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Alfred DE VIGNY (1797-1863) : La « vérité de l’art » doit l’emporter sur « le vrai du fait »

Publié le 14/01/2018

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vigny

l'amour du VRAI, l'autre l'amour du FABULEUX. Le jour où l'homme a raconté sa vie à l'Homme, l'Histoire est née. Mais à quoi bon la mémoire des faits véritables, si ce n'est à servir d'exemple de bien ou de mal ? Or les exemples que présente la succession lente des événements sont épars et incomplets ; il leur manque toujours un enchaînement palpable et visible, qui puisse amener sans divergence à une conclusion morale ; les actes de la famille humaine sur le théâtre du monde ont sans doute un ensemble, mais le sens de cette vaste tragédie qu'elle y joue ne sera visible qu'à l'oeil de Dieu, jusqu'au dénoûment qui le révélera peut-être au dernier homme. Toutes les philosophies se sont en vain épuisées à l'expliquer, roulant sans cesse leur rocher, qui n'arrive jamais et retombe sur elles, chacune élevant son frêle édifice sur la ruine des autres et le voyant crouler à son tour. Il me semble donc que l'homme, après avoir satisfait à cette première curiosité des faits, désira quelque chose de plus complet, quelque groupe, quelque réduction à sa portée et à son usage des anneaux de cette vaste chaîne d'événements que sa vue ne pouvait embrasser ; car il voulait aussi trouver, dans les récits, des exemples qui pussent servir aux vérités morales dont il avait la conscience ; peu de destinées particulières suffisaient à ce désir, n'étant que les parties incomplètes du TOUT insaisissable de l'histoire du monde ; l'une était pour ainsi dire un quart, l'autre une moitié de preuve ; l'imagination fit le reste et les compléta. De là, sans doute, sortit la fable. — L'homme la créa vraie, parce qu'il ne lui est pas donné de voir autre chose que lui-même et la nature qui l'entoure ; mais ü la créa VRAIE d'une VÉRITÉ toute particulière.

 

. Cette VÉRITÉ toute belle, toute intellectuelle, que je sens, que je vois et voudrais définir, dont j'ose ici distinguer le nom de celui du VRAI, pour me mieux faire entendre, est comme l'âme de tous les arts. C'est un choix du signe caractéristique dans toutes les beautés et toutes les grandeurs du VRAI visible ; mais ce n'est pas lui-même, c'est mieux que lui ; c'est un ensemble idéal de ses principales formes, une teinte lumineuse qui comprend ses plus vives couleurs, un baume enivrant de ses parfums les plus purs, un élixir délicieux de ses sucs les meilleurs, une harmonie parfaite de ses sons les plus mélodieux ; enfin c'est une somme complète de toutes ses valeurs. A cette seule VÉRITÉ doivent prétendre les œuvres de l'Art qui sont une représentation morale de la vie, les œuvres dramatiques. Pour l'atteindre, il faut sans doute commencer par connaître tout le VRAI de chaque siècle, être imbu profondément de son ensemble et de ses détails ; ce n'est là qu'un pauvre mérite d'attention, de patience et de mémoire; mais ensuite il faut choisir et grouper autour d'un centre inventé ; c'est là l'œuvre de l'imagination et de ce grand BON SENS qui est le génie lui-même.

 

A quoi bon les Arts, s'ils n'étaient que le redoublement et la contre-épreuve de l'existence ? Eh ! bon Dieu, nous ne voyons que trop autour de nous la triste et désenchanteresse réalité : la tiédeur insupportable des demi-caractères, des ébauches de vertus et de vices, des amours irrésolues, des haines mitigées, des amitiés tremblotantes, des doctrines variables, des fidélités qui ont leur hausse et leur baisse, des opinions qui s'évaporent ;

Alfred DE VIGNY (1797-1863)

La « vérité de l’art » doit l’emporter sur « le vrai du fait »

 

Les Réflexions sur la vérité dans l'art (1827) ont constitué la préface de Cinq-Mars. Vigny y précise sa conception du roman historique : il ne doit pas être un ouvrage de reconstitution minutieuse, mais plutôt une sorte de roman philosophique dans lequel la réalité des faits est subordonnée à la vérité humaine.

 

( ... ) Puisqu'il m'est prouvé que ce livre a en lui quelque vitalité, je ne puis m'empêcher de jeter ici ces réflexions sur la liberté que doit avoir l'imagination d'enlacer dans ses nœuds formateurs toutes les figures principales d'un siècle et, pour donner plus d'ensemble à leurs actions, de faire céder parfois la réalité des faits à l'IDI!:E que chacun d'eux doit représenter aux yeux de la postérité ; enfin sur la différence que je vois entre la VÉRITÉ de l'Art et le VRAI du Fait.

 

De même que l'on descend dans sa conscience pour juger des actions qui sont douteuses pour l'esprit, ne pourrions-nous pas aussi chercher en nous-mêmes le sentiment primitif qui donne naissance aux formes de la pensée, toujours indécises et flottantes ? Nous trouverions dans notre cœur plein de trouble, où rien n'est d'accord, deux besoins qui semblent opposés, mais qui se confondent, à mon sens, dans une source commune : l'un est

laissez-nous rêver que parfois ont paru des hommes plus forts et plus grands, qui furent des bons ou des méchants plus résolus; cela fait du bien. Si la pâleur de votre VRAI nous poursuit dans l'Art, nous fermerons ensemble le théâtre et le livre pour ne pas le rencontrer deux fois. Ce que l'on veut des œuvres qui font mouvoir des fantômes d'hommes, c'est, je le répète, le spectacle philosophique de l'homme profondément travaillé par les passions de son caractère et de son temps ; c'est donc la VÉRITÉ de cet Homme et de ce TEMPS, mais tous deux élevés à une puissance supérieure et idéale qui en concentre toutes les forces. On la reconnaît, cette VÉRITÉ, dans les œuvres de la pensée, comme l'on se récrie sur la ressemblance d'un portrait dont on n'a jamais vu l'original; car un beau talent peint la vie plus encore que le vivant.

 

Pour achever de dissiper sur ce point les scrupules de quelques consciences littérairement timorées que j'ai vues saisies d'un trouble tout particulier en considérant la hardiesse avec laquelle l’imagination se jouait des personnages les plus graves qui aient jamais eu vie, je me hasarderai jusqu'à avancer que, non dans son entier, je ne l’oserais dire, mais dans beaucoup de ses pages, et qui ne sont peut-être pas les moins belles, L'HISTOIRE EST UN ROMAN DONT LE PEUPLE EST L'AUTEUR. — L'esprit humain ne me semble se soucier du VRAI que dans le caractère général d'une époque; ce qui lui importe surtout, c’est la masse des événements et les grands pas de l’humanité qui emportent les individus ; mais, indifférent sur les détails, il les aime moins réels que beaux, ou plutôt grands et complets.

 

Examinez de près l'origine de certaines actions, de certains cris héroïques qui s'enfantent on ne sait comment : vous les verrez sortir tout faits des ON DIT et des murmures de la foule, sans avoir en eux-mêmes autre chose qu'une ombre de vérité; et pourtant ils demeureront historiques à jamais.

 

( . ..) Eh ! qui de vous n'a assisté à ses transformations ? Ne voyez-vous pas de vos yeux la chrysalide du FAIT prendre par degrés les ailes de la FICTION ? — Formé à demi par les nécessités du temps, un FAIT est enfoui tout obscur et embarrassé, tout naïf, tout rude, quelquefois mal construit, comme un bloc de marbre non dégrossi ; les premiers qui le déterrent et le prennent en main le voudraient autrement tourné, et le passent à d’autres mains déjà un peu arrondi; d'autres le polissent en le faisant circuler; en moins de rien il arrive au grand jour transformé en statue impérissable. Nous nous récrions; les témoins oculaires et auriculaires entassent réfutations sur explications ; les savants fouillent, feuillettent et écrivent ; on ne les écoute pas plus que les humbles héros qui se renient; le torrent coule et emporte le tout sous la forme qu'il lui a plu de donner à ces actions individuelles. Qu’a-t-il fallu pour toute cette œuvre ? Un rien, un mot ; quelquefois le caprice d'un journaliste désœuvré. — Et y perdons-nous? Non. Le fait adopté est toujours mieux composé que le vrai, et n'est même adopté que parce qu'il est plus beau que lui ; c'est que L'HUMANITÉ ENTIÈRE a besoin que ses destinées soient pour elle-même une suite de leçons ; plus indifférente qu'on ne pense sur la RÉA.LITÉ DES FAITS, elle cherche à perfectionner l'événement pour lui donner une grande signifi-

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