Voltaire conteur. Le corridor de la tentation
Publié le 23/05/2011
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Voltaire nous a laissé des contes et des romans : Candide, l'Ingénu, Zadig, etc., qui, à leur date, avaient surtout une valeur philosophique et politique. Aujourd'hui, nous en admirons la forme aisée et spirituelle; jamais la prose française n'a paru si naturelle et si claire.
Le corridor de la tentation (1748).
Nabussan, un des meilleurs princes de l'Asie, était toujours trompé et volé : c'était à qui pillerait ses trésors. Le receveur général de l'île de Serendib donnait toujours cet exemple, fidèlement suivi par les autres. Le roi le savait : il avait changé de trésorier plusieurs fois, mais n'avait pu changer la mode établie de partager les revenus du roi en deux moitiés inégales, dont la plus petite revenait toujours à Sa Majesté, et la plus grosse aux administrateurs. Le roi Nabussan confia sa peine au sage Zadig. « Vous qui savez tant de belles choses, lui dit-il, ne sauriez-vous pas le moyen de me faire trouver un trésorier qui ne me vole point? — Assurément, répondit Zadig : je sais une façon infaillible de vous donner un homme qui ait les mains nettes. « Le roi charmé lui demanda, en l'embrassant, comment il fallait s'y prendre. « Il n'y a, dit Zadig, qu'à faire danser tous ceux qui se présenteront pour la dignité de trésorier, et celui qui dansera avec le plus de légèreté sera infailliblement le plus honnête homme. — Vous vous moquez, dit le roi; voilà une plaisante façon de choisir un receveur de mes finances. Quoi! vous prétendez que celui qui fera le mieux un entrechat sera le financier le plus intègre et le plus habile! — Je ne vous réponds pas qu'il sera le plus habile, repartit Zadig; mais je vous assure que ce sera indubitablement le plus honnête homme. « Zadig parlait avec tant de confiance, que le roi crut qu'il quelque secret surnaturel pour connaître les financiers. « Je n'aime pas le surnaturel, dit Zadig; si Votre Majesté veut me laisser faire l'épreuve que je lui propose, elle sera bien convaincue que mon secret est la chose la plus simple et la plus aisée. « Nabussan fut bien plus étonné d'entendre que ce secret était simple que si on le lui avait donné pour un miracle : « Or bien, dit-il, faites comme vous l'entendrez. — Laissez-moi faire, dit Zadig, vous gagnerez à cette épreuve plus que vous ne pensez. « Le jour même, il fit publier, au nom du roi, que tous ceux qui prétendaient à l'emploi de haut receveur des deniers de Sa gracieuse Majesté Nabussan, eussent à se rendre, en habits de soie légère, le premier de la lune du Crocodile (i), dans l'antichambre du roi. Ils s'y rendirent au nombre de soixante-quatre. On avait fait venir des violons dans un salon voisin : tout était préparé pour le bal; mais la porte de ce salon était fermée, et il fallait, pour y entrer, passer par une petite galerie assez obscure. Un huissier vint chercher et introduire chaque candidat l'un après l'autre, par le passage, dans lequel on le laissait seul quelques minutes. Le roi, qui avait le mot, avait étalé tous ses trésors dans cette galerie. Lorsque tous les prétendants furent arrivés dans le salon, Sa Majesté ordonna qu'on les fît danser. Jamais on ne dansa plus pesamment et avec moins de grâce : ils avaient tous la tête baissée, les reins courbés, les mains collées à leurs côtés. « Quels fripons! « disait tout bas Zadig. Un seul d'entre eux formait des pas avec agilité, la tête haute, le regard assuré, les bras tendus, le corps droit, le jarret ferme. « Ah! l'honnête homme! le brave homme! « disait Zadig. Le roi embrassa ce bon danseur, le déclara son trésorier, et tous les autres furent punis et taxés avec. la plus grande justice du monde : car chacun, dans le temps qu'il avait été dans la galerie, avait rempli ses poches et pouvait à peine marcher. Le roi fut fâché pour la nature humaine que des soixante-quatre danseurs il y eût soixante-trois filous. La galerie obscure fut appelée le corridor de la tentation.
(Zadig.)
QUESTIONS D'EXAMEN
I. — L'ensemble. — Récit plein d'intérêt, tiré de l'un des contes de Voltaire : Zadig. — Dans quel pays nous transporte Voltaire? Et pourquoi? Ne prend-il pas là un moyen détourné pour critiquer les abus de l'administration française à son époque? A quelle sorte d'abus s'attaque-t-il ici, — indirectement? — Quelle peine éprouvait le roi Nabussan? Dites combien lui parut étrange le moyen proposé par Zadig en vue de trouver un trésorier fidèle; Zadig possédait-il quelque secret surnaturel? Quelle épreuve imposa-t-il aux candidats à l'emploi de trésorier? Montrez l'exactitude du titre du morceau; D'où provient l'intérêt dramatique de ce récit? (dire à quel moment le lecteur connaît le mot de l'énigme).
II. — L'analyse du morceau. - Distinguez les différentes parties du récit : a) Question posée par le roi à Zadig; b) Moyen indiqué par ce dernier pour trouver un financier probe; c) Avis donné aux candidats à l'emploi de receveur des deniers; d) Passage des candidats dans une galerie obscure, avant d'arriver au salon; e) La danse; — constatations; f) Décision du roi); En quoi consiste l'action dans ce récit? Le roi prit-il tout d'abord au sérieux la proposition de Zadig? ( Vous vous moquez.... — Rapprochez le mot de Beaumarchais : il fallait un calculateur ; ce fut un danseur qui l'obtint) ; Que fit Zadig, le roi l'ayant autorisé à tenter l'épreuve proposée? Pourquoi les candidats devaient-ils être vêtus de soie légère? Pourquoi tous, — sauf un, — dansaient-ils pesamment, avaient-ils les mains collées à leurs côtés? Que pensez-vous de la décision du roi ?
III. — Le style ; — les expressions. — Quelles vous paraissent être les qualités dominantes du style, dans ce morceau? (la clarté, le naturel; s'attacher à faire ressortir ces deux qualités) ; Montrez la propriété des termes (Ex:: Je ne vous réponds pas qu'il sera le plus habile, mais je vous assure que ce sera indubitablement le plus honnête homme...); Quel est le sens des expressions suivantes : avoir les mains nettes, -quelque secret surnaturel ?
IV. — La grammaire. — Indiquez un synonyme de corridor, — de fripon; Quelle est la composition de chacun des mots suivants : surnaturel, infaillible; — antichambre? Distinguez les propositions contenues dans la première phrase du troisième alinéa : Nabussan fut bien plus étonné...; nature de chacune d'elles ; Nature et fonction de chacun des mots suivants : que si on le lui avait donné....
Rédaction. — Montrez que Zadig a fait preuve de sagesse en donnant au roi le conseil de choisir comme trésorier un bon danseur. Cependant, ce bon danseur aura-t-il nécessairement toutes les qualités que l'on peut exiger d'un trésorier? (Songer au mot ironique de Beaumarchais :... Il fallait un calculateur; ce fut un danseur qui l'obtint.)
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