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Faut-il etre de son temps ?

Publié le 14/09/2005

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« Vivre avec son temps » implique l'idée d'une inscription, et plus encore d'un ancrage dans une époque donnée, qui se manifesterait par l'adhésion aux « valeurs », aux pratiques et aux « vérités du moment ». Or, que faut-il entendre par ces « valeurs » ou ces « vérités » qui constituent en propre une époque et la singularise de manière diachronique dans le processus synchronique de l'histoire humaine ? Quelles sont ces valeurs auxquelles il s'agit de consentir pour nous déterminer à « vivre avec » notre temps ? La question qui nous est posée renferme implicitement l'idée d'un possible acte de liberté qui nous porterait à faire nôtres ces « vérités » d'un temps donné, celles de notre époque. Cette appropriation est-elle vraiment libre ? N'y a-t-il pas au contraire comme une contrainte à « vivre avec son temps », c'est-à-dire à accepter les modalités d'un temps qui nous rassemble, nous fait se ressembler aussi, nous impose de simplement « vivre avec », un mode du vivre qui serait dès lors la condition sine qua non d'un « être avec » ? Bref, « vivre avec son temps », serait-ce alors vivre en accord avec ses contemporains, dans une même temporalité créatrice de valeurs et de comportements, et où le temps deviendrait un lieu, celui de mêmes pratiques sociales identitaires ? Pour répondre, il faut d'abord s'interroger sur la légitimité de la question, c'est-à-dire se demander si l'adhésion aux valeurs qui sont « dans l'air du temps » s'offre à l'individu socialisé comme le terme d'un choix auquel il pourrait consentir ou non. Autrement dit, a-t-on réellement la liberté de vouloir ou non « vivre avec son temps », ou bien, les idées et les pratiques d'une époque à laquelle on appartient ne s'imposent-elles pas à nous avec une certaine nécessité, sans même qu'on s'en aperçoive ?
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« qu'être social, nous rendre apte à « vivre avec ».

Il faut donc « vivre avec son temps » dans cette mesure extrêmeoù le refus de son temps impliquerait l'exclusion, voire la mort sociale de l'individu.En réalité, la contrainte exercée par la conscience collective ne semble pas nous donner le libre choix d'accepter ounon de vivre avec son temps.

En effet, l'ultime caractéristique du fait social qui est la matière de toute consciencecollective, est d'être « susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure », selon Durkheim, qui, àl'encontre de Tarde qui attribue une influence prépondérante à l'imitation dans la genèse des faits sociaux, définit lefait social par sa force coercitive.

Dès lors, il semble illégitime aux yeux de Durkheim de se demander s'il faut vivreavec son temps, dans la mesure où les représentations collectives caractérisant une société, et donc une époquedonnée, s'imposent nécessairement du dehors à l'individu, lui laissant peu de chance de pouvoir s'y dérober.Je peux bien vouloir échapper aux conventions de ce monde, en m'habillant sans tenir compte des usages suivisdans mon pays, en parlant avec mes compatriotes une langue qui n'a plus cours, en utilisant une monnaie qui n'estplus légale, en recourant dans mon travail à des méthodes obsolètes et des procédés d'un autre temps, en refusantles technologies modernes, mais alors l'éloignement dans lequel on me tiendrait, et la ruine que j'encourraism'obligent à renoncer à une attitude qui relèverait de la rébellion, de l'innovation ou de la simple volonté de semarginaliser.Ce n'est pas que le fait social soit réfractaire à toute modification, mais l'effort nécessaire pour parvenir à le modifierest proportionnel à la résistance qu'il nous oppose.

Les faits sociaux ne sont pas un effet de notre volonté pourDurkheim, mais ils la déterminent bien plutôt du dehors : « Ils consistent comme en des moules en lesquels noussommes nécessités à couler nos actions.

»Il ne dépend donc pas de nous de faire nôtres les valeurs, les vérités ou les manières d'être de notre temps, maiscelles-ci s'imposent à nous, malgré nous, de par leur extériorité, leur transcendance et leur influence coercitive.Refuser ces manières d'agir, de penser et de sentir, c'est-à-dire « vivre hors de son temps », ne serait dès lorsrendu possible qu'à la condition ultime de refuser ces expressions du fait social, refuser le principe qui fait de nousun individu social, et ne pas craindre d'être l'objet de sanctions.

Celles-ci, « positives » ou « négatives », selonDurkheim, peuvent prendre divers aspects allant des formes les plus organisées de la contrainte sociale (le droitpénal ou les règles morales) aux formes les plus impalpables (le rire, la moquerie ou le mépris).De fait, « vivre hors de son temps » se pose comme une sorte de violation d'une règle qui, même vaincue, n'en faitpas moins sentir sa puissance contraignante.

Certes, pour le sociologue, il s'agit avant tout des règles juridiques,morales ou religieuses, mais elles peuvent aussi désigner d'autres instances qui, elles, ne présentent pas forcémentces formes cristallisées, mais ont pourtant la même objectivité et le même ascendant sur l'individu.

C'est ce queDurkheim appelle les « courants sociaux ».C'est ainsi que l'on peut vouloir vivre « hors de son temps », en refusant les manifestations collectives telles que les« grands mouvements d'enthousiasme, d'indignation, de pitié », mais ceux-ci « viennent à nous du dehors et sontsusceptibles de nous entraîner malgré nous », à tel point que l'être social a intériorisé cette force contraignante,sans s'en apercevoir, et ne la sent donc plus.Il y a dès lors une nécessité à vivre avec son temps et cette nécessité tient à l'essence même du fait social ; là oùl'individu pense résister aux modes de penser et d'agir de son temps, il s'illusionne.

« Vivre avec son temps », c'estposséder un temps qui ne nous appartient plus ; le social dépossède, dénature.

Cette dépossession et cettedénaturation peuvent atteindre l'extrême, selon Durkheim, lorsqu'un individu, ayant collaboré à une émotion ou à desidées communes peut, une fois revenu à sa solitude, et que l'influence sociale de ses propres idées n'est plusressentie, se sentir étranger à ses propres représentations et aux effets sociaux qu'elles ont pu produire.

C'est ainsique peut s'expliquer le comportement des individus parfaitement inoffensifs, qui, réunis en foule, se laissententraîner à des actes d'atrocité.Vivre avec son temps, c'est donc accepter d'être dépossédé de ce qui fait la singularité de notre être profond.Cette dépossession est pourtant la condition même de notre socialisation.

Et, pour Durkheim, ce qui justifie cettenécessité de « vivre avec son temps » c'est une raison d'ordre moral : assurer la cohésion sociale. Conformisme, progrès, éternité Vivre avec son temps, c'est vivre dans le même temps que d'autres, c'est-à-dire accepter de se situer dans lamême position historique, dans la même « sécularité », bref, c'est faire du temps le lieu d'exercice de l'identique,dans nos manières d'être, d'agir et de penser.

Mais si l'on se réfère à la doctrine durkheimienne qui définit le faitsocial par les critères d'extériorité, de généralité et de contrainte, la question de savoir si l'on doit « vivre avec sontemps » s'inscrit en porte-à-faux avec la réalité, puisqu'une nécessité incontournable préside à l'adhésion del'individu aux représentations collectives de son temps.Il les trouve, pour ainsi dire, toutes faites en naissant, existant indépendamment de lui, et il n'a plus qu'à s'yconformer.

Vivre avec son temps est un acte à peine conscient, car l'individu ne sent plus cette force coercitive dusocial qu'il a intériorisée malgré lui, comme « l'air [qui] ne laisse pas d'être pesant quoique nous n'en sentions plus lepoids ».

La seule alternative à ce qui, finalement, se donne à voir comme une exigence de conformité, deressemblance, à la limite, d'identité des consciences individuelles entre elles, serait de rompre cette « solidaritéorganique » qui préside au collectif, selon Durkheim, et d'affirmer son individualité, sans risquer cependant sadésocialisation.Pour Bergson, comme il le montre dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, c'est la figure du mystique, «âme privilégiée » qui vient rompre le statisme des « sociétés closes » et leur exigence de conformisme, et qui par unsaltus hors du social vient précisément le « diviniser ».

Il y a bien pour Bergson une nécessité vitale du « vivre avec», qui porte en lui la soumission à une même obligation, celle de la « morale de pression », mais s'oppose à elle la «morale d'appel », porteuse d'une force « d'attraction », et non plus de « pression ».. »

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