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Y a-t-il une illusion propre à la conscience ?

Publié le 17/01/2022

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On ne voit pas, au premier abord, à quoi l'illusion pourrait faire illusion sinon à la
conscience que l'on peut saisir comme effort vers le plus de discernement. En ce
sens, toute illusion serait propre à la conscience. Cependant un leurre peut tromper
l'animal, comme le savent les chasseurs, mais pas seulement : une cellule
photoélectrique permettant d'enregistrer tout ce qui coupe le rayon lumineux sera
neutralisée par une source de lumière supplémentaire qui l'éclairera pendant que la
première source est occultée par le passage d'un corps ; c'est bien le dispositif de
surveillance qui est leurré. Le propre de la conscience tiendrait à l'inverse dans cette
capacité exclusive de comprendre et neutraliser l'illusion. Il faudra dès lors, dans un
premier temps, comprendre comment les facultés de l'esprit peuvent faire de l'illusion
l'impropre par excellence.
Toutefois, on ne peut assimiler simplement l'illusion à l'erreur : le soleil ne cesse
d'avoir pour nous une taille apparente, telle qu'Héraclite la comparait à la largeur
d'un pied, quand nous connaissons pourtant sa taille réelle. Le rapport du
discernement à l'illusion n'est pas évident puisque celle-ci demeure conjointement à
l'exercice et aux succès du premier. Il faudra donc examiner le rôle que peut avoir
l'illusion dans la conscience du vrai. Soit on n'en finit jamais de se détromper, soit
l'on accepte l'illusion tellement nous avons besoin de tromper notre acuité comme
nous le faisons parfois pour notre ennui.
Au-delà de cet échange entre le vrai et l'apparent, l'hypothèse que l'illusion soit la
règle plutôt que l'exception s'impose d'autant plus que le sujet conscient –l'évident
par excellence – a été l'objet de toute les remises en causes depuis le XIX° siècle :
on pourra certes reconnaître là un nouveau progrès, de nouvelles victoires contre
l'illusion, fût-elle le préjugé le plus constant du rationalisme. Ce sera surtout
l'occasion, dans le cadre de ce traitement, d'examiner si le sujet n'a pas vitalement
besoin de l'illusion ou d'illusions pour valoriser, à juste titre, ce qu'il vit.
La prétention constante du rationalisme est de parvenir à la clarté et à la
distinction : la première, à elle seule, caractérise la perception mais pas encore la
connaissance. L'impression douloureuse n'indique pas exactement la cause et
l'étendue de la blessure ; en revanche, la réflexion permet de discerner
l'enchainement des représentations et de rendre compte exactement de la réalité qui
en découle. « Soient donnés trois nombres ; on en cherche un quatrième qui soit au
troisième comme le second est au premier. [Certains], de l'expérience des cas
simples, tirent un principe universel : il arrive que le quatrième nombre soit connu
comme dans la proportion 2, 4, 3, 6, et l'expérience montre qu'en divisant par le 2
premier le produit du second et du troisième, on a comme quotient le nombre 6;
(…) ils en concluent que cette opération permet toujours de trouver un quatrième
proportionnel. Les mathématiciens s'appuyant sur la démonstration d'Euclide (…)
savent quels nombres sont proportionnels entre eux : ils le concluent de la nature de
la proportion et de cette propriété lui appartenant que le produit du premier terme et
du quatrième égale le produit du second et du troisième. « (Spinoza, traité de la
réforme de l'entendement). On peut donc établir une hiérarchie dans l'ordre de
l'illusion : il y a d'abord l'impression, puis la connaissance partielle, l'une et l'autre
neutralisées dans ce qu'elles ont de trompeur ou de lacunaire par la connaissance
réflexive, c'est-à-dire par la conscience des principes qui suffisent à expliquer ce que
l'on se propose de comprendre.
Cette neutralisation ne va pas, toutefois, de soi : dans le même passage, Spinoza
souligne que l'on peut conclure, de la nature de la vision, que le soleil est plus grand
qu'il ne m'apparaît, mais cela n'empêche pas de le voir plus petit que l'horizon où il
achève sa course apparente, apparence qui ne cesse de faire elle-même illusion en
s'ancrant dans le langage : tous les éphémérides parlent du lever et du coucher du
soleil !
L'illusion serait-elle à notre convenance ?
Les convenances, si l'on peut ici jouer sur les mots, n'obligent à rien d'autre qu'à la
conformité aux usages et font paraître aimables et honnêtes ceux qui les respectent.
C'est à peine si l'on se rend compte que la conformité légitime les usages plutôt que
l'inverse. De là le soupçon qu'au fond, quant au fond, elles ne sont qu'une trompeuse
apparence. Hegel, dans La phénoménologie de l'esprit, oppose deux figures de la
conscience de soi, c'est-à-dire deux figures d'un savoir de soi : la conscience noble
qui voit dans le service et l'obéissance à L'Etat la réalisation de soi, et la conscience
vile qui voit « dans la souveraineté une chaîne et une oppression de l'être-pour-soi
[le soi de la conscience se rapportant à lui-même], et ainsi (…) obéit seulement avec
une secrète malice et est toujours prête à la rébellion « (Chap.VI). L'hypocrisie de la
seconde peut faire illusion tandis que la loyauté de la première la distingue, elle est
discriminante et confère sa véritable distinction à la conscience dont l'être-pour-soi
coïncide avec le devoir. Mais le sens de ce sacrifice n'est pas univoque : la
conscience noble renonce à soi en élevant en paroles le pouvoir de l'Etat, en
échange de la richesse. Comme le note J. Hyppolite « en se réalisant complètement
le pouvoir de l'Etat deviendra progressivement une apparence. Le pouvoir sera un
mot vide, la richesse sera le vrai pouvoir. «
Le cas de figure que fournit ce moment doctrinal tend à montrer l'indistinction entre
l'authentique et l'illusoire, par conséquent deux faces de la même illusion- celle du
dévouement-où, paradoxalement, la conscience vile apparait davantage comme la 3
volonté de s'en tenir, au-delà des apparences, au vrai. Il y aurait donc une illusion
propre à la conscience, une espèce d'enchantement à propos de soi et du monde,
puisque son contraire a clairement la signification du désenchantement. Mais on
risque encore de déchanter de cette désillusion parce qu'on n'en a peut-être jamais
fini avec les illusions en général.
L'illusion la plus tenace consisterait alors à croire que l'on peut s'en libérer alors
que, comme Diderot le fait dire à son personnage Jacques le fataliste « la vie se
passe en quiproquos « et le moindre n'est pas celui qu'entretient la connaissance.
« On est fataliste, écrit-il ailleurs, et à chaque instant on pense, on parle, on écrit
comme si l'on persévérait dans le préjugé de la liberté, préjugé dont on a été bercé,
qui a institué la langue vulgaire qu'on a balbutiée et dont on continue à se servir,
sans s'apercevoir qu'elle ne convient plus à nos opinions. «(Réfutation de l'Homme
d'Helvétius) Dans l'attitude à adopter à l'égard de cette tromperie-de-soi, le
préférable rejoint le possible : conserver cette inquiétude dont Leibniz disait qu'elle
constitue le sel de la vie, être sensible à ce que l'on perçoit et remarque sans jamais
croire que l'on peut venir à bout de l'obscurité d'où émergent nos résolutions.
Quel statut pour le sujet conscient dans cette patience envers le vrai ?
La conquête la plus manifeste de la psychanalyse est d'avoir confirmé l'effectivité
de ce qui échappe à la conscience. « L'homme n'est pas maître dans sa maison «
soutenait Freud parce qu'il est soumis à des pulsions, des forces psychiques qui le
conditionnent. La preuve la plus intéressante de cette hypothèse réside dans ces
maladies qu'on ne saurait expliquer de façon classique en termes de lésion ou de
déficience organiques et que Freud nommera névroses. Mais la guérison, la
thérapie, ne sont pensables que sur la base de l'opposition entre l'illusion et la vérité
– l'apparence de vivre conformément à des principes alors que l'on réagit à un
contenu refoulé, à l'inverse de la prise de conscience de ce refoulé, conscience
censée en neutraliser l'influence – vérité dont le critère réside dans la conscience-dela-guérison du patient, conscience-de-la-guérison distincte de la tromperie-de-soi
sans que l'on puisse dire distinctement en quoi.
Voilà une façon de souligner que la psychanalyse, comme toute discipline
prétendant à une certaine scientificité, ne peut échapper à ses critiques ; mais cellesci ne peuvent non plus annuler plus d'un siècle de son histoire au cours duquel elle a
pu montrer son efficacité. L'essentiel à retenir est cette relativisation de la
conscience, mise en cause déjà présente dans la pensée de Nietzsche. Celle-ci peut
être comprise d'une part comme une philosophie de la nature : le sujet n'est que
partie d'un tout dont il exprime, à son échelle, la dynamique, le jeu de forces ; il en
est ainsi pour les êtres vivants qui tendent tous, selon Nietzsche, à un maximum de
forces ou plutôt à un maximum d'expression de toute force vitale. Le darwinisme 4
montrera cependant, sur ce point, que ce n'est pas la profusion, la dépense, mais
bien l'économie, le minimum utile, qui constitue la règle. Mais quelle place peut avoir
l'illusion dans l'économie de la vie consciente des hommes ? La critique
nietzschéenne, comme philosophie de la culture, présente de façon radicale et
stimulante le rapport au vrai et la volonté de l'établir, la volonté de vérité, comme des
illusions vitales, comprenons nécessaires à la vie : ainsi la science, sa foi dans la
matière, dans l'unité, dans la causalité, est une illusion nécessaire à l'action. Ici, la
physique contemporaine justifie les intuitions les plus hardies de cette philosophie en
déréalisant la matière, en dévoilant le vide derrière le plein, la fluidité des champs de
forces derrière la compacité des corps perçus. Mais toutes les illusions ne se valent
pas, selon Nietzsche : il y a une volonté de se préserver, qui est la dernière
expression de l'épuisement et, à ce titre, condamne la vitalité et la force en les
retournant contre elles-mêmes ; telle est la morale qui produit l'illusion de la
culpabilité pour tout ce qui n'est qu'instinct, impulsion, c'est-à-dire pour tout ce qui
est indifférent aux valeurs. A l'inverse, il y a une volonté qui ne veut rien d'autre que
son expansion et qui s'exprime dans les grands sursauts culturels dont l'exemple,
sinon le modèle, le plus univoque est l'expression artistique : elle constitue une
victoire sur l'inertie et une dépense d'énergie dont la valeur se mesure dans
l'efficacité des apparences qu'elle produit sans qu'il soit nécessaire de leur opposer
la vérité. La signification de cette dernière paraît surprenante : elle est précisément
l'illusion la plus constante dont se nourrit la conscience ; pour le meilleur quand cela
revient à simplifier la vie - telle est la vertu paradoxale de la connaissance - et pour le
pire quand la conscience du vrai dévalorise le monde en produisant l'illusion d'une
autre réalité, d'un ordre inversé où la ranc½ur tient lieu de vertu et où le mérite doit
consoler de la vie.
Comment la philosophie peut-elle se perpétuer après une telle démystification de la
recherche de la vérité ? Comme volonté de discernement, prudente quant à sa
maîtrise des illusions, comme conscience décalée par rapport à cette conscience
illusoire du vrai. Parce que ce décalage reste une condition fondamentale de tout
effort pour comprendre et qu'il renvoie à l'être de la conscience : un mouvement, un
pro-jet plutôt que la compacité de la substance qui correspond tellement à l'illusion
d'être quelque chose et de le rester.

« vile qui voit « dans la souveraineté une chaîne et une oppression de l'être-pour-soi[le soi de la conscience se rapportant à lui-même], et ainsi (…) obéit seulement avecune secrète malice et est toujours prête à la rébellion » (Chap.VI).

L'hypocrisie de laseconde peut faire illusion tandis que la loyauté de la première la distingue, elle estdiscriminante et confère sa véritable distinction à la conscience dont l'être-pour-soicoïncide avec le devoir.

Mais le sens de ce sacrifice n'est pas univoque : laconscience noble renonce à soi en élevant en paroles le pouvoir de l'Etat, enéchange de la richesse.

Comme le note J.

Hyppolite « en se réalisant complètementle pouvoir de l'Etat deviendra progressivement une apparence.

Le pouvoir sera unmot vide, la richesse sera le vrai pouvoir.

»Le cas de figure que fournit ce moment doctrinal tend à montrer l'indistinction entrel'authentique et l'illusoire, par conséquent deux faces de la même illusion- celle dudévouement-où, paradoxalement, la conscience vile apparait davantage comme la 3volonté de s'en tenir, au-delà des apparences, au vrai.

Il y aurait donc une illusionpropre à la conscience, une espèce d'enchantement à propos de soi et du monde,puisque son contraire a clairement la signification du désenchantement.

Mais onrisque encore de déchanter de cette désillusion parce qu'on n'en a peut-être jamaisfini avec les illusions en général.L'illusion la plus tenace consisterait alors à croire que l'on peut s'en libérer alorsque, comme Diderot le fait dire à son personnage Jacques le fataliste « la vie sepasse en quiproquos » et le moindre n'est pas celui qu'entretient la connaissance.« On est fataliste, écrit-il ailleurs, et à chaque instant on pense, on parle, on écritcomme si l'on persévérait dans le préjugé de la liberté, préjugé dont on a été bercé,qui a institué la langue vulgaire qu'on a balbutiée et dont on continue à se servir,sans s'apercevoir qu'elle ne convient plus à nos opinions.

»(Réfutation de l'Hommed'Helvétius) Dans l'attitude à adopter à l'égard de cette tromperie-de-soi, lepréférable rejoint le possible : conserver cette inquiétude dont Leibniz disait qu'elleconstitue le sel de la vie, être sensible à ce que l'on perçoit et remarque sans jamaiscroire que l'on peut venir à bout de l'obscurité d'où émergent nos résolutions.Quel statut pour le sujet conscient dans cette patience envers le vrai ?La conquête la plus manifeste de la psychanalyse est d'avoir confirmé l'effectivitéde ce qui échappe à la conscience.

« L'homme n'est pas maître dans sa maison »soutenait Freud parce qu'il est soumis à des pulsions, des forces psychiques qui leconditionnent.

La preuve la plus intéressante de cette hypothèse réside dans cesmaladies qu'on ne saurait expliquer de façon classique en termes de lésion ou dedéficience organiques et que Freud nommera névroses.

Mais la guérison, lathérapie, ne sont pensables que sur la base de l'opposition entre l'illusion et la vérité– l'apparence de vivre conformément à des principes alors que l'on réagit à uncontenu refoulé, à l'inverse de la prise de conscience de ce refoulé, consciencecensée en neutraliser l'influence – vérité dont le critère réside dans la conscience-dela-guérison du patient,conscience-de-la-guérison distincte de la tromperie-de-soisans que l'on puisse dire distinctement en quoi.Voilà une façon de souligner que la psychanalyse, comme toute disciplineprétendant à une certaine scientificité, ne peut échapper à ses critiques ; mais cellesci ne peuvent non plus annulerplus d'un siècle de son histoire au cours duquel elle apu montrer son efficacité.

L'essentiel à retenir est cette relativisation de laconscience, mise en cause déjà présente dans la pensée de Nietzsche.

Celle-ci peutêtre comprise d'une part comme une philosophie de la nature : le sujet n'est quepartie d'un tout dont il exprime, à son échelle, la dynamique, le jeu de forces ; il enest ainsi pour les êtres vivants qui tendent tous, selon Nietzsche, à un maximum deforces ou plutôt à un maximum d'expression de toute force vitale.

Le darwinisme 4montrera cependant, sur ce point, que ce n'est pas la profusion, la dépense, maisbien l'économie, le minimum utile, qui constitue la règle.

Mais quelle place peut avoirl'illusion dans l'économie de la vie consciente des hommes ? La critiquenietzschéenne, comme philosophie de la culture, présente de façon radicale etstimulante le rapport au vrai et la volonté de l'établir, la volonté de vérité, comme desillusions vitales, comprenons nécessaires à la vie : ainsi la science, sa foi dans lamatière, dans l'unité, dans la causalité, est une illusion nécessaire à l'action.

Ici, laphysique contemporaine justifie les intuitions les plus hardies de cette philosophie endéréalisant la matière, en dévoilant le vide derrière le plein, la fluidité des champs deforces derrière la compacité des corps perçus.

Mais toutes les illusions ne se valentpas, selon Nietzsche : il y a une volonté de se préserver, qui est la dernièreexpression de l'épuisement et, à ce titre, condamne la vitalité et la force en lesretournant contre elles-mêmes ; telle est la morale qui produit l'illusion de laculpabilité pour tout ce qui n'est qu'instinct, impulsion, c'est-à-dire pour tout ce quiest indifférent aux valeurs.

A l'inverse, il y a une volonté qui ne veut rien d'autre queson expansion et qui s'exprime dans les grands sursauts culturels dont l'exemple,sinon le modèle, le plus univoque est l'expression artistique : elle constitue unevictoire sur l'inertie et une dépense d'énergie dont la valeur se mesure dans. »

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