des faibles par les plus puissants, des pauvres par les riches, et ruse des seconds pour garder les premiers dans leur état.    Mais ce n’est pas en fait l’état social, l’histoire, qui sont fondamentalement perdues, vouées à cette dégénérescence ; Rousseau, on l’a vu, perçoit bien qu’il y a dans la nature de l’homme les conditions de sa socialisation obligatoire (cf. la perfectibilité) et commencée depuis le départ ; pourtant, et c’est là que réside l’intérêt de la pensée de Rousseau, il n’était pas nécessaire que cela se passe ainsi.    L’histoire n’est pas mauvaise : elle a mal tourné. D’où les « funestes hasards « = les hommes découvrent un jour que par la division du travail et la spécialisation, ils peuvent posséder plus que ce dont ils ont besoin ; naît le luxe, puis l’envie ; entre temps, la possession, le plus funeste de ces hasards (dû en partie aux homme assez stupides pour laisser faire, cf. début 2nde partie, GF p. 222) accroît les inégalités. Maintenant, les hommes se comparent, s’envient, rivalisent ; « le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable toujours hors de lui ne fait que vivre dans l’opinion des autres « (fin 2nde partie, GF p. 256). Et tout ceci, écrit Rousseau juste après (p. 257), « (peut) se déduire de la nature de l’homme «. D’où un certain pessimisme ; mais par ailleurs, même si l’homme devait nécessairement avoir une histoire, elle aurait pu être autre.    C’est ainsi que ce que vise surtout Rousseau par ses considérations sur l’EN, c’est l’histoire qui aurait pu être à la place de la nôtre où les inégalités se répandent partout ; cette histoire n’est pas irrémédiablement perdue. Elle nécessite pourtant une profonde refonte des pensées et des institutions politique (à laquelle s’emploiera Rousseau dans l’Emile et dans le Contrat Social) ; on sent que parfois Rousseau désespère que l’homme ne soit plus jamais capable d’y arriver, tant il s’est artificiellement dénaturé, càd mal cultivé (car cette acculturation était inévitable).       Conclusion    L’EN a démontré sa fonction d’hypothèse de travail par sa fertilité : il permet de mesurer l’écart entre l’homme non encore perverti par sa propre socialisation inévitable, et l’homme tel qu’il est historiquement, et en partie par hasard, devenu. Mais il faut bien garder à l’esprit sa non-existence historique, son statut d’hypothèse, sinon l’EN a tout d’une absurdité (et notamment il est impossible d’expliquer, ou même de comprendre, quelque chose comme une sortie de l’EN). 

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