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République oblige

Publié le 17/01/2022

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5 mai 2002 L'AFFRONT que constituait pour la France, pour elle-même comme pour tous ceux qui, à l'extérieur, la regardent, le résultat de Jean-Marie Le Pen au premier tour de l'élection présidentielle a été lavé au second tour par le vote franc et massif en faveur de Jacques Chirac. En quinze jours, le cauchemar a cédé la place au rêve renouvelé d'une France fraternelle, et désormais soulagée. Grâce à un vote républicain dont l'énoncé et la clarté montrent la force de l'obligation faite à Chirac par ses concitoyens. République oblige. La situation née du scrutin du 5 mai est en effet inédite : Jacques Chirac est désormais l'élu de huit Français sur dix ; il incarne un choix de société commun à toutes celles et ceux qui continuent de croire à la devise républicaine ; il est donc élu sur des principes et non réélu sur son projet ; élu au moins autant, sinon plus, par la gauche que par la droite, car cette dernière ne pourrait être, en France, nettement majoritaire qu'avec les voix de l'extrême droite. A situation inédite, président inédit : il revient à celui qui a une si longue carrière politique derrière lui d'inventer, d'innover s'il ne veut pas que l'élan du 5 mai se dissipe. Pour l'heure, Jacques Chirac est entre deux infinis : il est celui qui, au premier tour, de toute la Cinquième République, a rassemblé le plus petit nombre de suffrages sur son nom et sur son projet propre ; il est aussi celui qui, au second tour, de toutes les Républiques, a rassemblé le plus grand nombre de ses concitoyens ! De cet homme-là, on craint le pire : qu'il se replie sur son petit noyau du premier tour, comme il l'avait fait en 1995 ; et on attend le meilleur : qu'il se hisse à la hauteur de la confiance qui lui a été accordée le 5 mai. Et cet homme-là, manifestement, se cherche encore, hésitant entre de Gaulle - « J'ai compris », pour « je vous ai compris » - et Mitterrand « Je serai toujours à vos côtés » pour « je serai toujours parmi vous ». Pour reprendre la vieille distinction freudienne, le « moi » chiraquien a du mal à se trouver entre le « ça » - la politique à la petite semaine du Chirac première manière - et le « surmoi » que lui demandent les Français, c'est-à-dire une synthèse capable de transcender nos divisions et de faire ressortir une unité tendue vers l'avenir et qui compense la faiblesse de la position de la France sur la scène européenne et mondiale. Voilà donc l'homme qui incarne le mieux la vision la plus traditionnelle de la politique - camp contre camp, clan contre clan - tenu désormais de changer celle-ci, sans le secours de deux notions clés qui ont armé ses prédécesseurs : la « majorité présidentielle », et son envers, la « cohabitation ». Désormais, à l'intérieur du cercle républicain, toute majorité qui se dégagera des élections législatives sera celle du président. De la même façon, la « cohabitation », c'est-à-dire l'institutionnalisation, au sommet de l'Etat, de la lutte pour le pouvoir, n'est plus possible, faute de sens : quel que soit le cas de figure, le gouvernement sera issu d'une majorité, de droite ou de gauche, qui a voté Chirac ! Ainsi celui qui, de tous les présidents, aura été au cours de son premier mandat le président le plus faible, devient inattaquable, incassable, pour peu qu'il garde le contact avec le rôle que lui ont consenti les Français le 5 mai. Celui-ci ne peut plus être celui que lui assignent les porte-parole de la droite : à savoir l'instrument d'une reconquête absolue du pouvoir, l'aspiration - au demeurant légitime - à un quasi-monopole de celui-ci, la remise en cohérence du régime, version Pompidou, ou version Chirac 1995-1997 ; la sanction viendrait alors très vite, de la part d'une population qui se sentirait de nouveau flouée. Ce rôle ne peut pas être non plus celui dans lequel la gauche voudrait cantonner Jacques Chirac : celui d'une simple référence républicaine sans autre « mission » que celle - qui n'est pas mince - du roi d'Espagne. Si, comme Chirac l'a proclamé lui-même, le vote du 5 mai est un « choix fondateur », il va lui falloir, oui, « présider autrement » ! C'est-à-dire inventer une présidence qui soit à la fois un magistère moral - notre histoire est ainsi particulièrement ironique - et une force d'impulsion, au- dessus des partis, au-delà des majorités. Rude affaire pour un homme qui ne s'est jamais vraiment posé de questions, et dont la problématique a toujours été celle-ci : gagner, et après « on verra » ! Cette fois, il va devoir réfléchir à deux fois. D'autant plus rude affaire que les problèmes sont là, bien là, et sont désormais redevenus les siens, et non ceux d'un gouvernement qu'il lui suffisait de critiquer. Car les cinq millions d'électeurs de Le Pen sont là, hélas, pour nous le rappeler : la France est en crise politique. Crise ouverte depuis le 21 avril et l'accident électoral du candidat socialiste. Confirmée le 5 mai avec ce plébiscite baroque et sans précédent, la réélection d'un président hier minoritaire par ses propres adversaires qui, auparavant, n'avaient de cesse de le décrier. Mais aussi sourde, rampante et larvée, depuis que l'extrême droite s'est installée à demeure dans le paysage politique national. Car le diagnostic n'a pas changé par rapport à ce que nous écrivons, dans ces colonnes, depuis bientôt vingt ans, depuis 1984 et la première percée significative du Front national - aux élections européennes : ce n'est pas essentiellement une crise sociale ou économique qui fait le lit de ce parti xénophobe, mais une crise politique, une crise du lien politique dans toutes ses dimensions, d'institutions monarchiques fatiguées à un jacobinisme territorial épuisé, en passant par les maux divers qui affectent le système scolaire, la scène télévisuelle, l'engagement militant, etc. Cette crise du lien politique se nourrit évidemment d'une crise du lien social - dont témoigne l'insécurité - et d'une crise du lien national - qui libère le racisme - qu'elle aggrave. C'est ce lien politique qu'il faut aujourd'hui reconstruire, de haut en bas, de bas en haut. Cela ne résoudra certes pas toutes les difficultés d'une vieille nation bousculée par les incertitudes d'un monde à inventer, celui de l'Europe et de la mondialisation. Mais il n'y a pas d'autre levier pour changer la donne, créer le mouvement, renverser la situation, transformer la crise en renaissance. Tel est l'enjeu que Jacques Chirac a aujourd'hui en main, et dont le choix du premier ministre, puis du gouvernement, est la première concrétisation. Tel est aussi l'enjeu pour la gauche dont le sursaut républicain l'oblige, elle aussi, à se dépasser. « La vraie victoire fait sa fortune du hasard et se moque de la nécessité, des convenances, modes et conservatismes qui pèsent depuis toujours. » Il y a un an, le plus proche collaborateur de Jacques Chirac, Dominique de Villepin, énonçait cette recommandation au détour de sa narration de l'épopée napoléonienne des Cent- Jours, où l'on pouvait lire, déjà, un précis pour temps d'inquiétude et de sursaut. Réélu par la gauche autant, sinon plus, que par la droite, Jacques Chirac saura-t-il entendre, nous entendre ? JEAN-MARIE COLOMBANI Le Monde du 7 mai 2002

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