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Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné

Publié le 31/03/2011

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Quand nous nous extasions sur les dons créateurs du très jeune enfant, nous sommes (donc), en bonne partie, victimes d'une illusion. Ces dons existent, mais tiennent à la coexistence, pendant cet âge précoce, d'un grand nombre de possibilités encore ouvertes que l'apprentissage et la maturation organique devront plus tard éliminer. Si ces possibles se maintenaient tous, s'ils n'entraient en concurrence les uns avec les autres, si un choix ne s'opérait au sein d'un programme génétique à l'origine très varié, si certaines voies nerveuses ne se développaient et ne se stabilisaient par fonctionnement aux dépens d'autres, le cerveau, et donc l'esprit, n'atteindrait jamais la maturité. On trouvera l'écho de ces recherches dans le très passionnant volume intitulé « L'unité de l'homme « issu d'un colloque récent tenu à Royaumont. Elles n'incitent pas à voir, dans l'activité psychique, le produit de structures qui, mues par un déterminisme interne, s'édifieraient progressivement les unes par-dessus les autres en ordre de complexité croissante, et dont il suffirait de ne pas infléchir ou freiner le développement. Les fonctions mentales résultent d'une sélection, laquelle supprime toutes sortes de capacités latentes. Tant qu'elles subsistent, celles-ci nous émerveillent à juste titre, mais il serait naïf de ne pas s'incliner devant cette nécessité inéluctable que tout apprentissage, y compris celui reçu à l'école, se traduit par un appauvrissement. Il appauvrit, en effet, mais pour en consolider d'autres, les dons labiles du très jeune enfant.    Supposons même que, dans certains cas privilégiés, ces dons se conservent, ainsi qu'on le dit de certains poètes ou artistes. Croit-on que même ceux-là tirent tout de leur seul fonds? Comme si l'on pouvait imputer à Racine cette idée extravagante, j'ai entendu, pendant la discussion qui suivit la table ronde, invoquer la préface de Bérénice à l'appui. Mais faire quelque chose de rien — en quoi Racine dit que l'invention consiste — n'est, en aucune façon, faire quelque chose à partir de rien. Lui-même n'aurait jamais écrit Bérénice ni ses autres ouvrages, si, sur les bancs de l'école, il n'avait appris par cœur Sophocle et Euripide, et si une longue intimité avec les tragiques Grecs, les poètes et les comiques latins ne lui avait enseigné, comme il le souligne, à traiter un sujet peut-être mince en lui donnant une force dramatique. On ne crée jamais qu'à partir de quelque chose qu'il faut donc connaître à fond, ne fût-ce que pour pouvoir s'y opposer et le dépasser.    Cependant, les mêmes éducateurs qui trouvent admirable qu'on exerce l'enfant à se battre contre des objets matériels tels que pigments colorés, papier, pinceaux, terre glaise, planche et parpaings, s'indignent qu'on puisse lui demander de réagir, dans une composition française, au texte d'un auteur mort ou vivant, parce que, nous dit-on, l'enfant ne l'a pas lui-même pensé. Comment ne voit-on pas que la situation est la même ici et là ? Dans les deux cas, on invite l'enfant à se colleter avec une réalité ou un ensemble de réalités étrangères, de nature matérielle ou spirituelle ; on attend de lui qu'il perçoive d'abord leurs propriétés caractéristiques, qu'il se les assimile ; enfin, contre les résistances qu'elles lui opposent — que ce soit pour les manipuler ou pour les comprendre — qu'il fasse œuvre personnelle en produisant une synthèse originale à partir de tous ces éléments.    La contrainte de l'école, qu'on se plaît à dénoncer, n'est qu'un aspect ou une expression de la contrainte que toute réalité — et la société en est une — exerce normalement sur ses participants. Il est de bon ton de railler ou de stigmatiser la résistance qu'oppose le milieu social aux œuvres novatrices. C'est ne pas voir que, dans leur stade final, ces œuvres doivent autant à ce milieu qu'à l'élan créateur qui les pousse tourner les règles traditionnelles et, le cas échéant, à les violer. Toute œuvre mémorable est ainsi faite des règles qui mirent obstacle à sa naissance — et qu'elle dut enfreindre — et des règles nouvelles qu'une fois reconnue, elle imposera à son tour.    Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, pp. 362-363.    1. Vous ferez de ce texte, en respectant son mouvement, un résumé en 175 mots. Une marge de 10 % en plus ou en moins est admise. Vous indiquerez sur votre copie le nombre de mots que vous aurez utilisés.    2. Vous expliquerez le sens, dans le texte, des mots et expressions suivants :    — maturation organique ;    — capacités latentes.    3. En quoi les contraintes de l'École entraînent-elles, à votre avis, à la fois un appauvrissement et un enrichissement ?   

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