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Oussama et Omar, alliés contre nature

Publié le 17/01/2022

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13 novembre 2001 EN dehors de leur fanatisme religieux et de la diabolisation dans laquelle les a réunis la propagande américaine - qui a mis leur tête à prix comme jadis les hors-la-loi au Far West -, bien peu de choses rapprochaient, à l'origine, le « plouc mystique » et le « dirigeant de PME à l'occidentale », comme les qualifie Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l'islam. Le mollah Omar et Ben Laden, derrière la grille de dates et les rares faits avérés de leur biographie telle que nous la connaissons, se sont construit une légende, une hagiographie constellée d'images d'Epinal qui en ont fait des héros pour une grande partie des masses musulmanes et des terroristes fanatisés en Occident comme dans de nombreux autres pays : Russie, Chine, Japon, Inde et même Iran voisin... Leurs partisans les ont affublés de toutes les qualités et leur ont attribué de hauts faits d'armes, leurs adversaires les chargent de toutes les tares, physiques comme morales. Au point qu'il est difficile de faire la part du vrai et du mythe. Ainsi a-t-on dit que Ben Laden avait quatre ou cinq femmes, alors qu'il ne s'en reconnaît que trois, et qu'une de ses filles - ou de ses soeurs - avait épousé le mollah de Kandahar, ce qu'il dément également. Omar, disent ses amis, s'isole pour dialoguer avec Allah avant de prendre des décisions d'importance au cours d'un « songe » ; faux, réplique un Afghan qui s'est présenté au Daily Telegraph comme son ancien médecin, ses « visions » ne seraient que la conséquence de lésions au cerveau causées par la présence d'un éclat d'obus. Qui croire ? Le mollah Omar serait-il la réincarnation autoproclamée du « commandeur des croyants », à l'image des califes de Bagdad comme Haroun Al Rachid, ou un simple mollah de village, inculte et borné, mais excellent manipulateur ? Ben Laden serait-il le nouveau Saladin, le vainqueur des croisés de Jérusalem, pourfendeur des chrétiens d'aujourd'hui monté sur son destrier comme son idole hier, capable de rester des heures à cheval à travers la montagne, voire le nouvel avatar du Prophète, dans une sorte de mégalomanie blasphématoire ? Ou bien n'est-il qu'une ancienne créature mise en place par les services secrets américains, pakistanais (ISI) et saoudiens, pour leurs propres intérêts nationaux, un instrument qui a mal tourné, trahi ses anciens maîtres et fait sauter les tours jumelles du World Trade Center de New York, tout comme Omar avait réussi à échapper à ses manipulateurs de l'ISI pour faire trembler à son tour le Pakistan voisin ? Tout séparait les deux hommes à leur naissance, le fils de paysan pauvre pachtoune et l'enfant gâté d'un self-made-man saoudien. Omar est né en 1959 dans le village de Nodeh, près de Kandahar. Issu d'une famille pauvre, il est devenu mollah de village avant de s'engager dans le djihad antisoviétique, au cours duquel il perdra un oeil. Il a fait peu d'études et, selon Ahmed Rashid dans L'Ombre des taliban (Autrement), les notables de Kandahar affirment ne jamais avoir entendu parler de sa famille, qui vit dans la province reculée d'Urozgan. C'est de la madrasa (école coranique) de Sangesar qu'il est parti à la reconquête de l'Afghanistan, à la tête de ses « étudiants », dont certains étaient analphabètes ou presque, comme 90 % de leurs compatriotes. La légende veut que, écoeuré comme tant d'autres Afghans par la guerre des chefs entre factions de moudjahidins, les exactions dont il avait été témoin l'auraient décidé à agir. Appelé à la rescousse début 1994 par des villageois, après qu'un militaire local eut enlevé, rasé et violé deux jeunes filles, il aurait pris la tête d'une trentaine de futurs talibans, délivré les malheureuses et pendu le coupable au canon de son char. On dit aussi que ce serait le combat de blindés entre deux chefs de guerre pour s'emparer d'un jeune et beau garçon qui aurait décidé ce Robin des bois islamiste à prendre les armes. Toujours est-il qu'il obtint, bien vite, l'appui de la peu regardante Benazir Bhutto, alors premier ministre du Pakistan, qui parlait des talibans comme de ses « enfants » ; mais aussi des militaires et de l'ISI, déçus que leur protégé Gulbuddin Hekmatyar ne parvienne pas à tenir Kaboul, ainsi que des islamistes pakistanais et de leur réseau de madrasas. Deux ans plus tard, chargeant leurs ennemis avec leurs kalachnikovs et leurs lance- grenades, montés sur leurs pick-up comme les guerriers d'hier sur leurs chevaux ou leurs chameaux, les talibans s'étaient emparés du « pays des ingouvernables », comme l'avait appelé, à la fin du XIXe siècle, l'unificateur de l'Afghanistan, le Pachtoune Abdur Rahman. Ils y avaient imposé un rigorisme comme l'islam en avait rarement connu, y compris dans un pays aussi sectaire et qui se considère comme le détenteur du seul vrai islam, rappelle Mike Barry ( Afghanistan, Petite Planète). LA mère d'Oussama était une des concubines du père Ben Laden, une Syrienne qui préférait les tailleurs Chanel à la burqa quand elle se trouvait à l'étranger. Né deux ans plus tôt qu'Omar, Oussama fit ses études dans une bonne école à l'occidentale, passant des vacances en Europe. Des photos montrent un adolescent souriant, en Suède, avec vingt-deux autres frères et soeurs en pantalon à pattes d'éléphant ou en jupe courte, la tête découverte, ainsi qu'à Oxford avec deux de ses frères et deux mignonnes Espagnoles en minijupe. Pendant ses études d'ingénieur dans une université saoudienne, il aimait faire la fête. Des Libanais se souviennent l'avoir vu passant des nuits à boire dans des boîtes de nuit de Beyrouth - où son jeu favori était de vider des bouteilles de champagne dans le bustier de ses compagnes... Au même moment, le jeune Omar apprenait le Coran dans un univers rigoriste de mâles, aux relents parfois homosexuels, et dont la femme était bannie. A la mort du patriarche et fondateur de l'empire familial, Oussama hérite d'une grosse somme d'argent et entretient une écurie de course. Tout change quand ce jeune Saoudien occidentalisé, comme le père avait voulu que le soit sa descendance, est reconverti par des islamistes locaux et s'envole pour l'Afghanistan, que l'armée rouge vient d'envahir en 1979. C'est là que le royaume wahhabite envoyait ses têtes brûlées en espérant que, s'ils s'en sortaient, ils seraient devenus antisoviétiques, explique Olivier Roy. Le chef des services secrets d'alors, le prince Turki, n'imaginait pas qu'ils pourraient en revenir radicalisés et antimonarchistes. C'est l'époque où la CIA - toujours aussi clairvoyante ! - se faisait du jeune Oussama l'image d'un « terroriste habillé par Gucci », apportant des dizaines de millions de dollars saoudiens par mois aux moudjahidins (Peter Bergen dans Holy War Inc. : Inside the Secret World of Osama Bin Laden ). Oussama importait des bulldozers pris dans le parc de la compagnie de construction familiale, qu'il conduisait lui-même à travers la montagne pour construire des bases militaires et, déjà, creuser des grottes. S'EST-IL battu ? Peu sans doute, selon l'ancien patron local de la CIA ; guère, disent des Saoudiens aujourd'hui ; comme un lion, assure sa légende. En particulier lors de la bataille de Jaji, au cours de laquelle il aurait pris le kalachnikov d'un général soviétique - qu'il ne quitte plus jamais - et vu tomber à ses pieds un obus qui n'explosa pas. Il y perçut un signe du destin, un de plus. La suite, on la connaît, son retour manqué au pays, où son militantisme dérangeait, son exil au Soudan puis son expulsion vers l'Afghanistan, au printemps 1996, sous la pression de Washington. Entre-temps, il avait fondé Al-Qaida, établi un réseau terroriste multinational et trempé dans des attentats antiaméricains ou des attaques contre les intérêts des Etats-Unis. La mission qu'il s'était donnée était mondiale. Elle visait les centres du pouvoir américain, donc les villes où ils se situent et les bases militaires, ainsi que les capitales de leurs alliés du monde arabe, alors que c'est des maisons en terre séchée du pays pachtoune que sont sortis les talibans, que c'est dans la campagne qu'ils ont commencé à bâtir leur image de justiciers barbus et enturbannés. Au début du moins, l'objectif véritable de Ben Laden était de renverser la monarchie de Riyad, impie et inféodée à Washington, comme celui du mollah Omar consistait à détruire le pouvoir corrompu de Kaboul. Paradoxalement, alors que ce dernier s'était converti à l'idéologie mondialiste de son ami d'Al-Qaida, allant même jusqu'à préconiser le jeudi 15 novembre « la destruction de l'Amérique », c'est dans les coins les plus reculés d'un des pays les plus isolés de la planète qu'Oussama Ben Laden avait été contraint de se replier en 1996. Encore plus aujourd'hui. Mais l'islam à la taliban n'est pas l'islam arabe, bien qu'il soit influencé par le wahhabisme venu du désert saoudien et qu'il fasse du prosélytisme à coups de millions de dollars. Le mollah Omar n'est pas un propagandiste du panarabisme ni un terroriste international ; son terreau, c'est l'Afghanistan, et plus particulièrement le pays pachtoune, où il a voulu imposer sa vision nationale. Ce n'est pas un tribun utilisant à son profit les merveilles de la technologie pour perpétrer des attentats sophistiqués et faire passer son message auprès des déçus de la mondialisation. Il ne connaît rien aux arcanes de la finance internationale, qui n'ont aucun secret pour le banquier du djihad, se contentant de puiser quand il le faut dans l'un des deux coffres fermés à clé qu'il serre sous son lit, l'un rempli d'afghanis, l'autre de dollars. Il n'a que mépris pour « l'ordinateur ou d'autres machines tout aussi absurdes » (entretien publié par Politique internationale, 1997, no 54), qui crépitent dans les grottes-refuges d'Al-Qaida, et il a interdit cette même télévision qu'utilise pour sa part Ben Laden avec tant de brio, tout comme les cassettes vidéo. Tout cela au nom du « renouveau de l'islam et de sa mission : sauver le monde de l'ignorance ». Rien ne permet de dire non plus que les « Arabes » d'Afghanistan aient interdit à leurs filles d'apprendre à lire ; Oussama Ben Laden a fait venir de l'étranger d'excellents professeurs pour éduquer ses fils, qui ne se limitent pas à ânonner le Coran comme les petits Afghans dans les madrasas. Le chef suprême des talibans fuit la publicité, et on ne possède pas de bonne photo de lui ; il n'a donné que de rares entretiens et veut instaurer un régime islamique à ras de terre, basé sur la charia et la coutume pachtoune, le pachtounwali. Ce n'est que depuis l'arrivée de son maître à penser qu'il a tourné son regard vers l'Occident et le monde arabe. Jusque-là, l'adversaire de toujours, c'était l'Inde, qu'avaient conquise les Moghols venus d'Afghanistan avant d'en être chassés par les Anglais. Une Inde d'où provenait le bouddhisme, qui a sculpté les bouddhas géants de Bamiyan - dynamités par les talibans - et à laquelle il reproche, comme ses maîtres de la secte des Déobandis, très puissante dans les madrasas du Pakistan (elles-mêmes largement financées par des ONG saoudiennes), de vouloir étouffer l'islam dans un monde hindouiste. Un Pakistan en guerre larvée depuis plus d'un demi-siècle avec son grand voisin, en particulier à propos du Cachemire, et dont 16 % de la population est d'ethnie pachtoune. Ce n'est que récemment que le mollah Omar a repris à son compte les incantations de Ben Laden contre des chrétiens et des juifs, dont on parle fort peu chez les paysans afghans. Le chercheur suisse Pierre Centlivres, auteur des Bouddhas d'Afghanistan (Favre Pierre- Marcel), voit dans le mollah Omar le successeur des « mollahs fous » charismatiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, qui parvenaient à unifier un temps les tribus pachtounes derrière une cause sainte, la lutte contre l'émir de Kaboul ou l'étranger, l'Anglais à l'époque. On pourrait aussi le r au brigand Batcha-Sakao, qui chassa le roi Amanoullah de Kaboul en 1929 pour n'y régner que quelques mois, fermant les écoles et réimposant turbans et barbes avant d'être fusillé et pendu la tête en bas. Mais les talibans ont été plus loin pour atteindre à un destin national, en raison de leur succès mais surtout de leur programme, très précis, de « rectification des moeurs ». Et du soutien d'Islamabad. Ce programme, fondamentaliste à l'extrême, a attiré beaucoup de Pachtounes, qui se considèrent comme les maîtres légitimes du pays, comme l'ont reconnu dans un entretien au Guardian de Londres des moudjahidins de Jalalabad : « Les talibans ont fait de bonnes choses, mais je déteste leur comportement. Ils torturaient ceux qui ne portaient pas la barbe, cherchant toujours la petite bête. (...) Nous avons traditionnellement suivi la coutume de la burqa, mais les talibans ont proscrit l'éducation des femmes, et nous ne sommes pas d'accord. Et nous n'aimons pas les Arabes qu'ils ont fait venir. Il faut que tous les étrangers quittent l'Afghanistan ! » Ces « Arabes », et leur chef en premier lieu, le mollah Omar s'est refusé à les faire partir - coutume pachtoune de l'hospitalité oblige -, encore moins à les livrer aux Etats-Unis quand ceux-ci les réclamaient afin de juger Ben Laden et ses lieutenants pour leur implication dans les attentats anti-américains qui se succèdent depuis 1993. Une coutume qui a bon dos puisqu'elle est allégrement violée dans ce pays où la trahison et les changements de camp sont fréquents, et où un proverbe dit qu' « un invité est chez lui pendant trois jours ». Ce ne sont pourtant pas les talibans qui les ont fait venir, mais le djihad antisoviétique, auquel peu d'entre eux, trop jeunes alors, ont pris part ; Ben Laden et son ami mollah sont en quelque sorte les enfants illégitimes de la guerre froide, nés de l'ultime conflit américano-soviétique. Mais c'est un des reproches que leur font les Afghans, qui n'ont jamais aimé que des étrangers s'installent chez eux. Car le mollah Omar a besoin de Ben Laden comme ce dernier a besoin de lui. Les deux hommes ont été présentés l'un à l'autre par l'ISI peu après la prise de Kaboul par les talibans, le 26 septembre 1996. Pris de court par la défaite de ses amis fondamentalistes de Jalalabad, auprès desquels il s'était réfugié, le multimillionnaire saoudien recherchait les bonnes grâces du nouveau pouvoir en place, avec lequel il partageait un fanatisme religieux similaire, une vision obscurantiste de la religion et de l'islam puisée aux mêmes sources. Tous deux s'estiment au point que le mollah a perdu le pouvoir pour protéger son hôte, et que ce dernier a dit que l'Afghanistan était « le seul véritable Etat islamique ». Il a aussi fourni à son nouvel allié l'appui déterminant de ses brigades internationales islamistes, en particulier lors de la prise de Mazar-e-Charif. LES nouveaux croisés de l'islam intégriste ont combattu aux côtés de ces moines soldats, de ces templiers incultes aussi sectaires et cruels dans leur quête d'un messianisme utopique d'un autre âge que les Khmers rouges. Ben Laden a mis sa fortune au service de l'effort de guerre des talibans, importé des armes et du matériel, mais aussi, dit-on, des milliers de voitures d'occasion pour les cadres du régime, sensibles malgré tout aux attraits du pouvoir. Il leur a construit, ainsi qu'au mollah Omar, devenu son voisin à Kandahar, des maisons. Il a mis à leur service ses réseaux transnationaux et sa puissance financière, et tremperait dans le trafic de l'opium et de l'héroïne, interdit aux bons musulmans mais oeuvre pie quand il s'agit de corrompre l'infidèle. En échange, il a reçu asile et protection. Mais s'est-il préoccupé de faire bénéficier de ses largesses des Afghans frappés par une sécheresse meurtrière ? Depuis lors, la symbiose entre les deux hommes s'est renforcée, l'influence de l'élégant parrain du terrorisme, qui a voyagé à travers le monde et côtoyé les puissants et les ténors de l'islamisme, a transformé le petit clerc à la barbe en broussaille, lequel n'est sorti de son pays que pour les camps de réfugiés de la frontière pakistanaise et n'a quitté Kandahar pour Kaboul qu'une seule fois. Au point que l'on peut se demander si Ben Laden - qui se présentait comme son « disciple » - n'a pas en réalité exercé un rôle déterminant au sein du pouvoir taliban, s'il n'en était pas l'éminence grise, voire, selon ses ennemis, le véritable chef. Des rumeurs ont fait état du mécontentement de hiérarques talibans face à l'emprise de ces Arabes venus d'ailleurs et mal aimés. Lequel des deux hommes exerçait réellement le pouvoir ? A moins qu'ils n'aient travaillé étroitement ensemble, partageant leurs expériences et mettant leurs forces en commun, comme Oussama Ben Laden avait su si bien le faire avec les autres leaders islamistes qui ont rejoint Al-Qaida. Ce qui n'aurait pas empêché le mollah Omar, fin 1998, de rappeler Ben Laden d'autorité à Kandahar, après que celui-ci eut prononcé sa fatwa demandant aux musulmans de tuer tous les Américains. Il n'y a qu'un seul pouvoir en Afghanistan, aurait-il dit, furieux. La brouille n'a, en tout cas, pas duré. CHACUN avait néanmoins ses propres objectifs. C'est ainsi que les talibans ont longtemps négocié avec les Américains l'ouverture d'un oléoduc transportant le pétrole d'Asie centrale, qui aurait rempli les coffres du nouvel émirat, alors même qu'Al-Qaida se préparait à faire sauter les ambassades des Etats-Unis, au Kenya et en Tanzanie. Les négociations avec Washington se sont même poursuivies, avec des hauts et des bas, jusqu'à la veille du 11 septembre. Le mollah Omar savait-il que, pendant ce temps, son vieil ami se préparait à détourner des avions pour qu'ils s'écrasent sur New York et le Pentagone ? Ben Laden était sans doute au courant des marchandages concernant son éventuelle livraison aux Américains. Mais s'agissait-il pour les talibans de faire traîner les choses sans avoir la moindre intention de céder aux pressions de la Maison Blanche - « Il a disparu », on ne sait plus où il se trouve, affirmaient-ils parfois - et de profiter ainsi de la naïveté de leurs interlocuteurs, avec le soutien en sous-main de l'ISI et d'un Pakistan qui a joué jusqu'au bout un jeu des plus ambigus ? Ou bien ont-ils vraiment envisagé un moment de se débarrasser d'un personnage devenu encombrant, qui pouvait au mieux leur rapporter gros, au pis leur coûter une nouvelle guerre avec la première puissance mondiale ? Auraient-ils pu, s'ils l'avaient voulu, anéantir la garde prétorienne qui le protégeait ? Toujours est-il que le mollah Omar a passé outre à l'avis de ses propres oulémas, qui avaient souhaité, après le 11 septembre, que Ben Laden quitte l'Afghanistan, de son propre gré il est vrai. Après avoir été l'ultime champ de bataille de la guerre froide, l'Afghanistan a subi, à sa manière, les contrecoups de la mondialisation. Jamais, avant l'arrivée de l'informatique et de l'avion, de la communication instantanée et des échanges, une organisation terroriste n'aurait pu s'établir dans un pays aussi reculé pour tisser son réseau aux quatre coins de la planète. Les porteurs de nouvelles à pied et à cheval ont été remplacés par le courriel, les ordres se répandent comme une traînée de poudre, on n'a plus besoin d'une horde de cavaliers pour les imposer à travers steppes et déserts. En même temps, un clerc d'un pays hors du temps, issu du fond des âges et ignorant des changements qu'a connus la planète depuis la mort du Prophète il y a près de quinze siècles, en voulant imposer à ses compatriotes un régime d'antan, a fait trembler la toute-puissante Amérique ! Il a suffi que, par un concours de circonstances imprévu, il accorde l'hospitalité à un coreligionnaire venu de loin, le laisse installer au fond de grottes ses ordinateurs, ses laboratoires et ses arsenaux pour déclencher une crise internationale dont les effets risquent de se faire sentir pendant de longues années. Aussi longtemps que l'Occident ne se sera pas penché sur les phénomènes qui les ont nourris, les frustrations des masses arabes ou le conflit israélo-palestinien. Comme les deux hommes viennent d'en faire, à leurs dépens, l'amère expérience, le « pays des ingouvernables » mérite toujours son nom.

« des bouteilles de champagne dans le bustier de ses compagnes...

Au même moment, le jeune Omar apprenait le Coran dans ununivers rigoriste de mâles, aux relents parfois homosexuels, et dont la femme était bannie. A la mort du patriarche et fondateur de l'empire familial, Oussama hérite d'une grosse somme d'argent et entretient une écuriede course.

Tout change quand ce jeune Saoudien occidentalisé, comme le père avait voulu que le soit sa descendance, estreconverti par des islamistes locaux et s'envole pour l'Afghanistan, que l'armée rouge vient d'envahir en 1979.

C'est là que leroyaume wahhabite envoyait ses têtes brûlées en espérant que, s'ils s'en sortaient, ils seraient devenus antisoviétiques, expliqueOlivier Roy.

Le chef des services secrets d'alors, le prince Turki, n'imaginait pas qu'ils pourraient en revenir radicalisés etantimonarchistes. C'est l'époque où la CIA - toujours aussi clairvoyante ! - se faisait du jeune Oussama l'image d'un « terroriste habillé par Gucci», apportant des dizaines de millions de dollars saoudiens par mois aux moudjahidins (Peter Bergen dans Holy War Inc.

: Insidethe Secret World of Osama Bin Laden ).

Oussama importait des bulldozers pris dans le parc de la compagnie de constructionfamiliale, qu'il conduisait lui-même à travers la montagne pour construire des bases militaires et, déjà, creuser des grottes. S'EST-IL battu ? Peu sans doute, selon l'ancien patron local de la CIA ; guère, disent des Saoudiens aujourd'hui ; comme unlion, assure sa légende.

En particulier lors de la bataille de Jaji, au cours de laquelle il aurait pris le kalachnikov d'un généralsoviétique - qu'il ne quitte plus jamais - et vu tomber à ses pieds un obus qui n'explosa pas.

Il y perçut un signe du destin, un deplus.

La suite, on la connaît, son retour manqué au pays, où son militantisme dérangeait, son exil au Soudan puis son expulsionvers l'Afghanistan, au printemps 1996, sous la pression de Washington.

Entre-temps, il avait fondé Al-Qaida, établi un réseauterroriste multinational et trempé dans des attentats antiaméricains ou des attaques contre les intérêts des Etats-Unis. La mission qu'il s'était donnée était mondiale.

Elle visait les centres du pouvoir américain, donc les villes où ils se situent et lesbases militaires, ainsi que les capitales de leurs alliés du monde arabe, alors que c'est des maisons en terre séchée du payspachtoune que sont sortis les talibans, que c'est dans la campagne qu'ils ont commencé à bâtir leur image de justiciers barbus etenturbannés.

Au début du moins, l'objectif véritable de Ben Laden était de renverser la monarchie de Riyad, impie et inféodée àWashington, comme celui du mollah Omar consistait à détruire le pouvoir corrompu de Kaboul. Paradoxalement, alors que ce dernier s'était converti à l'idéologie mondialiste de son ami d'Al-Qaida, allant même jusqu'àpréconiser le jeudi 15 novembre « la destruction de l'Amérique », c'est dans les coins les plus reculés d'un des pays les plus isolésde la planète qu'Oussama Ben Laden avait été contraint de se replier en 1996.

Encore plus aujourd'hui. Mais l'islam à la taliban n'est pas l'islam arabe, bien qu'il soit influencé par le wahhabisme venu du désert saoudien et qu'il fassedu prosélytisme à coups de millions de dollars.

Le mollah Omar n'est pas un propagandiste du panarabisme ni un terroristeinternational ; son terreau, c'est l'Afghanistan, et plus particulièrement le pays pachtoune, où il a voulu imposer sa vision nationale.Ce n'est pas un tribun utilisant à son profit les merveilles de la technologie pour perpétrer des attentats sophistiqués et faire passerson message auprès des déçus de la mondialisation.

Il ne connaît rien aux arcanes de la finance internationale, qui n'ont aucunsecret pour le banquier du djihad, se contentant de puiser quand il le faut dans l'un des deux coffres fermés à clé qu'il serre sousson lit, l'un rempli d'afghanis, l'autre de dollars.

Il n'a que mépris pour « l'ordinateur ou d'autres machines tout aussi absurdes »(entretien publié par Politique internationale, 1997, no 54), qui crépitent dans les grottes-refuges d'Al-Qaida, et il a interdit cettemême télévision qu'utilise pour sa part Ben Laden avec tant de brio, tout comme les cassettes vidéo. Tout cela au nom du « renouveau de l'islam et de sa mission : sauver le monde de l'ignorance ».

Rien ne permet de dire non plusque les « Arabes » d'Afghanistan aient interdit à leurs filles d'apprendre à lire ; Oussama Ben Laden a fait venir de l'étrangerd'excellents professeurs pour éduquer ses fils, qui ne se limitent pas à ânonner le Coran comme les petits Afghans dans lesmadrasas. Le chef suprême des talibans fuit la publicité, et on ne possède pas de bonne photo de lui ; il n'a donné que de rares entretienset veut instaurer un régime islamique à ras de terre, basé sur la charia et la coutume pachtoune, le pachtounwali.

Ce n'est quedepuis l'arrivée de son maître à penser qu'il a tourné son regard vers l'Occident et le monde arabe.

Jusque-là, l'adversaire detoujours, c'était l'Inde, qu'avaient conquise les Moghols venus d'Afghanistan avant d'en être chassés par les Anglais.

Une Inded'où provenait le bouddhisme, qui a sculpté les bouddhas géants de Bamiyan - dynamités par les talibans - et à laquelle ilreproche, comme ses maîtres de la secte des Déobandis, très puissante dans les madrasas du Pakistan (elles-mêmes largementfinancées par des ONG saoudiennes), de vouloir étouffer l'islam dans un monde hindouiste.

Un Pakistan en guerre larvée depuisplus d'un demi-siècle avec son grand voisin, en particulier à propos du Cachemire, et dont 16 % de la population est d'ethniepachtoune.

Ce n'est que récemment que le mollah Omar a repris à son compte les incantations de Ben Laden contre deschrétiens et des juifs, dont on parle fort peu chez les paysans afghans.. »

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