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Aragon Les beaux quartiers

Publié le 05/03/2011

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Les beaux quartiers... D'où nous les abordons, comme des corsaires, ce long bateau de quiétude et de luxe dresse son bord hautain avec les jardins du Trocadéro et ce qu'il reste encore de la mystérieuse Cité des Eaux où Cagliostro1 régna 5 aux jours de la monarchie : subite campagne enclose dans la ville avec les chemins déserts du parc morcelé, la descente aux coins noirs où des amoureux balbutient. Puis c'est la ville aisée, aux rues sans âme, sans commerce, aux rues indistinguables, blanches, pareilles, toujours recommencées. 10 Cela remonte vers le nord, cela redescend vers le sud, cela coule le long du Bois de Boulogne, cela se fend de quelques avenues, cela porte des squares comme des bouquets accrochés à une fourrure de haut prix. Cela gagne vers le cœur de la ville par le quartier Marbeuf et les Champs-15 Élysées, cela se replie de la Madeleine sur le parc Monceau vers Pereire et ce train de ceinture qui passe rarement dans une large tranchée de la ville, cela enserre l'Étoile et se prolonge par Neuilly, plein d'hôtels particuliers, dont la nostalgique chevelure d'avenues vient traîner jusqu'aux 20 quais retrouvés de la Seine, et aux confins de la métallurgie de Levallois-Perret. Les beaux quartiers... Ils sont comme une échappée au mauvais rêve dans la pince noire de l'industrie. De tous côtés, ils confinent à ces régions implacables du travail dont les fumées déshonorent leurs perspectives, 25 rabattues quand le vent s'y met sur leurs demeures aux teintes fragiles. Ici sommeillent de grandes ambitions, de hautes pensées, des mélancolies pleines de grâce. Ces fenêtres plongent dans des rêveries très pures, des méditations utopiques où plane la bonté. Que d'images idylliques dans 30 ces têtes privilégiées, dans les petits salons de panne2 rose où les livres décorent la vie, devant les coiffeuses éclairées de flacons, de brosses et de petits objets de métal, sur les prie-Dieu des chambres, dans les grands lits pleins de rumeurs parmi la fraîcheur des oreillers! Dans ces parages de 35 l'aisance, on voudrait tant que tout fût pour le mieux dans le meilleur des mondes. On rêve d'oublier, on rêve d'aimer, on rêve de vivre, on rêve de dispensaires, et d'œuvres où sourit l'ange de la charité. L'existence est un opéra dans la manière ancienne, avec ses ouvertures, ses ensembles, ses grands airs, 40 et l'ivresse des violons. Les beaux quartiers! Mais déjà s'éclaire la ville, vers le centre, où sont les plaisirs. Les beaux quartiers, IIe partie, «Paris«, ch. 1, Éd. Denoël

 

1. Médecin italien adepte de l'occultisme (1743-1795). 2. Velours brillant utilisé en ameublement.

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