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Simone DE BEAUVOIR, Tout compte fait

Publié le 23/05/2011

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Enfant, adolescente, la lecture était non seulement mon divertissement favori mais la clé qui m'ouvrait le monde. Elle m'annonçait mon avenir : m'identifiant à des héroïnes de roman, je pressentais à travers elles mon destin. Dans les moments ingrats de ma jeunesse elle m'a sauvée de la solitude. Plus tard, elle m'a servi à étendre mes connaissances, à multiplier mes expériences, à mieux comprendre ma condition d'être humain et le sens de mon travail d'écrivain. [...] La joie de lire : elle ne s'est pas émoussée. Je suis toujours émerveillée par la métamorphose des petits signes noirs en un mot qui me jette dans le monde, qui précipite le monde entre mes quatre murs. Le texte le plus ingrat suffit à provoquer ce miracle. « J. F. 30 ans, sténodactylo exp. ch. travail trois jours par semaine. « Je suis des yeux cette petite annonce et la France se peuple de machines à écrire et de jeunes chômeuses. Je sais : le thaumaturge, c'est moi. Si devant les lignes imprimées je demeure inerte, elles se. taisent ; pour qu'elles s'animent, il faut que je leur donne un sens et que ma liberté leur prête sa propre temporalité, retenant le passé et le dépassant vers l'avenir. Mais comme au cours de cette opération je m'escamote, elle me semble magique. Par moments, j'ai conscience que je collabore avec l'auteur pour faire exister la page que je déchiffre : il me plaît de contribuer à créer l'objet dont j'ai la jouissance. Celle-ci se refuse à l'écrivain : même quand il se relit, la phrase née de sa plume se dérobe à lui. Le lecteur est plus favorisé : il est actif et cependant le livre le comble de ses richesses imprévues. La peinture, la musique suscitent en moi, pour la même raison, des joies analogues ; mais les données sensibles y jouent un rôle immédiat plus important. En ces domaines, je n'ai pas à effectuer le surprenant passage du signe au sens qui déconcerte l'enfant quand il commence à épeler des mots et qui n'a pas cessé de m'enchanter. [...] Cependant, je ne lis pas n'importe quoi. A moins de me situer dans une perspective sociologique ou linguistique, la page des petites annonces ne me retiendra pas. Quelles conditions faut-il pour qu'aujourd'hui un texte me prenne ? Il y en a de bien des espèces et les bénéfices que j'en retire sont très divers. En certains cas, je parcours l'ouvrage sans abandonner ma place au centre de mon propre univers dont je me borne à combler les lacunes. Lorsque je referme le volume, je me trouve avoir acquis certaines connaissances. A cette lecture informative s'oppose la lecture communication. L'auteur ne prétend pas alors me livrer un savoir mais transmettre à travers son oeuvre le sens vécu de son être dans le monde. Son expérience existentielle est irréductible à des concepts ou à des notions : elle ne m'instruit pas. Mais le temps d'une lecture, je vis dans la peau d'un autre. Ma vision de la condition humaine, du monde, de la situation que j'y occupe peut en être profondément modifiée. Il y a un critère assez net qui distingue ces deux catégories de livres. Le document informatif, je peux le résumer dans mon propre langage, livrant ainsi à un tiers un savoir universel ; dans une oeuvre littéraire, le langage est un jeu, c'est par lui que l'expérience vécue est donnée dans sa singularité : on ne saurait la communiquer avec d'autres mots. C'est pourquoi le texte imprimé sur la jaquette d'un bon roman et qui prétend le résumer le trahit toujours ; c'est pour cela aussi qu'un écrivain est si embarrassé quand on l'interroge sur un travail en cours : il ne peut pas faire connaître ce qui est par définition un non-savoir.

Simone DE BEAUVOIR, Tout compte fait, 1972.

1. Vous résumerez ce texte en 180 mots. Une marge de 10 % en plus ou en moins est admise. Vous indiquerez à la fin de votre résumé le nombre de mots employés. 2. Vous expliquerez le sens, dans le texte, des expressions suivantes : a) je m'escamote ; b) le langage est un jeu. 3. L'expérience de la lecture prenante décrite par Simone de Beauvoir correspond-elle à ce que vous attendez d'un texte ?

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