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De l'essence de l'existence d'AUTRUI selon G. MARCEL

Publié le 03/04/2011

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   Non seulement nous avons le droit d'affirmer que les autres existent, mais j : serais disposé à soutenir que l'existence ne peut être attribuée qu'aux autres, en tant qu'autres, et que je ne puis me penser moi-même comme existant qu'en tant que je me conçois comme n'étant pas les autres, donc comme autre qu'eux. J'irai jusqu'à dire qu'il est de l'essence de Vautre d'exister ; je ne peux pas le penser en tant qu'autre sans le penser comme existant...    J'irai jusqu'à me demander si le cogito dont on ne mettra jamais trop en lumière l'irrémédiable ambiguïté ne signifie pas au fond : « en pensant, je prends du recul par rapport à moi; je me suscite moi-même en tant qu'autre, et surgis par suite comme existant «. Une telle conception s'oppose radicalement à un idéalisme qui définit le moi par la conscience de soi...    On me dira : ces affirmations sont aussi équivoques quant à leur contenu réel qu'elles sont péremptoires dans la forme. De quelle existence parlez-vous? De l'existence empirique ou de l'existence métaphysique ? L'existence empirique n'est niée par personne, mais elle présente un caractère phénoménal, car rien ne fera que les autres ne soient pas ma pensée des autres. Dès lors, le problème n'est que déplacé. Je crois que c'est précisément cette position qu'il faut refuser radicalement. Si j'admets que les autres ne sont que ma pensée des autres, mon idée des autres, il devient absolument impossible de briser un cercle qu'on a commencé par tracer autour de soi...    De ce point de vue, il est impossible pour moi de communiquer avec eux; l'idée même d'une communication est impossible. Je ne pourrai m'empêcher de regarder cette réalité intra-subjective des autres comme l'émergence d'un X absolument mystérieux et à jamais insaisissable. D'une façon générale, nous avons là les linéaments les plus abstraits du monde de Proust, bien qu'on trouve aussi chez Proust des indications non seulement différentes, mais contradictoires — indications qui vont au reste en se raréfiant à mesure que l'œuvre progresse, et que le cercle formé par le moi et lui-même se précise et se ferme davantage. Dans Combray et dans tout ce qui participe de Combray, ce cercle n'existe pas encore. Il y a une place effective pour le toi; mais à mesure que l'œuvre se développe, que l'expérience se durcit, se précise, se boucle, le toi s'élimine du livre...    A cet égard, il sera toujours possible, si l'on s'en tient à un mode de détermination objective, de dire que le toi est une illusion. Mais remarquons que le terme même d'essence est extrêmement ambigu; par essence, on peut entendre ou une nature ou une liberté ; il est peut-être de mon essence en tant que liberté de pouvoir me conformer ou non à mon essence en tant que nature. Il est peut-être de mon essence de pouvoir n'être pas ce que je suis; tout simplement de pouvoir me trahir. Ce n'est pas l'essence en tant que nature que j'atteins dans le toi. En effet, en le traitant comme « lui «, je réduis Vautre à n'être que nature : un objet animé qui fonctionne de telle façon et non de telle autre. Au contraire, en traitant Vautre comme « toi «, je le traite, je le saisis comme liberté, car il est aussi liberté et non pas seulement nature. Bien plus, je l'aide en quelque sorte à être libéré; je collabore à sa liberté — formule qui paraît extrêmement paradoxale et contradictoire, mais que l'amour ne cesse de vérifier. Mais, d'autre part, c'est en tant que liberté qu'il est véritablement autre; en tant que nature, en effet, il m'apparaît identique à ce que je suis moi-même en tant que nature — et c'est sans doute par ce biais et par ce biais seulement que je puis opérer sur lui par suggestion (confusion redoutable et fréquente entre l'efficacité de l'amour et celle de la suggestion).    GABRIEL MARCEL {Etre et Avoir). Édition Aubier

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