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Lecture Analytique Memnon Voltaire

Publié le 02/10/2010

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Introduction :

 

Si le genre du conte est souvent associé à l’idée de merveilleux au XVIIè siècle, il se charge au XVIIIè d’une portée plus critique et devient une forme privilégiée pour incarner des idées et mettre à l’épreuve des théories. Même si Voltaire n’en a jamais revendiqué l’étiquette, il fait du conte philosophique son apanage personnel pour développer ses idées tout en déjouant la censure. Certains de ses contes présentent explicitement, en sous-titre, la notion à laquelle ils invitent le lecteur à réfléchir : Zadig ou la destinée, Candide ou l’optimisme…

C’est aussi le cas de Memnon sous-titré « ou la sagesse humaine «. Ce court récit reprend une thématique phare du XVIIIè, la recherche du bonheur. Pour être heureux, le personnage éponyme décide d’être sage et pour ce faire, il élabore un plan de sagesse basé sur la privation et l’absence de passions. On retrouve ici les principes de la philosophie stoïcienne en vogue au XVIIè mais démodée au XVIIIè où l’on réhabilite les passions comme source de bonheur. Après avoir subi plusieurs malheurs en une journée et perdu ses biens ainsi qu’un œil, il entrevoit en songe un esprit, sorte de génie des contes orientaux, avec lequel il engage un dialogue.

On peut dès lors se demander comment, dans cette fin de conte, le divertissement d’un dialogue plein de fantaisie se mêle étroitement à la recherche de la vérité.

 

I/ Un dialogue plaisant

1) Le merveilleux

- mise en scène du songe qui donne à la conclusion du conte un aspect surnaturel, merveilleux.

- dialogue entre l’habitant d’un autre monde, le génie, sorte d’ange gardien et la victime terrestre du mal. Caricature du conte oriental à la mode (Mille et une nuits, traduit par A Galland)

- aspect surnaturel du génie « six belles ailes mais ni pieds, ni tête, ni queue «

- champ lexical des planètes « esprit céleste «, « globes «, « étoile «, « univers «, hyperbole « cent mille millions de mondes « ce qui permet de faire entrer le lecteur dans une réflexion métaphysique sans qu’il s’en aperçoive.

- infiniment grand « cinq cent millions de lieues « opposé à l’infiniment petit « petite étoile « rappelle le thème de Micromégas.

 

2) Le génie, figure fantaisiste ?

- humour dans sa caractérisation, décrit par la négative, par ce qui lui manque « ni pieds, ni tête, ni queue «

- son rôle = veiller sur les autres planètes mais Voltaire s’amuse à en faire un raté de l’intervention sur les destins. Memnon soupire pcq’il était absent lors de ses propres mésaventures.

- le génie lui-même signale son peu d’efficacité dans l’aventure de son frère « il est actuellement dans un cachot «. Il veille mais n’intervient pas, inaction renforcée par l’emploi du vb « consoler «.

- plus nous avançons dans le dialogue, plus le lecteur a des doutes sur les pouvoirs de ce génie, dénominations dévalorisantes « animal de l’étoile «, « l’autre «.

- le génie avoue d’ailleurs lui-même que son peuple n’atteint pas la perfection.

→ Implicitement, Voltaire condamne ce génie pour son inefficacité, ses belles paroles, son absence de magie. Il n’est qu’un prétexte au divertissement, à l’instauration du dialogue.

 

3) Le choix de la forme dialoguée

- passages dialogués = souplesse propice à l’expression des idées.

- dialogue extrêmement rythmé : les répliques s’enchaînent grâce à un système de questions/réponses et par la reprise d’un mot ou d’une expression « le monde que nous habitons «/ « Et quel monde habitez-vous ? «

- à l’intérieur des répliques, le rythme s’accélère par la construction de certaines phrases en asyndète.

- le dialogue permet d faire avancer la réflexion. Il a une visée didactique, le génie cherche à instruire Memnon et à le faire réfléchir. Cependant, M devient moins crédule : c’était avec respect qu’il s’adressait au génie « Monseigneur « au début du dialogue tandis qu’à la dernière phrase, il le contredit « je ne croirai cela que quand je ne serai plus borgne «.

→ Le dialogue avec le génie a donc été l’occasion d’un apprentissage pour M. Pour autant, il n’adhère pas au système de pensée préconisé par ce génie, dont le rôle est plus de divertir que d’instruire.

 

II( L’IRONIE AU SERVICE DE LA CRITIQUE

1) l’ironie (suite)

 

- ce procédé (de mécanique plaquée sur du vivant) et récurrent tout au long du conte et dans l’œuvre voltairienne. Ainsi, les parallélismes syntaxiques (l 169) « point chez vous de coquines «, « point d’amis intimes «, « point de banqueroutiers «…,  dans l’énumération des interro-négatives qui reprennent les mésaventures de Memnon sur le mode négatif, fonctionnent de la même façon et traduisent cet aspect mécanique.

 

- les propositions subordonnées causales négatives construites en parallélisme « parce que nous n’en avons point «, «  parce que nous n’avons point « (l 174 ( l 183) apportent une réponse aux interrogations de Memnon. Elles décrivent une société fondée sur l’absence de désirs et de tentations, proche du plan de sagesse de M. Mais la répétition des négations, renforcée par le parallélisme révèle l’aspect absurde et mécanique d’un système basé sur le vide.

 

- l’accumulation et l’anaphore de l’adverbe « parfaitement « (l 205 ( l 207) traduisent une nouvelle fois cet aspect mécanique mais font surtout implicitement référence à la philosophie de Leibniz.

 

2) La réfutation polémique des thèses de Leibniz

 

 Le récit est contaminé par un vocabulaire philosophique  sous une forme trivialisée « sagesse « (l 160, 203, 211)

 

 « heureux « (l 201, l 207), « certains philosophes « (l 206, 207), « tout est bien « (l 221). Ces termes font implicitement référence à la philo de Leibniz selon laquelle tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. (même si le mal est présent, c’est l’ensemble qui progresse vers le Bien). Voltaire, par le biais de son récit et des propos échangés entre M et le génie, s’emploie à la réfuter en montrant l’inanité de ce système de pensée. Pour lui, ce raisonnement est une pure imposture philosophique, bien démontrée par les faits : l’enchaînement des malheurs ayant touché M, rappelé à maintes reprises par les accumulations, contredit l’idée d’un monde où tout est bien (cf Candide).

 

 ( Comme Candide, M devient plus lucide au terme du dialogue.

 

III/ LA PORTEE PHILOSOPHIQUE ET MORALE

 

1) Un aveuglement symbolique

 

 - Le thème des yeux crevés permet à Voltaire de mettre en scène la clairvoyance. Cette blessure symbolique donne petit à petit l’occasion à M d’y voir clair dans sa quête de sagesse. Ce personnage, devenu borgne, est donc en recherche de lucidité.

 

 - Les interrogations de M (l 184 / l 203) montrent qu’il est en attente d’une solution, puisqu’il a compris que son plan de  vie avait été un échec. Il a donc besoin de ce génie pour connaître la sagesse.

 

 - Ce thème de l’aveuglement reprend une longue tradition littéraire (de Oedipe dans Œdipe roi, Sophocle à Pozzo dans En attendant Godot, Beckett) et fait écho à l’œuvre de Voltaire où les aveugles abondent : Pangloss devient le dr Borgne, conte Le crocheteur borgne.

 

2)  L’évolution du personnage : de la résignation au doute

 

 La réponse du génie se compose de 4 phases :

 

 - l 190 ( 195 : être sage = relativiser son malheur « il est plus à plaindre que toi «

 

 - l 199 ( 203 : espérance « ton sort changera

 

 - l 205 ( 215 : le génie gradue sur une échelle planétaire la folie du monde « tout se suit par degrés «

 

 - l 218 ( 224 : croyance en la perfection de l’univers « il faut que tout soit à sa place «

 

Quant à M, il se plaint « Hélas « (l 187), il prend conscience que la parfaite sagesse n’existe pas (l 203-204), il juge que la folie des hommes est une composante de l’humanité (l 215 ( l 218), il dénonce l’optimisme de Leibniz (l 22O ( l 222), il conclut le débat en montrant  l’irréalité de l’optimisme, le mal ne s’efface pas (il est toujours borgne).

 

( M, au fil du dialogue, est passé de la résignation à la lucidité du doute.

 

 3)  Le message philosophique : subtil car le lecteur est désorienté par la figure du génie qu’il s’attendait porteuse d’une leçon de vie. Au contraire, c’est M seul qui devient philosophe. Message philo = la sagesse, c’est de savoir que la perfection du monde n’existe pas/ seule l’expérience contient la sagesse/ il faut relativiser le bonheur et combattre le malheur/ il faut se méfier des croyances « Ah, je ne croirai cela que … «

 

CONCLUSION

Par les ressources d’un style vif, allusif et ironique, cette fin de conte parvient donc à assembler très étroitement le divertissement d’un récit plein de fantaisie et la recherche d’une vérité philosophique et morale. Le personnage de Memnon, qui ouvrait le récit sous les traits de l’homme ridicule niant le réel à travers ses vains projets, prend une dimension humaine et gagne en profondeur, et ceci par la souffrance que le monde lui impose.

Il inaugure par là-même une nouvelle figure, promise à un brillant avenir dans le conte voltairien, celle du naïf, qui fait l’expérience du mal. Si Memnon commence comme Zadig, il semble annoncer le ton de Candide, faisant apparaître progressivement l’absurdité du monde.  L’apologue voltairien fait évoluer les personnages de l’optimisme leibnizien à la souffrance des naïfs, victimes de leurs chimères et faisant la douloureuse expérience des espérances déçues.

 

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