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Gaston Berger, L'Homme moderne et son éducation

Publié le 28/04/2011

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Nous vivons dans un monde qui change, qui change vite et, surtout, qui change de plus en plus vite. Ce n'est pas le temps qui précipite sa course — ce qui n'aurait guère de signification. C'est le « contenu « du temps qui devient de plus en plus dense. Dans une même période de temps, nous voyons s'opérer des transformations de plus en plus nombreuses, et aussi de plus en plus profondes.    (...) Cette accélération du devenir humain n'est pas d'ailleurs un phénomène isolé, qui se produirait seulement dans un ou deux domaines particuliers. Elle est tout à fait générale et se retrouve même, au-delà du temps de l'histoire, dans révolution des espèces. Mais ce sont peut-être les transformations de nos techniques qui la mettent en évidence de la manière la plus manifeste. Les courbes qui traduisent l'accroissement des vitesses de nos déplacements, comme celles qui expriment l'augmentation de la puissance motrice dont nous disposons, ont la même allure, et leur « pente « se relève constamment. On s'est interrogé sur l'interprétation qu'on pouvait donner à ce phénomène. Je ne poserai pas ici ce problème passionnant, mais difficile. Je veux seulement constater le fait.    Si l'accélération est générale et si elle est constante, que s'est-il produit d'original à notre époque ? Simplement que le phénomène est maintenant à l'échelle humaine. Il est devenu immédiatement perceptible. Il existait autrefois à l'échelle cosmique ou à l'échelle historique. Voici qu'il se produit sous nos yeux. Ce n'est plus une théorie ou un concept, ce n'est même plus un élément objectif dont seul le savant aurait à tenir compte. C'est un fait banal de notre expérience quotidienne. Un homme qui a aujourd'hui une soixantaine d'années a vécu dans trois mondes différents. Loin d'être inconscientes, les transformations nous harcèlent et nous posent mille problèmes.    Cependant, si l'accélération est devenue un fait d'expérience, elle n'est pas encore le plus souvent un objet de pensée. Nous la subissons sans y croire. Le monde que nous sentons et dans lequel nous vivons ne correspond plus en effet au monde de nos opinions et de nos habitudes. Le devenir est en avance sur nos idées. Biens des gens croient ou affectent de croire qu'il s'agit d'une « crise «, c'est-à-dire d'un phénomène temporaire et, en somme, anormal, et qu'il suffit d'attendre avec patience que revienne la stabilité.    (...) Il faut que nos jeunes gens apprennent à vivre dans un univers devenu étrangement mobile. Ils n'y sont pas préparés et c'est une des raisons de leur malaise. L'accélération de l'histoire, dont les hommes d'âge prennent conscience en comparant leur jeunesse et leur maturité, leur est donnée sous la forme de l'inquiétude. Ils sentent que l'avenir est plein de risques. Rien n'y est vraiment garanti. D'où leur désir d'avoir tout de suite les choses auxquelles on attache du prix. Les longues patiences, les attentes laborieuses, la mise en réserve des connaissances ou des économies prennent l'allure de paris extrêmement aléatoires.    La prudence, qui n'a jamais été très séduisante, cesse maintenant de paraître tout à fait raisonnable. On a peur qu'elle fasse faire un marché de dupes. On s'irrite d'une trop longue préparation à des carrières qui n'existeront peut-être plus quand on prétendra les aborder ou qui exigeront des aptitudes toutes différentes de celles auxquelles on s'entraîne. Aussi, malgré des appuis et des facilités que la jeunesse du début du siècle ne connaissait pas, celle d'aujourd'hui est peut-être plus troublée que celle d'hier. Elle est à la fois — et les deux termes ne s'opposent qu'en apparence — moins prévoyante et moins insouciante. Quand la prévision devient difficile, le souci augmente.    Gaston Berger, L'Homme moderne et son éducation.   

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