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Anthologie philosophique: KANT

Publié le 25/03/2015

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kant

EXTRAITS

1. La révolution scientifique : une nouvelle manière de connaître

Kant, Critique de la raison pure, Préface

de la deuxième édition [1787], trad. Main Renaut,

GF-Flammarion, 2006, p. 74-76.

[...] dans ces sciences, il doit y avoir de la raison, il faut que quelque chose y soit connu a priori, et la connaissance rationnelle peut se rapporter de deux manières à son objet : elle peut soit simplement détermi­ner cet objet et son concept (qui doit être donné d'un autre côté), soit, en outre, le rendre effectif La première manière correspond à la connaissance théorique, la seconde à la connaissance pratique de la raison. De l'une comme de l'autre, la partie pure, si vaste ou si restreint que puisse en être le contenu, j'entends : la partie où la raison déter­mine entièrement a priori son objet, doit être exposée d'abord isolément et sans être mêlée à ce qui provient d'autres sources ; car c'est mal gérer son affaire que de dépenser aveuglément ses revenus, sans par la suite, quand on s'empêtre dans des difficultés, être capable de distinguer quelle partie des revenus pourrait supporter la dépense et sur quelle partie il faut faire des coupes.

Mathématique et physique sont les deux connaissances théoriques de la raison qui doivent déterminer leurs objets a priori, la première de façon entièrement pure, la seconde du moins en partie, mais aussi selon d'autres sources de connaissance que celles de la raison.

La mathématique, depuis les temps les plus reculés où s'étend l'histoire de la raison humaine, a emprunté, chez l'admirable peuple grec, la voie sûre d'une science. Sim­plement n'y a-t-il pas lieu de penser qu'il lui ait été aussi facile qu'à la logique, où la raison n'a affaire qu'à elle-même, de découvrir cette voie royale, ou plutôt de se la frayer elle-même ; bien plutôt suis-je porté à croire qu'avec elle on en est resté longtemps (notamment encore chez les Égyptiens) aux tâtonnements et que cette trans­formation est à attribuer à une révolution qu'accomplit l'heureuse idée d'un seul homme quand il conçut une tentative à partir de laquelle on ne pouvait plus manquer la direction à prendre et par laquelle la voie sûre d'une science se trouvait ouverte et tracée pour tous les temps et avec une portée infinie. L'histoire de cette révolution dans la façon de penser, qui fut beaucoup plus impor­tante que la découverte de la voie passant par le fameux cap, et celle du bienheureux qui l'accomplit ne nous ont pas été conservées. Pourtant, la tradition que nous livre Diogène Leal-ce en donnant un nom à celui qui est sup­posé avoir inventé les plus petits éléments des démonstra­tions géométriques, tels qu'ils n'ont besoin, d'après le jugement commun, d'aucune preuve, témoigne que le souvenir de la transformation produite par le premier pas accompli dans la découverte de cette nouvelle voie doit être apparu extrêmement important aux mathématiciens et qu'il est devenu pour cette raison inoubliable. Pour le premier qui démontra le triangle isocèle (qu'on l'appelât Thalès ou de n'importe quel autre nom), il se produisit une illumination ; car il trouva qu'il ne devait pas suivre ce qu'il voyait sur la figure, ni même le simple concept

de celle-ci, et pour ainsi dire en retirer l'apprentissage de ses propriétés, mais qu'il lui fallait produire cette figure par l'intermédiaire de ce qu'il y pensait et présentait lui-même a priori d'après des concepts (par construction), et que, pour savoir avec sûreté quelque chose a priori, il fallait n'attribuer à la chose rien d'autre que ce qui résul­tait nécessairement de ce qu'il y avait mis lui-même conformément à son concept.

Pour ce qui est de la physique, on parvint beaucoup plus lentement à trouver la grande route de la science ; car ce ne fut guère qu'il y a un siècle et demi que l'initia­tive du judicieux Bacon de Verulam provoqua, en partie, puisqu'on était déjà sur sa trace, cette découverte qui, de la même façon, ne peut s'expliquer que par une brusque révolution dans la manière de penser. Je ne veux exami­ner ici la physique que pour autant qu'elle est fondée sur des principes empiriques.

Quand Galilée fit rouler ses boules jusqu'au bas d'un plan incliné avec une pesanteur choisie par lui-même, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il avait d'avance conçu comme égal à celui d'une colonne d'eau connue de lui, ou quand, plus tard encore, Stahl trans­forma des métaux en chaux et celle-ci, à son tour, en métal, en leur retirant quelque chose, puis en le resti­tuant 1, il se produisit une illumination pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même selon son projet, qu'elle devrait prendre les devants avec les principes qui régissent ses jugements d'après des lois constantes et forcer la nature à répondre à ses questions, mais non pas se laisser guider uniquement par elle pour ainsi dire à la laisse ; car, sinon, des observations menées au hasard, faites sans nul plan

1. Je ne suis pas ici de façon précise le fil de l'histoire de la méthode expérimentale, dont au reste les premiers commence­ments ne sont pas bien connus. [Note de Kant.]

projeté d'avance, ne convergent aucunement de façon cohérente vers une loi nécessaire, que pourtant la raison recherche et dont elle a besoin. La raison doit s'adresser à la nature en tenant d'une main ses principes, en vertu desquels seulement des phénomènes concordants peuvent avoir valeur de lois, et de l'autre main l'expérimentation qu'elle a conçue d'après ces principes, certes pour recevoir les enseignements de cette nature, non pas toutefois à la façon d'un écolier, qui se laisse dire tout ce que veut le maître, mais comme un juge dans l'exercice de ses fonc­tions, qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur soumet. Et, en ce sens, même la physique ne saurait être redevable de la révolution si profitable opérée dans sa manière de penser qu'à l'idée selon laquelle c'est conformément à ce que la raison elle-même inscrit dans la nature qu'il lui faut y chercher (sans lui prêter ses inventions) ce qu'elle doit apprendre d'elle, et dont elle ne saurait rien par elle-même. C'est par là que la phy­sique a été pour la première fois placée sur la voie sûre d'une science, alors que, durant de si nombreux siècles, elle n'avait été rien d'autre qu'un simple tâtonnement.

2. Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?

Kant, Critique de la raison pure, Introduction, VI, ibid., p. 106-107.

On gagne déjà beaucoup quand on peut rassembler une grande diversité de recherches sous la formule d'un problème unique. Car ainsi, non seulement on se facilite son propre travail, en s'en donnant une détermination précise, mais on rend aussi plus facile, pour qui veut

l'examiner, de juger si nous avons ou non satisfait à notre projet. Le véritable problème de la raison est en ce sens contenu dans la question : Comment des jugements synthé­tiques a priori sont-ils possibles ?

Que la métaphysique soit demeurée jusqu'ici dans un état à ce point précaire d'incertitude et de contradiction, la raison en réside purement et simplement en ceci que l'on n'a pas conçu plus tôt ce problème et peut-être même la différence entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques. C'est sur la solution de ce pro­blème, ou sur une démonstration suffisamment probante que la possibilité dont ce problème réclame l'explication est en fait totalement inexistante, que reposent ainsi la survivance ou l'effondrement de la métaphysique. David Hume, qui est, parmi tous les philosophes, celui qui s'est encore approché le plus de ce problème, sans toutefois, tant s'en faut, le penser de façon suffisamment détermi­née et dans sa généralité, mais en en restant uniquement à la proposition synthétique de la liaison de l'effet avec ses causes (Principium causalitatis), crut pouvoir en retirer qu'un tel principe a priori est tout à fait impossible, et, à suivre ses raisonnements, tout ce que nous nommons métaphysique aboutirait à une simple illusion d'une pré­tendue intelligence rationnelle de ce qui, en fait, est seu­lement emprunté à l'expérience et a pris, par habitude, l'apparence de la nécessité : dans une telle affirmation, qui détruit toute philosophie pure, il ne serait jamais tombé s'il avait eu devant les yeux notre problème dans sa généralité, étant donné qu'alors il aurait aperçu que, selon son argument, il ne pourrait pas non plus y avoir de mathématique pure, dans la mesure où celle-ci contient assurément des propositions synthétiques a priori — affir­mation dont son bon sens l'aurait alors, sans nul doute, préservé.

3. De la différence des jugements analytiques et des jugements synthétiques

Kant, Critique de la raison pure, Introduction, IV, ibid., p. 100.

Dans tous les jugements où le rapport d'un sujet au prédicat se trouve pensé (si j'examine uniquement les jugements affirmatifs, car l'application aux jugements négatifs, ensuite, est facile), ce rapport est possible de deux manières. Ou bien le prédicat B appartient au sujet A comme quelque chose qui est contenu dans ce concept A (de façon implicite) ; ou bien B est tout à fait extérieur au concept A, bien qu'il soit tout de même en connexion avec lui. Dans le premier cas, j'appelle le jugement analy­tique, dans l'autre synthétique. Analytiques (pour ce qui est des jugements affirmatifs) sont donc les jugements dans lesquels la connexion du prédicat avec le sujet est pensée par identité, tandis que ceux dans lesquels cette connexion est pensée sans identité se doivent appeler jugements synthétiques. Les premiers, on pourrait les appeler aussi jugements explicitatifi , et les autres juge­ments extensifs, parce que les premiers, par le prédicat, n'ajoutent rien au concept du sujet, mais le décomposent seulement par analyse en ses concepts partiels qui étaient déjà pensés en lui (bien que confusément), alors qu'au contraire les seconds ajoutent au concept du sujet un prédicat qui n'était nullement pensé en lui et n'aurait pu en être tiré par aucune analyse de celui-ci. Par exemple, quand je dis : tous les corps sont étendus, c'est un juge­ment analytique. Car je n'ai pas besoin de sortir au-delà du concept que je relie au mot « corps « pour trouver que l'étendue lui est associée, mais il me suffit d'analyser ce concept, c'est-à-dire de prendre conscience du divers que je pense toujours en lui, pour y rencontrer ce prédicat :

c'est donc un jugement analytique. En revanche, quand je dis : tous les corps sont pesants, le prédicat est quelque chose de tout à fait autre que ce que je pense dans le simple concept d'un corps en général. L'ajout d'un tel prédicat donne donc un jugement synthétique.

Les jugements d'expérience, comme tels, sont tous syn­thétiques.

4. La révolution morale : le modèle n'est plus dans la nature, mais dans la volonté

Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, Première section, trad. Main Renaut, GF-Flammarion, 1994, t. I, p. 59-60.

Il n'y a nulle part quoi que ce soit dans le monde, ni même en général hors de celui-ci, qu'il soit possible de penser et qui pourrait sans restriction être tenu pour bon, à l'exception d'une volonté bonne. L'intelligence, la viva­cité, la faculté de juger, tout comme les autres talents de l'esprit, de quelque façon qu'on les désigne, ou bien le courage, la résolution, la constance dans les desseins, en tant que propriétés du tempérament, sont sans doute, sous bien des rapports, des qualités bonnes et souhaitables ; mais elles peuvent aussi devenir extrêmement mauvaises et dommageables si la volonté qui doit se servir de ces dons de la nature, et dont les dispositions spécifiques s'appellent pour cette raison caractère, n'est pas bonne. Il en va exactement de la même manière avec les dons de la fortune. Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé et le bien-être, le contentement complets de son état (ce qu'on entend par le terme de bonheur), donnent du coeur à celui qui les possède et ainsi, bien souvent,

engendrent aussi de l'outrecuidance, quand il n'y a pas une volonté bonne qui redresse l'influence exercée sur l'âme par ces bienfaits, ainsi que, de ce fait, tout le prin­cipe de l'action, pour orienter vers des fins universelles ; sans compter qu'un spectateur raisonnable en même temps qu'impartial ne peut même jamais éprouver du plaisir à voir la réussite ininterrompue d'un être que ne distingue aucun trait indicatif d'une volonté pure et bonne, et qu'ainsi la volonté bonne apparaît constituer la condition indispensable même de ce qui nous rend dignes d'être heureux.

Bien plus : il existe certaines qualités qui sont favo­rables à cette volonté bonne elle-même et qui peuvent fortement faciliter son oeuvre, mais qui, néanmoins, ne possèdent intrinsèquement aucune valeur absolue et pré­supposent au contraire toujours encore une volonté bonne, ce qui limite la haute estime qu'on leur porte par ailleurs à juste titre et ne permet pas de les tenir pour absolument bonnes. La modération dans les affects et les passions, la maîtrise de soi, la sobriété de réflexion ne sont pas seulement bonnes à bien des égards, mais elles semblent même constituer une dimension de la valeur intrinsèque de la personne ; reste qu'il s'en faut de beau­coup qu'on puisse les déclarer bonnes sans restriction (quand bien même elles ont été valorisées de manière inconditionnée par les Anciens). Car, sans les principes d'une volonté bonne, elles peuvent devenir extrêmement mauvaises, et le sang-froid d'un vaurien le rend, non seu­lement bien plus dangereux, mais aussi immédiatement, à nos yeux, plus abominable encore que nous ne l'eus­sions estimé sans cela.

5. Éprouver la métaphy1sique à l'aune de la révolution scientifique

Kant, Critique de la raison pure, Préface de la deuxième édition [1787], ibid., p. 76-77.

En ce qui concerne la métaphysique, connaissance spé­culative de la raison tout à fait distincte, qui s'élève entiè­rement au-dessus de l'enseignement de l'expérience, et cela par de simples concepts (et non pas, comme la mathématique, par application des concepts à l'intui­tion), où la raison doit donc elle-même être son propre élève, le destin n'a pas encore été jusqu'ici assez favorable pour qu'elle pût emprunter la voie sûre d'une science, bien qu'elle fût plus ancienne que toutes les autres et qu'elle pût continuer d'exister quand bien même celles-ci devraient être toutes ensemble englouties entièrement dans le gouffre d'une barbarie capable de tout anéantir. La raison, en effet, s'y trouve continuellement en diffi­culté, même quand elle veut apercevoir a priori (comme elle s'en fait forte) les lois que l'expérience la plus com­mune confirme. On est contraint de rebrousser chemin à de multiples reprises, parce que l'on trouve qu'il ne conduit pas où l'on veut aller, et pour ce qui est de l'accord de ses adeptes sur ce qu'ils affirment, elle en est encore si loin qu'elle constitue bien plutôt une arène qui semble tout spécialement destinée à ce que l'on exerce ses forces en des jeux de lutte où aucun combattant n'a jamais encore pu emporter la plus petite place, ni fonder sur sa victoire une possession durable. Il n'y a donc nul doute que sa démarche ait été jusqu'ici un simple tâton­nement et, ce qui est le plus grave, un tâtonnement entre de simples concepts.

Or, à quoi tient qu'ici nulle voie sûre de la science n'ait pu encore être découverte ? Est-ce éventuellement

impossible ? D'où vient donc que la nature a affligé notre raison de l'inlassable aspiration à en chercher la trace, comme s'il s'agissait là d'une de ses affaires les plus importantes ? Bien plus, combien peu avons-nous de motifs de faire confiance à notre raison si, dans un des objets les plus importants de notre curiosité, non seule­ment elle nous abandonne, mais encore elle nous leurre par des mirages, et en fin de compte nous abuse ! Ou alors, si la voie sûre d'une science a simplement, jusqu'ici, été manquée, quels indices pouvons-nous utiliser pour espérer, en nous livrant à des recherches renouvelées, que nous serons plus heureux que ne l'ont été ceux qui nous ont précédés ?

Je ne pouvais qu'estimer les exemples de la mathéma­tique et de la physique, qui sont devenues ce qu'elles sont désormais à la faveur d'une révolution accomplie d'un seul coup, assez remarquables pour me mettre à réfléchir à l'élément essentiel de la transformation intervenue à leur si grand avantage dans la manière de penser et pour les imiter à cet égard, du moins à titre d'essai, autant que le permet leur analogie, comme connaissances ration­nelles, avec la métaphysique.

6. Régler la nature sur notre entendement

Kant, Critique de la raison pure, Préface de la deuxième édition [1787], ibid., p. 78-81.

[...] en métaphysique, on peut faire une tentative du même type en ce qui concerne l'intuition des objets. Si l'intuition devait se régler sur la nature des objets, je ne vois pas comment on pourrait en savoir a priori quelque chose ; en revanche, si l'objet (comme objet des sens) se

règle sur la nature de notre pouvoir d'intuition, je peux tout à fait bien me représenter cette possibilité. Etant donné toutefois que, si elles doivent devenir des connais­sances, je ne puis en rester à ces intuitions, mais qu'il me faut les rapporter, en tant que représentations, à quelque chose qui en constitue l'objet et déterminer par leur intermédiaire cet objet, je peux admettre l'une ou l'autre de ces hypothèses : ou bien les concepts, par le moyen desquels j'effectue cette détermination, se règlent aussi sur l'objet, et dans ce cas je me trouve à nouveau dans la même difficulté quant à la manière dont je puis en savoir quelque chose a priori ; ou bien les objets, ou, ce qui est équivalent, l'expérience dans laquelle seule ils sont connus (en tant qu'objets donnés), se règlent sur ces concepts — ce qui, aussitôt, me fait apercevoir une issue plus com­mode, parce que l'expérience elle-même est un mode de connaissance qui requiert l'entendement, duquel il me faut présupposer la règle en moi-même, avant même que des objets me soient donnés, par conséquent a priori : une règle qui s'exprime en des concepts a priori sur les­quels tous les objets de l'expérience doivent donc néces­sairement se régler et avec lesquels ils doivent s'accorder. En ce qui concerne les objets dans la mesure où ils peuvent être pensés, simplement par la raison, et cela de manière nécessaire, mais sans pouvoir aucunement être donnés dans l'expérience (du moins tels que la raison les pense), les tentatives de les penser (car il faut pourtant bien qu'ils se puissent penser) constitueront ensuite une superbe pierre de touche de ce que nous admettons comme le changement de méthode dans la manière de penser, à savoir que nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes 1.

1. Cette méthode, où l'on imite le physicien, consiste donc à chercher les éléments de la raison pure dans ce qui se peut attester ou démentir par une expérimentation. Or, pour soumettre à examen les propositions de la raison pure, notamment quand elles se sont aventurées au-delà de toutes les limites de l'expérience possible, on

Cette tentative réussit à souhait et promet à la méta­physique, dans sa première partie, là où elle ne s'occupe que des concepts a priori, dont les objets qui leur corres­pondent peuvent être donnés dans l'expérience confor­mément à ces concepts, la voie sûre d'une science. Car on peut, en vertu de cette transformation dans la manière de penser, expliquer parfaitement bien la possibilité d'une connaissance a priori et, ce qui est encore plus, donner aux lois qui sont a priori au fondement de la nature entendue comme l'ensemble global des objets de l'expé­rience leurs preuves suffisantes — deux points qui étaient impossibles en suivant la façon de procéder utilisée jus­qu'ici. Mais ce qui se dégage de cette déduction de notre pouvoir de connaître a priori, c'est, dans la première partie de la métaphysique, un résultat étrange et appa­remment très dommageable pour ce qui en constitue le but d'ensemble, qui occupe la seconde partie — à savoir que nous n'avons jamais la possibilité, avec ce pouvoir, d'aller au-delà des limites de l'expérience possible, ce qui est pourtant précisément l'objectif le plus essentiel de cette science. Mais c'est en ce point précisément que l'on peut expérimenter une contre-épreuve de la vérité du

ne peut faire aucune expérimentation portant sur leurs objets (comme c'est le cas en physique) : il ne sera donc possible d'effec­tuer cet examen qu'avec des concepts et des propositions fondamen­tales que nous admettons a priori, c'est-à-dire en les disposant de telle manière que les mêmes objets puissent être considérés sous deux angles différents, d'une part comme objets des sens et de l'entendement pour l'expérience, et d'autre part cependant comme objets que simplement on pense, en tout cas comme objets pour la raison fonctionnant isolément et s'efforçant d'aller au-delà des limites de l'expérience. Or, s'il se trouve que, quand on considère les choses de ce double point de vue, il se produit un accord avec le principe de la raison pure, alors qu'à se placer d'un unique point de vue on voit surgir un inévitable conflit de la raison avec elle-même, l'expérimentation tranche en faveur de la justesse de cette distinction. [Note de Kant.]

résultat obtenu dans cette première appréciation de notre connaissance rationnelle a priori, à savoir qu'elle n'atteint que des phénomènes, mais qu'en revanche elle laisse la chose en soi être certes effective pour soi, mais inconnue de nous. [...]

Dans cette tentative pour transformer la démarche qui fut jusqu'ici celle de la métaphysique, et dans le fait d'y entreprendre une complète révolution, à l'exemple des géomètres et des physiciens, consiste ainsi la tâche de cette Critique de la raison pure spéculative. Elle est un traité de la méthode, non un système de la science elle-même ; mais elle en dessine cependant tout le contour en prenant en considération ses limites, tout autant qu'elle en fait ressortir dans sa totalité l'architecture interne. Car la raison pure spéculative possède en soi une spécificité : elle peut et doit mesurer son propre pouvoir suivant les diverses façons dont elle se choisit des objets de pensée, procéder même à un dénombrement complet des différentes manières de se poser des problèmes, et ainsi esquisser tout le plan d'un système de métaphy­sique ; cela parce que, pour ce qui concerne le premier point, rien, dans la connaissance a priori, ne peut être attribué aux objets que ce que le sujet pensant tire de lui-même [...].

7. L'espace et le temps : forme a priori de l'expérience ou l'indépassable finitude

Kant, Critique de la raison pure, Préface de la deuxième édition [1787], ibid., p. 82-83.

Qu'espace et temps ne soient que des formes de l'intui­tion sensible, donc uniquement des conditions de

l'existence des choses en tant que phénomènes, que nous ne possédions en outre pas de concepts de l'entendement (donc, aucun élément) pour parvenir à la connaissance des choses, si ce n'est dans la mesure où une intuition correspondant à ces concepts peut être donnée, que, par conséquent, nous ne puissions acquérir la connaissance d'aucun objet comme chose en soi, mais seulement en tant qu'il est objet d'intuition sensible, c'est-à-dire en tant que phénomène, c'est là ce qui est démontré dans la partie analytique de la Critique ; assurément s'ensuit-il, de fait, la restriction de toute la connaissance spéculative seulement possible de la raison à de simples objets de l'expérience. Pourtant, il faut toujours émettre cette réserve — et le point est à bien remarquer — que nous ne pouvons certes pas connaître, mais qu'il nous faut cepen­dant du moins pouvoir penser ces objets aussi comme chose en soi 1.

8. La raison pure et ses limites : une colombe légère

Kant, Critique de la raison pure, Introduction, III, ibid., p. 97-100.

Encore beaucoup plus significatif que tout ce qui pré­cède est le fait que certaines connaissances abandonnent

1. Connaître un objet, cela requiert de pouvoir en démontrer la possibilité (que ce soit d'après le témoignage que l'expérience donne de sa réalité, ou a priori par la raison). En revanche, je peux penser ce que je veux, pourvu simplement que je ne me contredise pas moi-même, c'est-à-dire pourvu que mon concept soit une pensée possible, quand bien même je ne puis pas me porter garant que, dans l'ensemble global de toutes les possibilités, il y ait aussi un objet qui corresponde à ce concept, ou non. Cela dit, pour

même le domaine de toutes les expériences possibles et, par l'intermédiaire de concepts auxquels nulle part ne peut être donné dans l'expérience un objet qui leur cor­responde, ont l'apparence d'élargir l'étendue de nos juge­ments au-delà de toutes les limites de l'expérience.

Et c'est précisément dans ces dernières connaissances, telles qu'elles vont au-delà du monde sensible, où l'expé­rience ne peut fournir nul fil conducteur, ni aucune recti­fication, que se déploient les investigations de notre raison que nous tenons, à cause de leur importance, pour largement supérieures et dont nous considérons que la visée finale est beaucoup plus sublime que ce que l'enten­dement peut apprendre dans le champ des phénomènes — ce pourquoi, même au risque de nous tromper, nous tentons tout plutôt que de devoir renoncer, pour un quelconque motif tenant à des difficultés ou par mépris et indifférence, à des recherches qui nous tiennent tant à coeur. Ces inévitables problèmes de la raison pure sont Dieu, la liberté et l'immortalité. Quant à la science dont l'intention finale n'est proprement orientée, avec tous ses dispositifs, que vers la solution de ces problèmes, elle se nomme métaphysique et sa méthode est initialement dogmatique — ce qui veut dire que, sans examen préalable du pouvoir de la raison, ou de son manque de pouvoir, vis-à-vis d'une si grande entreprise, elle en entreprend avec confiance la réalisation.

[...] Car une partie de ces connaissances, à savoir la connaissance mathématique, a acquis depuis longtemps sa fiabilité et elle donne ainsi bon espoir également pour d'autres, quand bien même ces autres connaissances

attribuer à un tel concept une validité objective (une possibilité réelle, car la première était simplement la possibilité logique), quelque chose de plus se trouve requis. Mais ce surplus n'a pas besoin d'être recherché encore dans les sources théoriques de la connaissance : il peut aussi résider dans les sources pratiques. [Note de Kant.]

pourraient être de nature tout à fait différente. En outre, une fois qu'on est sorti du cercle de l'expérience, on est assuré de ne pas être réfuté par elle. L'attrait qui se pré­sente dans le fait d'élargir ses connaissances est si grand que l'on ne peut être arrêté dans son progrès que par une claire contradiction sur laquelle on vient buter. Mais cette contradiction peut être évitée, pourvu simplement que l'on fasse preuve de circonspection dans les fictions que l'on forge, même si elles n'en demeurent pas moins pour autant des fictions. La mathématique nous fournit un éclatant exemple de l'ampleur des progrès que nous pou­vons faire a priori dans la connaissance, indépendam­ment de l'expérience. Le fait est qu'elle ne s'occupe certes d'objets et de connaissances que dans la mesure où ils sont tels qu'ils se peuvent présenter dans l'intuition. Mais cette condition échappe facilement, parce que l'intuition mentionnée peut elle-même être donnée a priori, et par conséquent se distingue à peine d'un simple concept pur. Séduite par une telle preuve de la puissance de la raison, l'impulsion qui nous pousse à élargir nos connaissances ne voit pas de limites. La colombe légère, quand, dans son libre vol, elle fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait se représenter qu'elle réussirait encore bien mieux dans l'espace vide d'air. C'est ainsi justement que Platon quitta le monde sensible, parce que celui-ci impose à l'entendement de si étroites limites, et qu'il s'aventura au-delà de celui-ci, sur les ailes des Idées, dans l'espace vide de l'entendement pur. Il ne remarqua pas que malgré tous ses efforts il n'avançait nullement, car il ne rencontrait rien qui s'opposât à lui et qui fût suscep­tible de lui fournir pour ainsi dire un point d'appui, sur lequel il pût faire fond et appliquer ses forces pour chan­ger l'entendement de place. Au demeurant est-ce un destin habituel de la raison humaine dans la spéculation que d'achever aussitôt que possible ce qu'elle édifie et de rechercher après coup seulement si le fond nécessaire

pour cela en est lui aussi bien établi. Mais, dès lors nous nous mettons en quête de toutes sortes d'excuses pour nous réconforter sur la solidité de cet édifice, ou même, de préférence, pour nous dispenser tout à fait d'un tel examen tardif et dangereux. Quant à ce qui, pendant la construction, nous libère de tout souci ou de tout soup­çon, et nous flatte avec une apparence de profondeur, c'est ceci : une grande part, et peut-être la plus grande partie, de la tâche de notre raison consiste en analyses des concepts que nous possédons déjà de certains objets — ce qui nous fournit une foule de connaissances qui, tout en n'étant rien de plus que des élucidations ou des explicita­tions de ce qui a déjà été pensé dans nos concepts (bien que de façon encore confuse), sont pourtant appréciées, du moins quant à la forme, comme s'il s'agissait de vues nouvelles alors que, quant à la matière ou au contenu, elles n'élargissent pas les concepts dont nous disposons, mais ne font au contraire que les décomposer en leurs éléments. Or, étant donné que cette façon de procéder fournit une réelle connaissance a priori qui accomplit un progrès sûr et utile, la raison, sans même s'en apercevoir, obtient subrepticement, en cédant à cette illusion, des affirmations d'une tout autre sorte, où elle ajoute à des concepts donnés d'autres concepts totalement étrangers, et cela a priori, sans que l'on sache comment elle y par­vient, et sans même simplement qu'une telle question vienne à l'esprit. Je vais par conséquent tout de suite commencer par traiter de la différence entre ces deux sortes de connaissance.

9. De la différence entre la connaissance pure et la connaissance empirique

Kant, Critique de la raison pure, Introduction, I, ibid., p. 93-94.

Que toute notre connaissance commence avec l'expé­rience, il n'y a là absolument aucun doute ; car par quoi le pouvoir de connaître devrait-il être éveillé et mis en exercice, si cela ne se produisait pas par l'intermédiaire d'objets qui affectent nos sens et qui, pour une part, pro­duisent d'eux-mêmes des représentations, tandis que, pour une autre part, ils mettent en mouvement l'activité de notre entendement pour comparer ces représentations, les relier ou les séparer, et élaborer ainsi la matière brute des impressions sensibles en une connaissance des objets, qui s'appelle expérience ? En ce sens, d'un point de vue chronologique, nulle connaissance ne précède en nous l'expérience, et c'est avec celle-ci que toute connaissance commence.

Cela dit, bien que toute notre connaissance s'amorce avec l'expérience, il n'en résulte pas pour autant qu'elle dérive dans sa totalité de l'expérience. Car il pourrait bien se produire que même notre connaissance d'expérience soit un composé de ce que nous recevons par des impres­sions et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement provoqué par des impressions sensibles) produit de lui-même — ajout que nous ne distinguons pas de cette matière première avant qu'un long exercice nous y ait rendus attentifs et nous ait donné la capacité de l'isoler.

C'est par conséquent, pour le moins, une question qui requiert d'être examinée de plus près, et dont on ne sau­rait se débarrasser en la renvoyant à ce qui apparaît d'emblée, que celle de savoir s'il y a une telle connais‑

sance, indépendante de l'expérience et même de toutes les impressions des sens. On nomme de semblables connaissances a priori, et on les distingue des connais­sances empiriques, lesquelles possèdent leur source a pos­teriori, c'est-à-dire dans l'expérience.

Cette expression n'est toutefois pas encore déterminée de façon assez précise pour désigner adéquatement tout le sens de la question proposée. Car, de fait, on a cou­tume de dire, à propos de maintes connaissances dérivées de sources se trouvant dans l'expérience, que nous en sommes capables ou que nous y avons accès a priori, parce que nous les dérivons, non pas immédiatement de l'expérience, mais d'une règle universelle que cependant nous avons empruntée elle-même à l'expérience. Ainsi dit-on de quelqu'un qui a miné les fondations de sa maison qu'il pouvait savoir a priori qu'elle s'effondrerait, c'est-à-dire qu'il n'avait pas besoin d'attendre l'expérience de son effondrement effectif. Reste qu'il ne pouvait pour­tant pas non plus le savoir totalement a priori. Car que les corps sont pesants et que par conséquent, si on leur retire ce sur quoi ils reposent, ils tombent, il fallait bel et bien que cela fût connu de lui auparavant par l'intermé­diaire de l'expérience.

Nous entendrons donc par connaissances a priori, dans la suite de cet ouvrage, non pas des connaissances qui adviennent indépendamment de telle ou telle expérience, mais celles qui interviennent d'une manière absolument indépendante de toute expérience. Leur sont opposées des connaissances empiriques, autrement dit celles qui ne sont possibles qu'a posteriori, c'est-à-dire par expérience. Mais, dans les connaissances a priori, sont appelées pures celles auxquelles absolument rien d'empirique n'est mêlé. Ainsi, par exemple, la proposition : tout changement a sa cause est-elle une proposition a priori, mais non point pure, étant donné que le changement est un concept qui ne peut être tiré que de l'expérience.

10. L'universalité de la raison

Kant, Critique de la raison pure, Introduction, II, ibid., p. 95.

Nécessité et rigoureuse universalité sont donc des cri­tères sûrs d'une connaissance a priori et renvoient en outre, inséparablement, l'une à l'autre. [...]

 

Cela dit, qu'il y ait effectivement dans la connaissance humaine de tels jugements nécessaires et, au sens rigou­reux du terme, universels, par conséquent de purs juge­ments a priori, c'est facile à montrer. Si l'on veut un exemple emprunté aux sciences, il suffit de considérer toutes les propositions de la mathématique ; si l'on en veut un qui soit tiré de l'usage le plus commun de l'entendement, la proposition selon laquelle tout change­ment doit avoir une cause peut le fournir.

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« 74 1 KANT ET LES LUMIÈRES: LA SCIENCE ET LA MORALE Mathématique et physique sont les deux connaissances théoriques de la raison qui doivent déterminer leurs objets a priori, la première de façon entièrement pure, la seconde du moins en partie, mais aussi selon d'autres sources de connaissance que celles de la raison.

La mathématique, depuis les temps les plus reculés où s'étend l'histoire de la raison humaine, a emprunté, chez l'admirable peuple grec, la voie sûre d'une science.

Sim­ plement n'y a-t-il pas lieu de penser qu'il lui ait été aussi facile qu'à la logique, où la raison n'a affaire qu'à elle­ même, de découvrir cette voie royale, ou plutôt de se la frayer elle-même ; bien plutôt suis-je porté à croire qu'avec elle on en est resté longtemps (notamment encore chez les Égyptiens) aux tâtonnements et que cette trans­ formation est à attribuer à une révolution qu'accomplit l'heureuse idée d'un seul homme quand il conçut une tentative à partir de laquelle on ne pouvait plus manquer la direction à prendre et par laquelle la voie sûre d'une science se trouvait ouverte et tracée pour tous les temps et avec une portée infinie.

L'histoire de cette révolution dans la façon de penser, qui fut beaucoup plus impor­ tante que la découverte de la voie passant par le fameux cap, et celle du bienheureux qui l'accomplit ne nous ont pas été conservées.

Pourtant, la tradition que nous livre Diogène Laërce en donnant un nom à celui qui est sup­ posé avoir inventé les plus petits éléments des démonstra­ tions géométriques, tels qu'ils n'ont besoin, d'après le jugement commun, d'aucune preuve, témoigne que le souvenir de la transformation produite par le premier pas accompli dans la découverte de cette nouvelle voie doit être apparu extrêmement important aux mathématiciens et qu'il est devenu pour cette raison inoubliable.

Pour le premier qui démontra le triangle isocèle (qu'on l'appelât Thalès ou de n'importe quel autre nom), il se produisit une illumination ; car il trouva qu'il ne devait pas suivre ce qu'il voyait sur la figure, ni même le simple concept. »

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