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Sept semaines d'exode massif au Kosovo

Publié le 17/01/2022

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10 juin 1999 900 000 Albanais ont fui le Kosovo depuis le début de l'épuration ethnique déclenchée par les Serbes, et plusieurs centaines de milliers errent encore à l'intérieur des frontières. Leurs témoignages, recoupés par le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies, la Fédération internationale des droits de l'homme et les organisations humanitaires, confirment la volonté de déporter les populations avec destruction des états civils, des cadastres, des biens. Ils attestent des exécutions, viols et pratiques qui relèvent des "crimes contre l'humanité" L'exode massif des Albanais du Kosovo commença les 27 et 28 mars, quatre jours après les premiers raids de l'aviation de l'OTAN sur la Serbie. Dès le 25 mars, des villes avaient été vidées - Prizren et Djakova au sud-ouest, Pec et Istok à l'ouest - à l'issue d'une méticuleuse campagne d'expulsions forcées, perpétrée par les policiers, les paramilitaires et l'armée yougoslave. "Le samedi 27 mars, la police a débarqué chez nous, nous ordonnant de quitter les lieux : "Si vous ne voulez pas être tués il faut partir !" Je me suis rendue au centre-ville [il s'agit d'Istok, une ville de l'ouest du Kosovo]. Les maisons ont été pillées par les Gitans, puis incendiées par la police. La maison de l'OSCE [Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, qui avait déployé 1 400 vérificateurs sur le terrain à l'automne 1998] a été brûlée ", confie à Médecins sans frontières (MSF) une femme de quarante-quatre ans originaire d'Istok, réfugiée avec ses cinq enfants et son père à Rozaje, au Monténégro. Elle poursuit : "Ensuite, je me suis enfuie sous la pluie vers les montagnes. J'ai marché pendant une dizaine d'heures, accompagnée d'enfants (le plus jeune avait un mois) et de paralysés. Nous avons passé trois jours dans les montagnes sans rien, ni nourriture, ni vêtements, ni argent. Alors, nous sommes retournés en ville. La police nous attendait. Nous avons été rassemblés (peut-être 5 000 personnes) à la station de bus. Nos avons été frappés et menacés. Des vieillards et des gens paralysés ont été tués. La police nous a lancé un ultimatum : si à 23 heures vous n'êtes pas partis, vous êtes morts. Nous avons attendu cinq heures. (...) Des Albanais, avec un tracteur, m'ont emmenée au Monténégro." Dans le cas de Pristina, la capitale de la province, l'épuration commença par les quartiers périphériques pour se terminer par le centre. Rue après rue, les habitants de cette ville, qui comptait 200 000 âmes avant la guerre, furent tirés de chez eux selon le même scénario que celui précédemment décrit, puis conduits à la gare ferroviaire, où des trains totalement bondés les emmenèrent vers la frontière macédonienne. Parfois, les villes furent "épurées" par étapes. A Djakova (Djakovica en serbo-croate), une ville d'environ 100 000 habitants située à neuf kilomètres de la frontière albanaise, la population catholique albanaise serait restée jusqu'à la fin du mois d'avril, fournissant un précieux secours en vivres aux Albanais de confession musulmane chassés au lendemain des frappes et réfugiés dans les montagnes, démunis de tout. En revanche, la ville de Pec, environ 80 000 habitants, chef-lieu d'une région de monastères orthodoxes à l'ouest, fut, dès les premiers jours, totalement vidée. Les archives de l'état civil, les cadastres auraient été détruits sur place. Toutefois, les gens qui ont fui vers le Monténégro ont, en majorité, pu garder intacts leurs papiers d'identité, tandis que les réfugiés se dirigeant vers l'Albanie ou la Macédoine se les sont vu confisquer, puis déchirer, pendant le trajet ou au poste- frontière. Certains ont même dû signer une lettre par laquelle ils renonçaient au droit de rentrer chez eux. Puis ce fut le tour, entre le 27 mars et le 16 avril, des petites localités et villages entourant ces villes : Padalista, Vrela, Belaj, Moistir, Racosh, Cerce autour de Pec et d'Istok ; Dvaran, Grikove, Sapi dans la région d'Orahovac ; Tavnic, Shipolje, Vaganica, Doberluk autour de Mitrovica ; Donaj, Malsiere, Dragas autour de Prizren, sans qu'il soit possible de retrouver dans ces expulsions une application stricte du plan de nettoyage ethnique de la province, dit "en fer à cheval" ( podkova en serbo-croate). Quant aux 11 600 réfugiés qui se pressaient à la frontière macédonienne le 4 mai, ils venaient en majorité du nord (Podouevo) ou du centre (Glocovac, à trente-cinq kilomètres au sud de Pristina). Cette campagne planifiée et organisée a conduit au plus grand déplacement de population qu'ait connu l'Europe depuis la deuxième guerre mondiale. La planification de cette opération ne fait aucun doute. William Bourdon, l'avocat de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) qui a recueilli , entre le 8 et le 11 avril , des témoignages de Kosovars réfugiés au Monténégro, rapporte : "Beaucoup de ces réfugiés parlent de voisins ou d'amis serbes les ayant mis en garde plusieurs jours avant le début des bombardements (...). Des armes avaient été distribuées parmi la population serbe avant le commencement des frappes." Une enquête journalistique récemment publiée par le Washington Post remonte plus loin dans le temps. Elle rappelle qu'en janvier un journal de Pristina avait informé ses lecteurs que les fonctionnaires yougoslaves du Kosovo avaient reçu la consigne de réunir à des "fins de protection" des archives venues de différents villages et de les envoyer au nord et à l'ouest. Au même moment, musées, bibliothèques et monastères ont commencé à être vidés, les richesses qu'ils recelaient auraient été envoyées à Belgrade. La suite est plus connue : le renforcement de la présence des troupes yougoslaves au Kosovo au moment même où se tenaient les négociations de Rambouillet, la présence - dès janvier selon le Post - de paramilitaires comme les "tigres" d'Arkan dans la région de Mitrovica, de Velika Hoca ou ailleurs, les "bérets rouges" de Franko Simatovic. Le départ, enfin, des vérificateurs de l'OSCE, qui franchirent la frontière macédonienne le 20 mars, sous les applaudissements des forces serbes. D'après un décompte effectué jeudi 6 mai par le Haut-Commissariat aux réfugiés de l'ONU (HCR), 875 000 Albanais du Kosovo ont quitté la province depuis les affrontements de mars 1998, dont 716 000 depuis le déclenchement des bombardements aériens de l'OTAN, le 24 mars. Parmi eux, 406 000 ont trouvé refuge en Albanie, 230 900 en Macédoine, 61 700 sont au Monténégro, 17 600 en Bosnie. De source yougoslave non confirmée par le HCR, 60 000 personnes seraient en Serbie et 130 000 ailleurs en Europe. En sept semaines, les paramilitaires, les unités de l'armée et de la police du président serbe Slobodan Milosevic ont réussi à faire à grande échelle ce qu'ils n'avaient qu'esquissé lors du conflit en Bosnie-Herzégovine : chasser, par une politique de terreur et de déportations systématiques, les deux tiers de la population albanaise de souche qui, à 90 %, peuplait le Kosovo. Combien sont restés à l'intérieur de la province et quel peut être leur sort ? Lors du recensement de 1991, la population albanaise de la province avait été estimée à 1,8 million de personnes, auxquelles venaient s'ajouter 200 000 Serbes. Ce recensement - simple projection selon certains, car les Albanais de souche l'avaient à l'époque boycotté - devrait permettre une évaluation, même approximative, du nombre de personnes restées au Kosovo. Toutefois, à l'heure qu'il est, l'incertitude est totale sur le nombre et le sort de ces populations. Les ONG parlent d'une "catastrophe humanitaire en cours". Des centaines de milliers de personnes, chassées de leurs foyers, erreraient, pour moitié sans abri, sans être parvenues à atteindre les pays limitrophes. Les informations sur leur nombre exact, leur situation alimentaire et leur localisation sont rares et varient selon les sources. L'Alliance atlantique estime leur nombre entre 200 000 et 300 000. Le secrétaire général de l'Alliance, Javier Solana, avait, le 29 avril, évoqué le chiffre de 820 000. "Le nombre des personnes déplacées à l'intérieur du Kosovo est de 200 000, elles sont regroupées dans trois régions", a affirmé à la mi-avril Hubert Védrine, le ministre français des affaires étrangères. Deux jours plus tôt, le secrétaire d'Etat américain, Madeleine Albright, avait évoqué les privations endurées par pas moins de "700 000 Kosovars déplacés", un chiffre cité le matin même par le New York Times. "Je ne sais pas combien de personnes sont déplacées, au moins 270 000", avait indiqué à la même période le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, Sadako Ogata. Venue au siège de l'OTAN à Bruxelles le 14 avril, Mme Ogata s'était entretenue de la situation des réfugiés et des personnes déplacées avec M. Solana. "Les militaires de l'OTAN étudient les possibilités" de venir en aide à ces personnes, mais "il sera très difficile de trouver une solution car nous ne savons pas où elles se trouvent", avait alors déclaré le secrétaire de l'Alliance. Pourtant, le 21 avril, Mme Ogata déplorait le refus de l'OTAN de lui transmettre des informations sur les déplacés : "J'ai demandé à l'OTAN de partager les informations qu'elle recueille sur les populations déplacées grâce à la surveillance aérienne, mais jusqu'ici elle a refusé de le faire." Un peu auparavant, la presse internationale avait, sur la foi de clichés pris par les avions de reconnaissance occidentaux, publié de nombreuses cartes avec les localisations des groupes de déplacés, notamment dans les régions de Lapusnik (centre, entre 70 000 et 100 000), Podouevo (nord, 100 000) et Djakova (sud, à neuf kilomètres de la frontière albanaise, 100 000). D'après la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), "le pire est à craindre pour les hommes, femmes et enfants qui se sont repliés dans les montagnes de la région de Kacanik et au sud-est, notamment entre Kacanik et Gnjilane. De nombreux décès doivent être déplorés." Un instant évoquée, la perspective de largages de vivres à ces groupes épars fut rapidement abandonnée car trop problématique. Pour que les largages soient précis, les avions de l'Alliance devraient voler à basse altitude et à faible vitesse, se mettant à la portée des tirs de la DCA serbe. Enfin, la perspective d'une aide apportée aux déplacés du Kosovo par les dernières ONG sur place, une option avancée par la France en particulier, est mort-née. La majeure partie du personnel humanitaire a, en effet, quitté la province peu avant le début des frappes. Seuls sont sur place à l'heure actuelle quatre religieuses des OEuvres de Mère Teresa à Pec (ouest) et deux médecins grecs de Médecins du monde (MDM) présents à l'hôpital de Pristina. La faim pousserait aujourd'hui nombre d'Albanais du Kosovo à fuir la province, selon le Programme alimentaire mondial (PAM). "La pénurie alimentaire pousse les gens hors du Kosovo", a expliqué Mme Lindsey Davies, coordinatrice du PAM à Skopje. Dans une "enquête de sécurité alimentaire" effectuée quelques jours avant le déclenchement des bombardements de l'OTAN, Action contre la faim (ACF) soulignait "l'accès moindre" de la population albanaise aux commerces les mieux approvisionnés, tenus par des Serbes. SELON des récits de réfugiés recueillis en Albanie et en Macédoine, les choses ont empiré depuis : les magasins d'alimentation tenus par des Albanais ont été systématiquement pillés et incendiés, le bétail et les stocks alimentaires détruits dans les villages attaqués (400 villages incendiés selon l'OTAN). D'après ces derniers, le marché noir des produits alimentaires s'est renforcé. Le prix du kilo de sucre a été multiplié par six. Mais, même dans le cas où les Albanais ont assez d'argent pour s'acheter des denrées au marché noir, "les produits disponibles vont en majorité aux Serbes", explique Mme Davies. Enfin, corroborant ces craintes, le personnel humanitaire présent en Albanie, en Macédoine et au Monténégro souligne l'état de délabrement de plus en plus grand des derniers arrivants, parmi lesquels des cas de malnutrition sont signalés. L'OTAN a évoqué pour sa part des cas de choléra et de typhus parmi les personnes restées au Kosovo. Mais des rumeurs encore plus alarmantes se font jour. Jamie Shea, le porte-parole de l'Alliance atlantique, a ainsi montré plusieurs prises de vues aériennes de possibles fosses communes, notamment dans le village de Pusto Selo (au sud-ouest de Pristina). Des hommes seraient contraints d'enfouir des mines dans le sol (l'OSCE aurait recueilli nombres de témoignages sur ce sujet), d'autres auraient été enrôlés pour creuser des tombes, pour enterrer les victimes de massacres. Enfin, des civils, y compris des femmes et des enfants, seraient, selon le HCR, utilisés par les forces serbes comme "boucliers humains" : d'après les récits concordants de réfugiés parvenus en Albanie, des femmes et des enfants auraient été enfermés dans un dépôt de munitions des environs de Prizren, au sud-ouest du Kosovo, lors des raids de l'OTAN, a affirmé Kris Janowski, porte-parole du HCR. Préalablement séparés d'une soixantaine d'hommes par les forces serbes au cours de leur exode, ces femmes et ces enfants seraient détenus dans un bâtiment de trois étages. Au premier étage se trouverait le dépôt de munitions, le deuxième étage servirait de quartier à des militaires serbes, le dernier étage enfin serait bondé d'otages, a détaillé M. Janowski, qui reconnaît toutefois ignorer leur nombre exact. Car, une fois partis les représentants de diverses ONG et les 1 400 vérificateurs de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), et en l'absence de représentants de la presse internationale, plus rien ne filtre sur la situation interne au Kosovo. Les quelques journalistes convoyés par les autorités yougoslaves de Belgrade à Prizren (sud- ouest) afin de témoigner des effets du bombardement malencontreux d'une colonne de réfugiés par l'aviation de l'OTAN, à la mi-avril, ont décrit une province à feu et à sang où seules sont restées intactes les maisons serbes, reconnaissables à la croix entourée des quatre C (S en transcription latine, le symbole de l'unité des Serbes) dessinée sur la porte. "Le long de la route menant de Gnjilane à Urosevac [ouest] , puis au sud de Prizren et au nord-ouest de Djakovica [Djakova en albanais] , on peut voir des centaines de commerces détruits, pillés, incendiés", a rapporté Steven Erlanger, du New York Times. En fait, les seules informations sur la situation qui prévaut à l'intérieur de la province et sur l'échelle des exactions commises par la soldatesque de Milosevic viennent des personnes réfugiées en Albanie, en Macédoine et au Monténégro. Leurs témoignages ont été abondamment diffusés par la presse mondiale. Plusieurs ONG se sont récemment attachées à recueillir minutieusement et à croiser les récits de réfugiés. De quoi faire taire ceux qui nient, à Belgrade ou ailleurs, qu'un nettoyage ethnique ait jamais eu lieu. "On ne peut pas parler d'épuration ethnique au Kosovo", avait affirmé Igor Ivanov, le ministre russe des affaires étrangères, lors d'un séjour à Madrid le 15 avril. C'est "toute la population du Kosovo qui souffre. (...) Ce ne sont pas seulement les Albanais qui fuient, mais aussi les Serbes", avait-il confié à une radio espagnole. Médecins sans frontières, Human Rights Watch, mais aussi l'OSCE ou la FIDH - en partenariat avec Médecins du monde -, ont établi des rapports. Ceux-ci, et plus particulièrement celui de la FIDH, qui s'attache à donner une qualification juridique à ces crimes, seront en partie transmis au Tribunal pénal international sur l'ex-Yougoslavie. Selon la FIDH, ces assassinats, déportations, persécutions, "préparés, réfléchis et conduits de façon méthodique et systématique", recouvrent "la qualification de crimes contre l'humanité, tels que prévus par l'article 5 des statuts du TPI". Les équipes de MSF opérant dans les trois pays limitrophes (Monténégro, Albanie, Kosovo) ont ainsi recueilli et recoupé les récits de 639 personnes chassées de quarante- trois villes du Kosovo (soit huit régions : Djakova, Drenica, Mitrovica, Orahovac, Klina, Prizren, Istok et Pec, Pristina) entre le 25 mars et le 16 avril. "La cause essentielle des mouvements de population est la déportation", indique la première conclusion du rapport, qui poursuit : "Dans l'immense majorité des cas, l'objectif militaire est de déporter l'ensemble de la population d'une zone. Les villages sont vidés de toute leur population par la terreur et par la force. De l'autre côté de la frontière, on retrouve des familles, des quartiers, des villages entiers." Preuve du caractère forcé des déportations ? "Des militaires, des policiers ou des paramilitaires armés encadrent tout le long de la route les colonnes de personnes. Celles-ci suivent un itinéraire imposé jusqu'à la frontière et ne peuvent, sans risque, tenter de s'en écarter. " Certaines colonnes d'expulsés, selon MSF, ont parfois été "contraintes de faire de très grands détours par rapport à l'itinéraire le plus court". Soumises à "plusieurs ordres contradictoires", elles ont dû, après avoir été chassées une première fois, "revenir sur leurs pas puis retourner chez elles, où elles ont de nouveau été attaquées". L'organisation Human Rights Watch souligne ainsi que les gens qui ont passé le poste- frontière de Blace aux alentours du 26 avril, venus d'Urosevac (Ferizaj en albanais), ont erré près d'un mois avant de pouvoir sortir. Partis le 24 mars, ils ont été poussés ici et là par les forces serbes. Au cours de ces trajets erratiques, certains groupes de réfugiés, précise MSF, auraient été dirigés vers "des lignes de front, des poches de résistance, et utilisées pour déstabiliser celles-ci". Aux déportations s'ajoutent les spoliations, les destructions de biens : "Les habitations sont systématiquement brûlées, le bétail tué." Les personnes sont rançonnées par les policiers ou les paramilitaires, celles qui ne peuvent pas payer "sont parfois exécutées devant les autres". Les voitures sont souvent volées. Pour les garder, les propriétaires doivent acquitter "de fortes sommes". La plupart des assassinats "sont liés au vol ou au racket". Les expulsions se déroulent selon un procédé semblable : "Dans un premier temps, soit le village ou la zone subit des bombardements, soit la police vient, maison par maison, donner les ordres d'expulsion et fixer aux habitants un ultimatum de départ sous peine de mort", détaille le rapport. Puis, dans un deuxième temps, si la population refuse d'obtempérer, "elle est l'objet de violentes représailles : bombardement, encerclement par les chars, tirs des policiers et des paramilitaires. On relève alors l'assassinat de familles entières." Une fois le village vidé de ses habitants, "il est systématiquement brûlé". Parfois, "trains et bus peuvent aussi être réquisitionnés comme à Pristina", stipule le rapport. Souvent, au moment des expulsions, "les hommes sont séparés des femmes". Un homme âgé de vingt-huit ans, originaire de la région de Klina (vidée de ses résidents entre le 25 mars et le 12 avril), raconte : "La police est entrée dans notre maison le 28 mars et nous a demandé de partir pour l'Albanie. Il y avait environ 3 000 personnes rassemblées dans la rue. Sur la route, nous avons été arrêtés par la police et avons dû garder les mains en l'air très longtemps. La police a ensuite séparé les hommes de plus de seize ans du reste du groupe. Ils nous ont amenés à un endroit et nous ont demandé de nous déshabiller et de nous mettre vers des mitrailleuses qui étaient en action. Nous sommes restés là, sous la pluie, pendant deux heures. Des snipers ont visé plusieurs hommes du groupe." Une enquête épidémiologique réalisée par MSF à la mi- avril auprès de Kosovars réfugiés à Rozaje, au Monténégro, afin d'évaluer l'impact des exactions envers la population civile, fait apparaître "une répartition globale par personnes et par sexes normale". Toutefois, "dans la classe d'âge des 15- 55 ans, les hommes sont sous-représentés, ce qui laisserait supposer qu'une proportion [13 %, précise le rapport] des hommes serait restée se battre ou serait décédée", conclut l'enquête. Si les massacres ne semblent pas pouvoir être qualifiés de systématiques, "des femmes, des hommes et des enfants ont été tués ou blessés lors de l'attaque à la grenade de leur maison, d'autres sont tués lors du vol des biens, d'autres encore sont victimes de tirs des policiers car ils n'obéissent pas assez vite ou résistent à l'ordre d'expulsion". Enfin , les personnes susceptibles de "ralentir les déportations (handicapés, personnes âgées, invalides) ont été exécutées ou sont restées au Kosovo". Dans presque tous les cas, les témoignages mentionnent que les violences sont commises par des policiers et des paramilitaires masqués, parmi lesquels de nombreux témoins disent avoir reconnu "des voisins serbes ou des policiers locaux". Une jeune fille originaire de Padalista, un village aux environs d'Istok (ouest), raconte : "Le 27 mars, la police, les paramilitaires et l'armée yougoslave ont assailli notre village avec des Jeep, des camions et des chars. (...) Pendant une heure, des tirs continus nous ont empêchés de sortir de la maison. Puis quelqu'un a cassé une fenêtre et est entré. C'était le fils de mon voisin. Il portait un foulard noir sur la tête. Il est entré en disant : "Nous ne sommes plus voisins maintenant." La police nous a ordonné de sortir. Trois membres de ma famille sont sortis. A peine à l'extérieur, ils se sont fait tirer dessus par l'armée. Le reste de ma famille a pu s'enfuir et nous nous sommes cachés dans les environs. J'ai été témoin, pendant que nous nous cachions, de plusieurs scènes semblables d'assassinats, y compris celui d'un enfant de deux ans." Sur la foi de témoignages recoupés de nombreux réfugiés, l'organisation Human Rights Watch signale le massacre de soixante Albanais - dont vingt membres de la famille Popaj et vingt-cinq membres du clan Zhuniqi - à Bela Crkva, le 24 mars, quelques heures à peine après les premiers bombardements de l'OTAN, celui de quarante hommes à Velika Krusa, le lendemain, et donne la liste de trente-deux victimes tuées entre le 1er et le 4 avril à Djakova. D'autres récits, "dignes de foi" selon HWR, évoquent des exécutions de masse à Mala Krusa, Celina, Pirane, dans la région d'Orahovac. La concentration des assassinats de masse dans cette région pourrait correspondre à "une revanche" des forces serbes, dans une zone autrefois contrôlée par l'Armée de libération du Kosovo (UCK). Pour le Haut-Commissariat aux réfugiés de l'ONU (HCR), qui a recueilli les témoignages concordants de 2 476 réfugiés, c'est entre cent et deux cents hommes qui auraient été récemment massacrés par les forces serbes à Djakova (aujourd'hui totalement encerclée par les forces de "sécurité" serbes) et dans ses environs (village de Mei et Oriza). Les récits de ces réfugiés, arrivés épuisés et en état de choc au poste- frontière de Morina (Albanie), le 29 avril, mentionnent "des piles de cadavres" dans les rues. Enfin, l'agence Kosovapress, organe de l'UCK, a fait état, le 28 avril, du massacre de cinquante-trois Albanais de souche, commis le 17 avril par la police spéciale serbe dans le village de Poklek, près de Glogovac, dans le centre du Kosovo. L'agence dresse une liste précise des victimes - essentiellement du sexe féminin - selon leur âge (de six mois à soixante-quinze ans) et leur sexe, et publie leurs noms. D'après Kosovapress, les auteurs sont revenus pour détruire la maison où les victimes avaient été tuées à la grenade et à l'arme automatique. Les villageois auraient été rassemblés dans un premier temps dans une maison par des policiers serbes au front cerné d'un bandeau qui cherchaient des "terroristes". Ils ont été tués après avoir été enfermés toute une journée. Leurs corps ont été brûlés par la suite par les Serbes. MARIE JEGO Le Monde du 12 mai 1999

« tenaient les négociations de Rambouillet, la présence - dès janvier selon le Post - de paramilitaires comme les "tigres" d'Arkandans la région de Mitrovica, de Velika Hoca ou ailleurs, les "bérets rouges" de Franko Simatovic.

Le départ, enfin, desvérificateurs de l'OSCE, qui franchirent la frontière macédonienne le 20 mars, sous les applaudissements des forces serbes. D'après un décompte effectué jeudi 6 mai par le Haut-Commissariat aux réfugiés de l'ONU (HCR), 875 000 Albanais duKosovo ont quitté la province depuis les affrontements de mars 1998, dont 716 000 depuis le déclenchement desbombardements aériens de l'OTAN, le 24 mars.

Parmi eux, 406 000 ont trouvé refuge en Albanie, 230 900 en Macédoine,61 700 sont au Monténégro, 17 600 en Bosnie.

De source yougoslave non confirmée par le HCR, 60 000 personnes seraient enSerbie et 130 000 ailleurs en Europe.

En sept semaines, les paramilitaires, les unités de l'armée et de la police du président serbeSlobodan Milosevic ont réussi à faire à grande échelle ce qu'ils n'avaient qu'esquissé lors du conflit en Bosnie-Herzégovine :chasser, par une politique de terreur et de déportations systématiques, les deux tiers de la population albanaise de souche qui, à90 %, peuplait le Kosovo.

Combien sont restés à l'intérieur de la province et quel peut être leur sort ? Lors du recensement de 1991, la population albanaise de la province avait été estimée à 1,8 million de personnes, auxquellesvenaient s'ajouter 200 000 Serbes.

Ce recensement - simple projection selon certains, car les Albanais de souche l'avaient àl'époque boycotté - devrait permettre une évaluation, même approximative, du nombre de personnes restées au Kosovo.Toutefois, à l'heure qu'il est, l'incertitude est totale sur le nombre et le sort de ces populations.

Les ONG parlent d'une"catastrophe humanitaire en cours".

Des centaines de milliers de personnes, chassées de leurs foyers, erreraient, pour moitié sansabri, sans être parvenues à atteindre les pays limitrophes.

Les informations sur leur nombre exact, leur situation alimentaire et leurlocalisation sont rares et varient selon les sources. L'Alliance atlantique estime leur nombre entre 200 000 et 300 000.

Le secrétaire général de l'Alliance, Javier Solana, avait, le29 avril, évoqué le chiffre de 820 000.

"Le nombre des personnes déplacées à l'intérieur du Kosovo est de 200 000, elles sontregroupées dans trois régions", a affirmé à la mi-avril Hubert Védrine, le ministre français des affaires étrangères.

Deux jours plustôt, le secrétaire d'Etat américain, Madeleine Albright, avait évoqué les privations endurées par pas moins de "700 000 Kosovarsdéplacés", un chiffre cité le matin même par le New York Times.

"Je ne sais pas combien de personnes sont déplacées, au moins270 000", avait indiqué à la même période le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, Sadako Ogata. Venue au siège de l'OTAN à Bruxelles le 14 avril, Mme Ogata s'était entretenue de la situation des réfugiés et des personnesdéplacées avec M.

Solana.

"Les militaires de l'OTAN étudient les possibilités" de venir en aide à ces personnes, mais "il sera trèsdifficile de trouver une solution car nous ne savons pas où elles se trouvent", avait alors déclaré le secrétaire de l'Alliance.Pourtant, le 21 avril, Mme Ogata déplorait le refus de l'OTAN de lui transmettre des informations sur les déplacés : "J'aidemandé à l'OTAN de partager les informations qu'elle recueille sur les populations déplacées grâce à la surveillance aérienne,mais jusqu'ici elle a refusé de le faire." Un peu auparavant, la presse internationale avait, sur la foi de clichés pris par les avions de reconnaissance occidentaux, publiéde nombreuses cartes avec les localisations des groupes de déplacés, notamment dans les régions de Lapusnik (centre, entre70 000 et 100 000), Podouevo (nord, 100 000) et Djakova (sud, à neuf kilomètres de la frontière albanaise, 100 000).

D'aprèsla Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), "le pire est à craindre pour les hommes, femmes et enfants qui se sontrepliés dans les montagnes de la région de Kacanik et au sud-est, notamment entre Kacanik et Gnjilane.

De nombreux décèsdoivent être déplorés." Un instant évoquée, la perspective de largages de vivres à ces groupes épars fut rapidement abandonnée car tropproblématique.

Pour que les largages soient précis, les avions de l'Alliance devraient voler à basse altitude et à faible vitesse, semettant à la portée des tirs de la DCA serbe.

Enfin, la perspective d'une aide apportée aux déplacés du Kosovo par les dernièresONG sur place, une option avancée par la France en particulier, est mort-née.

La majeure partie du personnel humanitaire a, eneffet, quitté la province peu avant le début des frappes.

Seuls sont sur place à l'heure actuelle quatre religieuses des OEuvres deMère Teresa à Pec (ouest) et deux médecins grecs de Médecins du monde (MDM) présents à l'hôpital de Pristina. La faim pousserait aujourd'hui nombre d'Albanais du Kosovo à fuir la province, selon le Programme alimentaire mondial(PAM).

"La pénurie alimentaire pousse les gens hors du Kosovo", a expliqué Mme Lindsey Davies, coordinatrice du PAM àSkopje.

Dans une "enquête de sécurité alimentaire" effectuée quelques jours avant le déclenchement des bombardements del'OTAN, Action contre la faim (ACF) soulignait "l'accès moindre" de la population albanaise aux commerces les mieuxapprovisionnés, tenus par des Serbes. SELON des récits de réfugiés recueillis en Albanie et en Macédoine, les choses ont empiré depuis : les magasins d'alimentationtenus par des Albanais ont été systématiquement pillés et incendiés, le bétail et les stocks alimentaires détruits dans les villages. »

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