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Cours: LE BONHEUR (2/4)

Publié le 22/02/2012

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II) LE BONHEUR, UNE EXPERIENCE TOUJOURS MANQUEE

A) LE PLAISIR ET LE BONHEUR

- Le plaisir est-il la même chose que le désir ? Peut-on définir le bonheur par le plaisir?

- Tout d’abord, qu’est-ce que le plaisir ? On entend par là un mouvement ou sentiment agréable que nous éprouvons à l'occasion d'une impression physique ou morale. On distingue généralement les plaisirs physiques qui proviennent " pour un sujet soit de certaines propriétés des corps perçus par les sens externes (couleurs, sons, impressions tactiles, saveurs, odeurs…) " (Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et  des sciences humaines), et les plaisirs moraux (prédominance des éléments d'ordre intellectuel, spirituel).

- Dans le Phédon Platon nous rapporte la dernière journée de la vie de Socrate, condamné à mort. Le gardien délivre Socrate de ses chaînes et, nous dit Platon, Socrate se frotte les chevilles avec un vif plaisir. Platon veut nous suggérer l’idée suivante : Socrate éprouve un plaisir intense d’être délivré de ses chaînes. Le plaisir a ici pour cause la délivrance, le soulagement, la cessation d’une souffrance. Tout plaisir procède d’un désir, donc d’une souffrance. S’il n’y a pas de désir antérieur, il n’y a pas de plaisir. Par exemple, la même nourriture qui nous enchante lorsque nous avons faim nous écoeure lorsque nous sommes repus et que nous tentons tout de même de l’ingurgiter. Le plaisir ne dépend pas que de l’objet qui nous le procure, mais d’abord de notre désir. Si l’objet qui comble ce manque nous fait plaisir, c’est plutôt parce qu’il met fin à la souffrance., comme nous le suggère l’exemple des chevilles de Socrate.

- Il peut même y avoir présence simultanée du plaisir et de la peine dans le désir, comme le fait remarquer Calliclès dans Gorgias à travers l'exemple de la faim : " La faim est une chose pénible. Malgré tout, manger quand on a faim, c'est bien agréable " (Gorgias, 496 c). Tout besoin et tout désir sont des états pénibles certes, mais la satisfaction est une jouissance : le plaisir est même fonction de la peine, comme on le voit très bien dans l'effort sportif, par exemple.

- C'est dire que  tout plaisir ne serait donc que de soulagement. Il n’est qu’un être de transition, une différentielle de la douleur, un simple passage d’un état de souffrance à un état de moindre ou de nulle souffrance. C’est pourquoi, n’étant qu’un être de transition, il est transitoire, éphémère, évanouissant : le plaisir ne dure pas, en effet. C’est aussi ce que souligne Sénèque, dans De la vie heureuse : l’être désiré ou l’objet consommé perdent les qualités que l’imagination leur conférait; le plaisir est une sensation qui perd en durée ce qu’elle gagne en intensité.

- Platon insiste sur la vanité de la poursuite des plaisirs : rechercher le maximum de pouvoir en vue de satisfaire tous ses désirs, afin de parvenir au bonheur, est parfaitement illusoire. En effet, plus notre pouvoir augmente, plus nos désirs s’accroissent. Donc, plus grande est la quantité de désirs inassouvis, et aussi notre insatisfaction et notre souffrance. L’expérience montre que les pauvres ne désirent que peu de choses, qui sont aisées à se procurer, alors que les riches désirent toujours avoir davantage, et souffrent affreusement de la moindre babiole qui leur manque. Ainsi le tyran est-il le plus malheureux des hommes : lui qui croit commander aux autres hommes est en fait esclave de ses désirs.

- D'autre part, on peut très bien jouir, et être malheureux, de même qu'on peut être heureux, et ne pas forcément éprouver du plaisir, du moins ponctuellement ou en permanence.

- Une première conclusion s’impose alors : il semble qu’on ne puisse constituer un état continu de satisfaction, ce qui est proprement le bonheur, avec des plaisirs qui ne peuvent être que brefs, consécutifs à un temps préalable beaucoup plus long de désir, de mal-être, voire de souffrance, puisqu’il ne peut y avoir de plaisir qu’à la suite d’un désir. Terminons par des exemples. Lorsque nous mangeons ce que nous aimons, nous avons d’abord du plaisir. Puis nous sommes rassasiés, une certaine indifférence ou lassitude s’empare de nous envers les mets proposés, nous n’avons plus de désir. Et si nous persistions à manger encore, nous serions alors pris de dégoût, au lie d’obtenir un surcroît de plaisir. Nous savons aussi fort bien que lorsque l’on a obtenu quelque chose, même si on l’a désiré très longtemps, passé un court temps de joie, cela ne nous donne par la suite plus guère de satisfaction (d’où la tristesse parfois des après-midi de Noël ou des amants qui ont fait l’amour : “post coïtum animal triste”).

- Schopenhauer va même jusqu’à affirmer qu’il ne peut y avoir d’expérience du bonheur et que l’on ne peut qu’expérimenter le manque et la souffrance : la vie humaine est la plus douloureuse forme de vie; elle va de la souffrance à l’ennui : quand le désir est satisfait, nous expérimentons l’ennui (creux du désir disparu). Le bonheur n’est rien; le désir s’abolit dans sa satisfaction, il n’existe qu’en imagination; tout bonheur est d’espérance; toute vie est de déception. De même, selon Pascal, tout homme veut être heureux, ne peut l’être et en souffre : “Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais” (Pascal, Pensées, fragment 172). D’où le divertissement : les hommes s’amusent, non pour être heureux, mais pour oublier qu’ils ne le sont pas.

- Nous apercevons ainsi un autre caractère du désir. Non content de ne nous donner que de brèves et piètres satisfactions, le désir ne cesse de renaître : le désir n’est jamais pleinement satisfait, il est insatiable. Par exemple, l’avare ne se contente jamais de la fortune qu’il a déjà : il veut toujours plus d’or. Le don Juan ne se satisfait jamais de toutes les femmes qu’il a déjà possédées; il veut sans cesse de nouvelles conquêtes. La plupart des hommes désirent simultanément la richesse, le pouvoir, l’amour et la gloire. Cette diversité, associée à la médiocrité de leur talents, les empêche de conquérir tout ce qu’ils voudraient. L’homme a ainsi toujours plus de désirs qu’il n’en pourra satisfaire. Cela distingue le désir du besoin naturel, animal, qui est, lui, strictement limité et aisé à combler. Le lion repu s’endort. L’homme, lorsqu’il a satisfait ses besoins vitaux, se met en quête d’aventures, de nouvelles sensations. L’homme est l’éternel insatisfait qui ne connaîtra jamais le bonheur.

- Rousseau suggère, à la suite de Sénèque, que l’homme civilisé doit être beaucoup plus malheureux que la brute primitive, car la vie en société, en le contraignant au langage, développe ses différentes facultés intellectuelles, dont l’imagination. Et plus cette dernière s’accroît, plus elle nous représente de nouveaux plaisirs possibles.

- En outre, on a tôt fait de s’accoutumer au confort et au luxe que l’on a pu obtenir. Leur présence ne nous réjouit plus, mais leur privation nous ferait désormais souffrir. Ainsi, à mesure que notre aisance augmente, nous créons-nous de nouvelles dépendances et de nouvelles occasions d’être malheureux. Le pouvoir accroît lui aussi l’imagination, donc le désir : plus une chose devient de l’ordre du possible, et plus notre désir devient intense; lorsqu’une chose plaisante nous apparaît comme inaccessible, elle n’est l’objet que d’un souhait vague, de sorte que nous évitons de saliver en vain. Plus on est riche et puissant, plus nos désirs deviennent recherchés et raffinés, difficiles à satisfaire, et se heurtent à des limites absolues : celles de la temporalité, de la satiété, de l’organisme vivant. Celui qui a déjà tout en vient à désirer l’éternelle jeunesse; il part en guerre contre le temps et la condition humaine (ce qui donne lieu à d'irrésistibles cocasseries, comme on le voit dans le film de Robert Zemeckis La mort vous va si bien).

- Sans doute Platon a-t-il raison d’affirmer que le tyran est le plus malheureux des hommes, lui qui se veut le maître des autres est l’esclave de ses désirs. Il n’est même pas son propre maître, puisqu’il ne peut résister à ce qui fait son propre malheur. Nous pouvons donc en conclure que plus l’homme accroît son pouvoir, plus il accroît ses désirs, donc ses désirs inassouvis, et plus il est malheureux. Ne peut-on alors affirmer, avec Kant, que le bonheur est un idéal de l’imagination ?

B) LE BONHEUR, IDEAL DE L’IMAGINATION (texte de Kant, " Le bonheur, idéal de l’imagination ", in Fondements de la Métaphysique des moeurs, p. 533 du manuel )

- Les hommes, selon Kant, s’accordent pour faire de la recherche du bonheur le vrai contenu de la moralité. Il se pourrait toutefois qu’ils ne s’accordassent que sur un mot: lorsqu’il s’agit de définir, à propos du bonheur, ce qu’il est, ils entrent en désaccord; le bonheur est certes ce que tout le monde souhaite ou désire; si les hommes appellent “bonheur” ce qu’ils désirent absolument, tous ne désirent pas les mêmes choses; ce qui plaît aux uns n’est pas prisé par les autres, et les priorités ne sont pas les mêmes pour tous: telle personne pense trouver son bonheur dans l‘amour, telle autre dans la gloire, etc. Les jugements varient selon la condition sociale, le degré de culture, l’âge, etc. (nous désirons, par exemple, la santé si nous sommes malades, la richesse si nous sommes pauvres…).

- En somme, les hommes ne s ‘accordent que sur le nom du bonheur, non sur sa définition. Il apparaît ainsi que le bonheur est un concept indéterminé, l’objet temporaire et accidentel de nos désirs. Le bonheur est un concept indéterminé.

- Qui plus est, notre expérience du bonheur ne peut correspondre à la conception absolue que nous en avons. En effet, quand je conçois l’idée de bonheur, je me représente un maximum de satisfaction pour mon état présent et à venir, “un agrément de la vie accompagnant sans interruption toute l’existence”. Or, nous ne faisons l’expérience que de bonheurs fragmentaires et passagers. L’erreur est de transposer ce relatif et d’en faire un absolu. Le vrai bonheur est de l’éternité.  Il n’est dès lors pas possible de déterminer avec précision dans quelle mesure certains moyens sont capables de faire notre bonheur : par exemple, il est sans doute impossible d’être heureux dans la misère, mais l’argent ne fait pas le bonheur (on peut être immensément riche et être immensément malheureux).

- De plus, il n’est pas possible de déterminer avec une certitude complète ce qui pourrait nous rendre heureux, car il faudrait être omniscient. Les limitations inévitables de notre expérience et de notre savoir ne nous permettent pas de donner un contenu déterminé à notre idée du bonheur.

- Kant précise que le bonheur n’est pas tant une idée qu’un “idéal de l’imagination”, du fait que notre représentation du bonheur reste indéterminée. De sorte qu’il n’y a pas de règles pour être heureux. La morale du bonheur ne peut s’exprimer par “ des préceptes de la raison “, mais “ plutôt par de simples conseils “.  C’est la raison pour laquelle le bonheur ne peut pas fonder l’obligation morale, ni être le souverain bien. La morale prime, et obéir à la loi morale exige que nous sacrifiions parfois notre intérêt et notre bonheur.

- En effet, s’il n’y a pas de règles pour être heureux, la morale du bonheur ne contient pas de règles inconditionnelles, universelles, qui pourraient définir l’obligation morale, mais des conseils hypothétiques, relatifs à l’individu et aux circonstances, et donc impropres à fonder quelque obligation universelle. Les conseils de la morale du bonheur sont des impératifs hypothétiques qui se rapportent au choix des moyens de notre bonheur propre. Ce sont des conseils qui ne peuvent commander l’action “que sous des conditions tout à fait subjectives et contingentes, selon que tel homme compte ceci ou cela comme une condition de son bonheur” (par exemple, “ne vole pas si tu ne veux pas aller en prison”). Ces impératifs prescrivent des moyens, jamais des fins. Ils prennent la forme de la prudence  et de l’habileté : l’habileté est l’adresse à calculer les moyens de son bonheur personnel. Elle consiste également à bien calculer les conséquences (“si tu veux être bien considéré, sois bienfaisant”).

- Or, “c’est tout autre chose, qu’un homme heureux et un homme bon, et que ce sont deux choses différentes, que de rendre quelqu’un habile et attentif à son intérêt, ou de le rendre vertueux” (Métaphysique des moeurs, 2ème section). Faire son devoir et pratiquer la vertu ne sont pas les moyens les plus sûrs d’être heureux. Certes, selon Kant, le bonheur n’est pas absolument exclu, à condition qu’il soit obtenu dans le strict respect de la loi morale. Il y a même un devoir d’être heureux, comme de se cultiver, car un homme heureux sera soumis à moins de tentations et pourra plus aisément accomplir son devoir. Mais comme nous ne savons jamais si nous faisons le bien par devoir ou pour un motif intéressé, puisque celui qui fait le bien avec plaisir, peut aussi le faire seulement par plaisir, et non par devoir, donc sans valeur morale, le seul moyen de se prouver à soi-même sa moralité sera de sacrifier son bonheur au devoir.

- La véritable vertu ne peut en effet conduire au bonheur, parce qu’elle consiste à agir, non par intérêt, mais par devoir. Elle ne prend pas en considération le succès possible de l’action, mais se règle seulement sur la loi morale qui la commande absolument. Par exemple, dans le cas d’une promesse, l’action faite par devoir serait celle qui se conformerait seulement à la règle morale : “tu ne mentiras pas”, sans se préoccuper des circonstances et des conséquences (ce point sera repris et approfondi dans le cours sur le devoir).

- En somme, plus nous désirons le bonheur, et plus nous nous mettons en situation de le conquérir, plus il nous échappe. L’homme est-il alors voué au malheur ? Le bonheur ne serait-il pas cette expérience toujours manquée ?

C) LA MODERATION DES DESIRS

1) Epicure

- Selon Epicure (342-271), le rôle de la philosophie consiste à savoir rechercher d’une manière raisonnable le plaisir (hédonisme), c’est-à-dire en fait à rechercher le seul plaisir véritable, le pur plaisir d’exister. Le but de la vie humaine est, en effet, d’obtenir le bonheur. Le moyen de parvenir au bonheur est le plaisir né de la satisfaction des désirs. Le plaisir est un bien recherché par tous, la douleur étant fuie par tous. Il faut rechercher le plaisir, car c’est son accumulation qui constitue le bonheur. Mais le plaisir n'est pas un mouvement mais un état; il n'est pas mêlé de douleur, mais homogène et pur. Mais tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ignorent le véritable plaisir. Recherchant tous le plaisir, ils ne peuvent l’atteindre, parce qu’ils ne peuvent se satisfaire de ce qu’ils ont, ou parce qu’ils recherchent ce qui est hors de leur portée, ou parce qu’ils gâchent ce plaisir en craignant sans cesse de le perdre. La souffrance des hommes vient pour ainsi dire de leurs âmes, de leurs opinions vides. Missions essentiellement thérapeutique de la philosophie : soigner la maladie de l’âme et apprendre à l’homme à vivre le plaisir.

- L’éthique épicurienne propose une définition du véritable plaisir et une ascèse des désirs. Il y a des plaisirs “en mouvement” qui provoquent une excitation violente et éphémère. C’est en recherchant uniquement ces plaisirs que les hommes trouvent l’insatisfaction et la douleur, parce que ces plaisirs sont insatiables et que, parvenus à un certain degré d’intensité, ils redeviennent des souffrances. Il faut distinguer de ces plaisirs mobiles le plaisir stable, le plaisir en repos comme état d’équilibre. C’est l’état du corps apaisé et sans souffrance, qui consiste à ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid. Le plaisir, comme suppression de la souffrance, est un bien absolu, c’est-à-dire qui ne peut croître, auquel ne peut s’ajouter un nouveau plaisir. Ce plaisir stable est d’une autre nature que les plaisirs mobiles et s’oppose à eux comme le repos au mouvement.

- La méthode pour atteindre à ce plaisir stable consiste dans une ascèse des désirs. Si les hommes sont malheureux, c’est qu’ils sont torturés par des désirs immenses et creux, la richesse, la luxure, la domination. Il est absurde de désirer des plaisirs inaccessibles ou qui ont des conséquences fâcheuses et se paient de plus grandes souffrances, comme les plaisirs de la gourmandise qui, pratiqués à l’excès, finissent par nous rendre malades. Il convient donc de modérer ses désirs, d’opérer un tri entre eux. Il faut rejeter tous les désirs qui ne sont pas naturels et aussi ceux qui ne sont pas nécessaires à notre survie, à notre santé ou à notre bonheur.

- L’ascèse des désirs se fondera donc sur la distinction entre les désirs naturels et  nécessaires , les désirs naturels et non nécessaires, les désirs vides, ceux qui sont ni naturels, ni nécessaires. Epicure prend comme critère la nature qui par elle-même admet ordre et mesure. Le philosophe restitue au corps sa place dans l’ordre de la nature en reconnaissant que ses exigences sont saines, modérées et vitales. Le désordre vient de certaines représentations de l’âme, de certains désirs.

·       Désirs naturels et nécessaires : désirs dont la satisfaction délivre d’une douleur et qui correspondent aux besoins élémentaires, aux exigences vitales. Exemple : la boisson qui étanche la soif. Désirs limités par les exigences de la nature et faciles à satisfaire.

·       Désirs naturels et non nécessaires : le désir de mets somptueux, le désir sexuel.

·       Désirs non naturels et non nécessaires : ceux qui sont produits par des opinions vides, les désirs sans limites de la richesse, de la gloire ou de l’immortalité.

- Epicure admet, à l'intérieur de la sphère des désirs naturels, la possibilité de jouir du superflu dans la mesure où il ne devient pas nécessaire et ne suscite aucune peine lorsqu'il vient à faire défaut. La partition opérée au sein des désirs naturels ne doit pas être comprise comme une distinction entre les besoins vitaux et le luxe. Les désirs nécessaires ne se réduisent pas à des impératifs de survie : " parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même ". On peut éventuellement identifier au besoin les désirs nécessaires pour la vie même (manger, boire) et les désirs nécessaires pour la tranquillité du corps (se protéger des dangers et des intempéries). Toutefois, les désirs liés au bonheur (désir de la sagesse, amitié) ne sont pas assimilables à de pures exigences biologiques.

- Il convient de savoir se contenter de peu. Celui qui désire, par exemple, des mets raffinés ne risque fort d’être déçu et malheureux s’il n’a pas toujours les moyens de se les offrir. Avoir des désirs de luxe nous expose à souvent souffrir. IL faut donc les éliminer. En revanche, celui qui ne désire que des nourritures « naturelles «, un peu de pain et d’eau par exemple, trouvera facilement à se satisfaire et peut même en retirer un très vif plaisir s’il a vraiment faim et soif. Le sage qui ne désire rien de plus pourra tout de même, s’il est invité à un banquet, jouir de la nourriture succulente. De tels plaisirs ne sont nullement interdits, à condition de ne pas les désirer toujours, de ne pas en être « accro «.

- Le but d'Epicure n'est pas de réduire le désir au besoin; il ne fait pas non plus l'apologie d'une vie ascétique limitée aux stricts besoins vitaux. Il s'agit plutôt de considérer que la vie heureuse couronne un état d'esprit libéré de la crainte et des opinions vaines.

- C’est en fait la crainte de la mort qui est finalement à la base de toutes les passions qui rendent les hommes malheureux. En effet, la peur du néant se convertit ici-bas en peur de manquer; celle-ci suscite des désirs multiples portant sur des biens palpables ou immédiats; ces désirs à leur tour en créent d’autres et l’homme, constamment à la recherche d’un plaisir supérieur ou nouveau, gâche sa vie en se privant du contentement. Ce sont les opinions fausses sur la mort qui engendrent cette quête anxieuse d’un bien terrestre immédiat. Nos passions dérivent toutes du refoulement de l’effigie menaçante de la mort et de la réalisation imaginaire du désir d’immortalité. Epicure nous enseigne que la mort n’est rien pour nous. Je peux vivre, agir et profiter des plaisirs de cette vie sans redouter aucune punition après, sans me gâcher la vie à m’angoisser à l’idée de ce qui m’attend. Je sais que c’est ici et maintenant qu’il me faut être heureux, en cette vie, car je n’en ai aucune autre.

- Une autre cause d’angoisse chez les hommes est l’inquiétude religieuse et la superstition. Bien des hommes vivent dans la crainte des dieux. Toutes ces croyances qui empoisonnent la vie des hommes ne sont que des superstitions et des fariboles. Les dieux certes existent, selon Epicure, bien qu’ils n’aient aucune action sur le monde. Epicure ne se représente pas la divinité comme un pouvoir de créer, de dominer, mais comme la perfection de l’être suprême : bonheur, indestructibilité, beauté, plaisir. Les dieux d’Epicure sont la projection et l’incarnation de l’idéal de vie épicurien. La vie des dieux consiste, en effet, à jouir de leur propre perfection, du pur plaisir d’exister, sans besoin, sans trouble. Leur beauté physique n’est autre que la beauté humaine.

- Pour s’en convaincre, il faut rechercher quels sont les fondements réels des choses. La science nous révèle alors que le principe de toutes choses est la matière. Elle peut expliquer tous les événements du monde, tous les phénomènes de la nature, même ceux qui étonnent et terrorisent les hommes, comme procédant de mécanismes matériels dépourvus de toute intention de nuire, et nullement d’esprits divins aux volontés variables. Par exemple, les intempéries qui dévastent nos biens et nous ruinent ne sont nullement l’expression d’une vengeance divine pour punir nos fautes passées, mais seulement la résultante de forces naturelles aveugles et indifférentes à votre devenir.

- Où l’on voit ici que le savoir délivre des angoisses religieuses. La connaissance du mouvement naturel de la vie et de la mort dédramatise la mort et détruit les mythes de l’immortalité. La connaissance est ainsi une arme contre l’investissement de l’homme dans des désirs vides et vains. Le vulgaire comble le vide du néant qu’il redoute par le  vide de ses désirs indéfinis; l’homme sage substitue au vide des fantasmes démasqués le plein des jouissances de la vie; c’est la fonction réflexive de l’esprit qui produit ce changement bénéfique.

- Au total, il faut passer ses désirs au crible de sa raison et éliminer tous ceux qui ne sont pas naturels et nécessaires, tous ceux qui sont vains, artificiels, superflus. C’est la condition pour atteindre l’ataraxie, l’état d’absence de trouble dans l’âme, c’est-à-dire le bonheur. Epicure redéfinit le plaisir à l’encontre de la pensée commune, qui n’aperçoit de plaisir que dans une excitation positive des sens et de l’esprit. La morale d’Epicure est avant tout une ascèse, une maîtrise des désirs. C'est au sein de ce monde-ci que peut s'atteindre un bonheur réel et que la vie peut mériter d'être vécue.

- Quelle critique peut-on néanmoins adresser à la sagesse épicurienne ?

- D’abord Epicure identifie le plaisir et la non-souffrance. Or, il y a bien une différence entre les deux : éviter la souffrance, ce n’est pas, loin s’en faut, être heureux.

- D’autre part la raison a-t-elle le pouvoir de supprimer un désir ? Il nous faudrait faire preuve de beaucoup de volonté et nous refuser à satisfaire nos désirs, à agir selon eux. Cela veut dire qu’il faut commencer par souffrir longtemps de la présence en nous de nombreux désirs inassouvis, ce qui est le contraire même du bonheur et revient à se faire son propre bourreau. Il semble bien qu’on ne puisse constituer un bonheur avec une série de refus de satisfactions.

- La méthode d’Epicure ne nous détourne-t-elle pas également de buts plus élevés que notre simple satisfaction personnelle ? Elle nous interdit d’avoir de grands désirs (ex : de grands projets humanitaires ou artistiques). Désirs déraisonnables, ni naturels, ni nécessaires, dit Epicure, qui réduit ce faisant l’homme à un simple être de sensation , purement égoïste.

- Toutes ces limites de la sagesse épicurienne nous invitent à nous mettre en quête d’une autre sagesse.

2) La négation de tout désir

- Les trois premières vérités fondamentales enseignées par le bouddha sont les suivantes : toute vie est souffrance ; l’origine de la vie et de la souffrance est le désir ; l’abolition du désir entraîne l’abolition de la souffrance. Vie = Désir = Souffrance. Il n’y a de vie que par le désir, par le désir farouche de survivre, de se défendre contre les autres êtres vivants. Le désir fondamental est le désir de persévérer dans son être (ce que Spinoza appelle le conatus), le désir d’être et de persister à être un individu (désir d’individuation). Mais le désir n’est jamais satiable, nous souffrons toujours de désirs inassouvis. La vie est essentiellement faite de souffrance. Rares sont les moments de vraie joie.

- Le but du bouddhisme est donc d’échapper à la souffrance.

- Il suffit de supprimer en nous tous nos désirs, y compris notre désir fondamental de vivre et d’être heureux. Lorsque nous y serons parvenus, nous serons délivrés du désir, donc de la souffrance. Nous atteindrons alors le nirvana, c’est-à-dire la délivrance.

- La doctrine du Karma découle de la logique propre du désir. Si l’on meurt avec encore en son âme toutes sortes de désirs inassouvis, de regrets, d’appétits, nécessairement on se réincarne dans un être animé de ces désirs. Or, plus on a de désirs, plus on souffre. Le karma, c’est  la souffrance que s’inflige à lui-même celui qui n’a pas su surmonter ses désirs dans sa vie précédente.

- Dès lors, nos existences peuvent suivre deux types de trajectoires. L'une est “descendante” : si en chacune de nos existences nous accumulons de plus en plus de désirs, nous nous réincarnons chaque fois dans un être de plus en plus bas, vil, désirant et souffrant. L’autre direction, “ascendante”, appartient à celui qui surmonte peu à peu ses désirs au cours de ses existences successives. Il se réincarnera dans des êtres de plus en plus nobles, purs, sages, de moins en moins désirants et souffrants, jusqu’à ce qu’il élimine de lui tout désir et qu’il atteigne le détachement absolu, le nirvana. Alors son cycle d’existence prendra fin, il cessera de se réincarner, il se réunira avec l’absolu et se résorbera en lui.

- Le bouddhisme, adoration du néant ?

- La question reste ouverte (cf. Le dernier livre de Roger Pol-Droit, Le culte du néant): le bouddhisme aboutit-il à une adoration du néant, auquel cas il nous apporterait une réponse peu satisfaisante à notre question de départ : comment vivre pour être heureux ?

- Comme pour l’épicurisme, ce n’est pas le bonheur positif que nous apporte le bouddhisme, mais seulement la cessation de la souffrance. La fusion avec l’absolu que propose le bouddhisme ne s’opère que par la suppression de notre conscience individuelle. Or, si je ne suis plus un individu conscient, je ne ressens plus rien; parler de mon bonheur n’a plus aucun sens. Dans les exercices de méditation, il s’agit d’arriver à penser le rien, à ne plus penser à rien, à ne plus penser du tout, à anéantir sa pensée. L’absolu dans lequel il faut résorber son être n’est peut-être rien d’autre que le néant. L’absolu bouddhique est un principe rigoureusement impersonnel, à la différence du Dieu judéo-chrétien, qui lui est une personne, qui a une pensée, une volonté, qui crée volontairement et avec amour un monde et des êtres distincts de lui.

- Hegel affirme ainsi que le bouddhisme est caractérisé par une adoration du néant. Si sa sagesse peut nous faire échapper à la souffrance, n’est-ce pas au prix du renoncement à l’être, à l’action et à la joie véritable ? Comment, dès lors, trouver un vrai bonheur, qui ne soit pas un simple anéantissement, sans vouloir renoncer à notre être ?

3) L’amour du destin  (texte d’Epictète, in Manuel, pp 531-532 du manuel)

- La modération épicurienne des désirs, la suppression bouddhiste de tout désir apparaissent comme étant des sagesses insatisfaisantes, incapables de donner effectivement le bonheur. Voyons si, du côté des stoïciens, nous ne pouvons pas trouver une solution intéressante.

- Les stoïciens partent de l’idée platonicienne que l’homme, esclave de ses désirs, n’a ni bonheur, ni liberté. En effet, avoir tout ce que je désire et faire tout ce que je veux ne sont pas en mon pouvoir. Obtenir tout cela ne dépend pas de moi, mais de circonstances extérieures, de la coopération d’autrui, de la chance, bref de l’ensemble de l’univers. Par exemple, être aimé ne se commande pas. Cela dépend des sentiments d’autrui. Ainsi en poursuivant l’amour, la gloire, la richesse, le pouvoir, je désire des choses que ma volonté et mon pouvoir ne suffisent pas à m’octroyer, mais qui dépendent de l’ordre de l’univers. La sagesse serait donc de limiter mes désirs à ce qui dépend de moi, à ce que je suis certain de posséder et conserver. Mais qu’est-ce qui dépend de moi ? Qu’est-ce qui est en mon pouvoir ?

- Il s'agit précisément d'une "délimitation de notre sphère propre de liberté, d'un îlot inexpugnable d'autonomie au centre du fleuve immense des événements, du destin" (Pierre Hadot, La citadelle intérieure, p. 100). En nous, à l'intérieur de notre être, nous devons distinguer ce qui dépend de nous (notre raison, notre pouvoir de juger, notre "assentiment") et ce qui ne dépend pas de nous (l'enchaînement nécessaire des causes et des effets, notre corps, sa sensibilité, ses passions).

- Le pouvoir de l'individu en quête de liberté réside dans le fait que ses jugements et opinions proviennent de lui seul. Liberté = pouvoir de juger. Toute action suppose un jugement sur la valeur accordée à l'objet d'une action; ce jugement est une opinion, une valeur en quelque sorte, qui repose sur un acte intérieur d'adhésion ou de refus. Les stoïciens nomment cet acte d'adhésion ou de refus "assentiment". En somme, notre liberté réside dans nos opinions. La seule chose qui dépende de nous est notre intention morale, le sens que nous donnons aux événements. Dans cette perspective, la liberté intérieure est synonyme d'indifférence à l'égard des causes extérieures et du destin.

- Il n'est donc qu'une chose qui ne dépend que de moi, sur laquelle j’ai un pouvoir absolu : c’est ma volonté. Moi seul décide de ce que je veux. Par exemple, si je veux pas aller à un endroit, on peut m’y contraindre par la force, mais on ne me fera pas vouloir y aller. On aura changé mon corps de place, mais on n’aura pas pu changer ma volonté. Certains hommes ont subi les plus longs emprisonnements (exemple de Nelson Mandela), les pires tortures, rien n’a pu cependant ébranler leur volonté. Je découvre ainsi que je possède, comme chaque homme, une volonté absolument libre, ou encore un libre-arbitre. Je dispose en quelque sorte d’un domaine de pouvoir et de liberté, qui est tout intérieur à moi-même.

- Quel est alors le secret du bonheur selon les stoïciens ? Il réside en peu de chose : savoir bien user de ma volonté, ne vouloir que ce que j’ai et que ce qui m’arrive. Autrement dit, ne pas désirer ce qui excède mon pouvoir. Ce n’est pas, comme chez les bouddhistes, une extinction de la volonté qui mène au bonheur, mais une apothéose de la volonté. Il nous faut avoir une grande force de volonté pour ne vouloir que ce qui convient. La maîtrise de soi ne passe pas par une extinction de soi, mais par une exaltation de sa force morale personnelle.

- Dès lors, mon bonheur dépend uniquement de la pente que je donnerai à ma volonté et à mes idées, à mes représentations des choses, qui sont essentiellement au pouvoir de ma volonté. C’est ce que nous dit Epictète : “Souviens-toi que ce n’est ni celui qui te dit des injures, ni celui qui te frappe, qui t’outrage; mais c’est l’opinion que tu as d’eux, et qui te les fait regarder comme des gens dont tu es outragé. Quand  quelqu’un te chagrine ou t’irrite, sache que ce n’est pas cet homme-là qui t’irrite, mais ton opinion. Efforce-toi donc, avant tout, de ne pas te laisser emporter par ton imagination” (Manuel, Pensée 20). En effet, si je suis vexé de l’insulte qu’un individu m’adresse, c’est que j’accorde une certaine valeur à son estime. Mais si je pense que ce n’est qu’un imbécile, ses propos ne m’atteignent plus. Cette maîtrise de ma volonté, de mes pensées, de mes désirs est une règle de vie fondamentale.

- Mais comment parvenir à maîtriser complètement mes désirs ? Ma volonté est-elle toujours assez puissante ? Les stoïciens affirment que tout ce qui arrive est nécessaire. Rien ne pouvait arriver autrement. Chaque événement est le fruit d’une longue série de causes. La relation de la cause à l’effet est nécessaire : un autre effet ne peut pas naître d’une même cause. Il ne sert donc à rien de désirer autre choses que ce qui advient ou de se révolter contre ce qui est, car tout est nécessaire. On ne ferait que se rendre inutilement malheureux. Tel est le principe de la consolation : admettre ce qui nous arrive comme inéluctable, pour ne plus s’en affliger : “Il ne faut pas demander que les événements arrivent comme tu le veux, mais il faut les vouloir comme ils arrivent; ainsi ta vie sera heureuse” (Epictète, Manuel, Pensée 8). C’est l’amour du destin auquel il faut parvenir pour être sage. Descartes dira la même chose : “Il faut tâcher de changer ses désirs, plutôt que l’ordre du monde” (Discours de la méthode, II).

- Les stoïciens pensaient que la Nature est un être divin et intelligent, qui ne fait rien en vain. Tout est fait pour quelque chose, tout a un but, tout est finalisé. Le destin qui règne dans le monde est bon, il est une Providence. Ce Bien, c’est la vie et le Bien du Tout, de la Nature elle-même, non de chaque créature qui la compose? Chaque homme n’est qu’un rouage du grand mécanisme universel. Dès lors, chaque homme doit se persuader que la Providence lui a assigné un rôle à jouer sur la terre. IL ne doit pas désirer changer de rôle ou de condition, mais doit simplement s’efforcer de jouer correctement son rôle. En somme, l’homme peut goûter le bonheur quels que soient sa condition et son environnement, par la seule maîtrise de sa volonté.

- Certes, le stoïcisme, à la différence du bouddhisme, est une exaltation de la volonté humaine. Comme le fait remarquer Hegel, c’est une volonté creuse, vide, abstraite, qui ne veut rein, ou au moins qui ne veut rein d’autre que ce qui est. L’essence de la volonté humaine n’est - elle pas de souhaiter ce qui n’est pas, de s’opposer à l’ordre parfois ingrat de la Nature ? L’attitude stoïcienne exclut toute lutte pour la transformation et l’amélioration des choses, toute recherche du progrès technique. Elle est toute de résignation et mutile l’homme.

- Ce n’est pas non plus une sagesse efficace. Les stoïciens affirment que je peux maîtriser mes désirs par ma seule volonté. Or ce n’est pas ce que j’expérimente. J’éprouve au contraire en moi un conflit entre mes désirs et ma volonté. Par exemple, ma volonté d’accomplir un travail auquel je me suis engagé par une promesse peut être combattue par mon désir de m’amuser ou de paresser. C’est parfois le désir qui l’emporte et non toujours la volonté raisonnable. Les stoïciens ne nous disent pas comment faire pour renforcer notre volonté.

- Par ailleurs, le stoïcisme pense que la Nature est ordonnée de façon bonne et raisonnable puisque la volonté humaine doit accepter cet ordre. Les besoins et désirs des hommes doivent être considérés comme naturellement bons. Or, si certains le sont - ceux qui assurent notre survie, par exemple -, d’autres sont excessifs ou mauvais. Le Stoïcisme ne rend donc pas compte de la dualité qu’il y a en chacun de nous entre le désir et la volonté. Mes désirs s’imposent à moi, comme s’ils étaient déterminés par quelque chose d’extérieur, et je n’en suis pas le maître. Comment un tel déchirement en moi-même est-il possible ? Ce point sera traité dans le cours sur les passions.

Conclusion :

- La question des moyens pour atteindre le bonheur reste non résolue. Que l’on considère le désir comme manque, qu’il s’agisse de tempérer ses désirs ou de les nier, que l’on puisse par la volonté ne désirer que ce qui dépend de nous et se réjouir de ce qui est, cela ne semble pas suffisant pour envisager positivement le bonheur. Jusqu’à présent, nous avons conçu les désirs comme ayant une origine naturelle, comme une donnée biologique de base, besoin, appétit, pulsion. Nous allons voir que cette idée est limitée et contestable. Les désirs ne sont-ils pas éminemment variables, selon les cultures et même selon les personnes ? 

 

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