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Peut-on reproduire une oeuvre d'art ?

Publié le 20/01/2011

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 Le terme art désigne aussi bien la technique, le savoir-faire, que la création artistique, la recherche du beau. S’ajoutant ou se substituant à la nature, il peut aussi prendre le sens quelquefois péjoratif d’artifice. En tant que pratique, il est le fait de l’artisan, celui qui maîtrise un art dans le sens premier, ou à l’artiste, qu’un talent ou un génie particuliers rendent aptes à créer la beauté. Cependant, on ne peut dire que l’un des deux suffise à créer les Beaux-arts, un rapport existe entre l’artisan et l’artiste. Mais la création n’est pas simplement expression d’une maîtrise : en effet l’art est une technique, un savoir-faire, ainsi que l’acquisition d’une habileté. Il s’oppose aussi bien à la science, qui est un savoir théorétique, qu’à la pratique aveugle ou la routine. L’usage confond le plus souvent l’' uvre et le produit - industriel ou artisanal '  c’est-à-dire tout résultat sensible du travail et de la technique humains. Toutefois, l’' uvre, au sens strict est une construction symbolique qui porte la marque de l’esprit et qui témoigne de son inscription historique dans la matière : car la conscience, selon Hegel, se révèle à elle-même dans ses ' uvres sensibles. Mais certaines ' uvres sont au plus haut point les « manifestations sensibles de l’Idée «, car en elles, forme et matière ne sont plus dissociables : ce sont les ' uvres d’art. A cet égard, nous pouvons nous poser la question suivante : peut-on reproduire une ' uvre d’art ? La reproduction suppose l’action de représenter fidèlement quelque chose pour aboutir à une copie qui est le résultat de cette action. Peut-on envisager une telle action au niveau d’une ' uvre d’art ? De plus, nous pouvons nous demander si cette éventuelle reproduction change la perception des ' uvres d’art, ou réfute l’essence même de l’art.

               Après avoir montré qu’une ' uvre d’art, de par son essence, peut être reproduite, nous nous intéresserons aux limites d’une telle reproduction, avant d’aborder le rôle décisif de la perception par les hommes d’une éventuelle reproduction.

 

               Le principe de l’' uvre d’art est qu’il aura toujours été reproductible : l’apprentissage artistique s’accompagne souvent de reproductions d’une ' uvre qui prend ainsi le rôle d’un modèle pour d’autres ' uvres. Les logiques de diffusion ont de la même façon contribué à ce phénomène de reproductibilité. Les jeunes peintres prennent pour modèle (c’est-à-dire une unité de mesure conventionnelle adoptée pour régler les multiples proportions d’un ensemble) un peintre, une ' uvre déjà existante et le premier de leur travail consiste généralement à redessiner, recopier, reproduire une telle ' uvre. Dans la Poétique, Aristote décrit ce phénomène : il affirme que dès le plus jeune âge, les hommes trouvent du plaisir à imiter ; il soutient aussi que l’homme se différencie des animaux par le fait qu’il est enclin à imiter.

               En effet, l’art présente deux grandes dimensions dont la première est sans doute la technique. Ce savoir-faire nécessite l’apprentissage de règles et de procédés : l’art en effet est mimésis, l’' uvre peut être reproduite par le procédé de l’imagination. Dans l’Antiquité grecque par exemple, la reproduction fidèle d’un modèle préexistant est monnaie courante et même privilégiée : il est aisé de reproduire car l’homme veut imiter la nature.

               L’art est donc technique ; et l’évolution de cette technique au fil des siècles facilite grandement la reproduction des ' uvres d’art : il existe en effet des moyens de reproductions de plus en plus grands. L’invention de l’imprimerie a permis la reproduction technique de l’écriture ; la Bible notamment s’est vue reproduite très rapidement en masse suite à l’invention des caractères imprimés. L’essor de la photographie permet également une fidélité totale par rapport à l’' uvre originale. Walter Benjamin, dans son texte L'''uvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique développe ces thèmes : pour lui, l’Art est par nature reproductible. Et cette constatation l'amène à réfléchir sur le rôle et la place que les moyens de reproduction occupent dans le champ artistique : pour lui, les techniques de reproduction modifient même la réception des ' uvres passées : selon lui, ces nouvelles techniques s’imposent forcément comme des nouvelles formes d’art. Il affirme notamment qu’ « en 1900, la reproduction technique avait atteint un niveau où elle était désormais en mesure de s’appliquer à toutes les ' uvres d’art du passé, mais aussi de s’affirmer parmi les procédés artistiques «.

               L’art a donc une dimension technique non négligeable qui se caractérise par l’utilisation de règles, de procédés, qui sont techniquement reproductibles et dont la perception permet à ces ' uvres reproduites d’acquérir une place propre dans le champ artistique.

 

               Cependant, l’art ne se résume pas à sa simple dimension technique. La dimension artistique à proprement parler est caractérisée par l’originalité, la singularité, l’unicité, et cette dimension ne peut être apprise comme on apprend une technique. C’est cette dimension de l’art qui est à l’origine de la création artistique et qui fait intervenir le génie. En ce sens, la reproduction d’une ' uvre bouscule, voire remet en cause, la notion d’art.

               Platon évoque en effet la notion de « génie artistique «, c’est-à-dire un don qui fait que certains sont inégalables. Pour lui, le génie a un talent inné, celui de la création. Tous ceux qui reproduisent une ' uvre n’ont pas de talent inné et n’ont donc pas le pouvoir de la création artistique. Pour Platon, le génie est un pouvoir donné à certains privilégiés par les dieux. En cela, il distingue les artistes des artisans.

               L’art n’a pas de fin pratique, comme pourrait l’avoir la production industrielle : son but n’est pas de produire massivement un grand nombre d’' uvres identiques ; mais l’' uvre d’art se caractérise par la singularité de l’objet, la singularité des techniques employées, et la subjectivité de l’artiste. Bergson défend notamment cette thèse dans son texte L’évolution créatrice, où il affirme que l’art vrai vise à rendre l’individualité du modèle. Benjamin Walter affirme en effet qu’il manquera même à la plus parfaite des reproductions ce qu’il appelle le hinc et hunc d’une ' uvre d’art, c’est-à-dire l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve, en quelque sorte le travail de l’histoire. Chaque ' uvre a en effet été créée à un moment précis, à un lieu précis, et dans un état d’esprit précis, et c’est  cela qui forme son authenticité.

               Reproduire une ' uvre d’art, c’est donc bien faire perdre à l’art son autonomie originelle : son aura propre se perd. Dans la Critique de la faculté de juger, Kant affirme que la création artistique est la seule production du génie, et c’est la raison pour laquelle l’art se distingue de la nature, de la science, et du travail. L'art qui vise la création du beau s'affranchit de l'utile. La modernité a libéré les beaux-arts de telles contraintes, l'esthétique kantienne insistant à la fois sur la liberté de l'artiste et sur l'impossibilité d'expliquer la beauté par la correspondance avec une finalité. La beauté offre une impression de complétude, de totalité, sans qu'une idée puisse justifier ce sentiment. L'artiste susceptible de produire cette beauté possède le génie: selon Kant, le génie est plus que le simple talent, il est ce qui donne des règles à l'art, ce qui crée des formes susceptibles d'être imitées, sans se référer par principe à quelque chose de déjà existant. Une ' uvre d'art correspondant de manière perceptible à un modèle, faite visiblement selon des règles laborieusement appliquées, est pour Kant uniquement académique et pourra susciter de l'agrément, sans plus. Il affirme notamment que « la beauté n’est en aucun cas la réalisation d’un modèle préexistant. « Le génie ne peut en effet pas être séparé de ce qui fait son essence, c'est-à-dire son originalité.

               La perte de l’aura artistique par la reproduction entraîne donc une modification du statut du créateur. Mais l’attitude du public vis-à-vis de l’art est aussi modifiée par la possibilité de reproduction.

 

               La question de l’impact de la reproduction d’une ' uvre d’art sur le public est une question qui soulève de nombreux problèmes : en effet, l’imagination n’est-elle pas le pas la première forme de reproduction ? Celle-ci peut assurément être source d’illusion, de tromperie. Regarder une ' uvre d’art est donc déjà en quelque sorte la reproduire.

               Kant affirme en effet que notre imagination est reproductrice ; elle a la faculté de présentation dérivée, c’est-à-dire que l’imagination est reproductrice remémorative, elle ramène une intuition empirique qu’on avait eue auparavant à l’esprit. Cependant, elle n’est pas forcément créatrice puisque par définition elle n’a pas la faculté de produire une représentation qui n’a jamais été donné auparavant à notre faculté de sentir.

               On peut dire avec certitude que la reproduction des ' uvres d’art a rendu l’art beaucoup plus accessible à l’homme, puisque celui-ci peut avoie accès à des images en permanence. L’art repose en effet sur l’individuel, ce qui compte le plus  est l’effet produit sur le spectateur. Bergson affirme que l’artiste s’efforce toujours de nous montrer ce qu’il a vu au moment où il réalisait son ' uvre d’art, et que cet effort s’imposait à l’imitation humaine. Il semblerait donc que l’être humain soit sensible aux variations de conception qui existent entre une ' uvre originale et une ' uvre représentée.

 

               Ainsi, si l’on ne peut nier le caractère reproductible de l’' uvre d’art, du fait de sa dimension technique, il est évident qu’une ' uvre reproduite aura perdu l’aura et l’unicité, due au génie, de l’' uvre originelle. La perception d’une ' uvre d’art va nettement évoluer par la possibilité de reproduire l’' uvre d’art : l’art qui repose sur l’individuel, va tenter de rendre visible ce que l’artiste a vu et ne consiste pas à représenter du visible.

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