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La belle Gabrielle, vol.

Publié le 11/04/2014

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La belle Gabrielle, vol. 1 Place, tout cet enivrement du combat monte aux cerveaux chauffés déjà par le soleil de juillet; et, des fenêtres des Procuraties, des balcons du Palais Ducal, des rangs pressés de la foule s'élancent des frémissements, des bravos, des cris qui vont épouvanter les colombes du sommet des Plombs jusque par delà les toits de la Giudecca. Jamais rien de si grand ni de si valeureux n'avait frappé Venise, alors féconde en gloires de tout genre. Crillon fut applaudi et adoré par cette cité, comme s'il eût été saint Marc ou saint Michel. Ce qu'il trouva de fleurs à son logis, et les fleurs sont rares à Venise, ce qu'il reçut de présents magnifiques et de suppliantes invitations, comment l'énumérer froidement dans ces pages! Vingt ans s'étaient écoulés depuis ce triomphe, et sous les couches successives des lauriers de cent victoires plus récentes, le héros sentait encore avec délices l'âpre parfum de ces fleurs écloses sous le baiser frais de l'Adriatique. Un soir, il revenait de souper à l'Arsenal après des régates splendides que le doge avait offertes à Henri III. La régate est la fête nationale de Venise. On n'offre rien de mieux à Dieu et à saint Marc. Cette régate, par sa splendeur et ses prouesses, avait effacé toutes les autres. Un soir donc, après souper, Crillon rentrait à son palais, seul et tout émerveillé d'avoir vu les arsenalotti tailler, cambrer, construire, gréer et faire naviguer devant le roi et lui, pendant qu'ils soupaient, une petite galère entièrement achevée en deux heures. Étendu sur les coussins, bercé par le mouvement moelleux de la gondole, il admirait, aux lueurs du fanal accroché à sa proue, le chatoiement de son riche habit de satin blanc brodé d'or et la perfection de ses jambes musculeuses serrées dans des chausses de soie à reflets nacrés. Certes, il était beau et admirablement beau, ce gentilhomme illustré par des exploits qui jadis eussent fait du simple chevalier un empereur. Il avait la jeunesse, la santé, la fortune, la gloire: il ne lui manquait rien que l'amour. Au moment où il passait sous le Rialto, bâti alors en bois, sa gondole côtoya une barque plus grande d'où partirent soudain les sons d'une douce musique. Crillon savait déjà que les barcarols de Venise aiment assez la musique pour s'attacher des nuits entières à suivre les concerts qui flottent sur l'eau. Il ne s'étonna donc point de sentir se ralentir la marche de la gondole, et s'accoudant à droite, à la petite fenêtre, il écouta comme les gondoliers. Rien n'était plus suavement mélancolique que ces accords à demi voilés. Les musiciens semblaient ne chanter que pour les esprits invisibles de la nuit et dédaigner de parvenir jusqu'à l'oreille humaine. Les flûtes, les théorbes, la basse de viole soupiraient si doucement, que l'on entendait, autour de la barque, l'eau des avirons retomber en cadence. Partout, sur le passage de cette barque, les fenêtres s'ouvraient sans bruit, et l'on distinguait vaguement dans l'ombre azurée des formes blanches qui se penchaient curieuses sur les balcons. Crillon ne connaissait pas les enivrements de cette fée qu'on appelle Venise; il ne savait pas qu'elle profite de la nuit pour répandre sur l'étranger la séduction irrésistible de tous ses charmes, et que tout est bon à cette enchanteresse pour tenter celui qu'elle aime. Elle parle en même temps aux sens, à l'esprit et au coeur. Obéissant comme dans un rêve, vaincu par l'oreille et les yeux, Crillon ne s'apercevait pas qu'il avait dépassé le palais Foscari où il logeait avec le roi, et que sa gondole suivait toujours sur le Grand Canal la mystérieuse harmonie dont les accents s'attendrissaient palpitants d'amour. Déjà la douane de mer était dépassée, on arrivait à l'île Saint-George, où depuis trois ans le génie de Palladio faisait monter du sein de la lagune la magnifique église de Saint-George-Majeur. Les échafaudages gigantesques, les grues avec leurs bras noirs se profilaient bizarrement sur le ciel, et par delà ces entassements de charpente et de marbre qui noircissaient de leur masse opaque une immense étendue du canal, on VI. UNE AVENTURE DE CRILLON 39 La belle Gabrielle, vol. 1 apercevait les eaux diaprées d'argent de la haute lagune. La musique continuait. Crillon écoutait toujours. Alors une petite gondole, avec son cabanon de drap noir à houppes soyeuses, s'avança silencieusement par le travers de la gondole qui portait Crillon. Un seul barcarol, vêtu à la façon des gens de service et masqué, la dirigeait sans effort. Cet homme après avoir rangé son esquif côte à côte avec l'autre, rama quelque temps de conserve comme pour donner la facilité à son maître de voir et de reconnaître Crillon dans sa gondole. Puis, sur quelque signe qui lui fut fait sans doute, il dit un mot aux barcarols du Français, et ceux-ci s'arrêtèrent aussitôt. Crillon n'avait rien vu de ce manège. Fâché de voir s'éloigner la barque du concert, il s'apprêtait à interroger ses barcarols sur leur halte, lorsqu'un poids nouveau fit incliner la gondole à gauche; un frôlement singulier bruit devant le felce--c'est ainsi qu'on nomme la cabine--et une ombre, s'interposant à l'entrée, déroba au chevalier la lumière du fanal rose. Avant que Crillon n'eût rien vu ou rien compris, une femme entra sous le dais, à reculons selon l'usage, et prit place à droite sur les coussins sans proférer une parole. Aussitôt la gondole se remit en chemin et Crillon vit ramer à côté le silencieux barcarol de l'inconnue. Devant les deux gondoles ainsi mariées marchait toujours la barque des musiciens. Crillon, avec une galanterie toute française, s'était approché, méditant un compliment sur la beauté, la grâce et la politesse. Mais sa compagne était masquée, ensevelie dans une mante de soie toute cousue de dentelles épaisses de Burano. Pas un rayon du regard, pas un reflet de l'épiderme, pas même le bruit du souffle pour avertir Crillon qu'il n'était point en société d'un fantôme. Lorsqu'il ouvrit la bouche pour interroger, la dame leva lentement son doigt ganté jusqu'à ses lèvres pour le prier de se taire; il obéit. Alors elle laissa retomber sa main sur sa robe et rentra dans son immobilité. Mais à la lueur d'une large lanterne attachée au quai de la Giudecca, et qui égara son rayon furtif jusqu'aux gondoles, Crillon vit briller dans les trous du masque deux paillettes de flammes. L'inconnue le regardait. Elle le regardait avec toute son âme. Elle le regardait fixement, sans vaciller, comme font ces étoiles curieuses qui, cachées sous les plis d'un nuage noir, contemplent incessamment la terre. Cependant les gondoles avançaient de front avec une lenteur calculée d'après la marche des musiciens. La symphonie, de plus en plus douce et caressante, courait sur l'eau d'une rive à l'autre du canal de la Giudecca; jamais plus pure nuit n'avait plané sur Venise. Le flot montait sans colère, et agitait lascivement les herbes souples et odorantes qui tapissent la lagune. Toutes ces myriades de diamants qui constellent la voûte céleste, transparaissaient comme sous une gaze au travers des nuées pâles. En une pareille nuit, Joseph eût senti son coeur de bronze s'amollir et se fondre d'amour. Crillon,, lui, osa regarder à son tour l'inconnue qui ne baissa pas les yeux; il étendit la main pour saisir celle qui, l'instant d'avant, lui avait recommandé le silence. Mais, cette main se releva encore pour le même geste toujours froid et solennel. Puis, comme il traduisait son étonnement par une exclamation courtoise, l'inconnue se retourna vers l'entrée de la cabine, et se mit à contempler le ciel et l'eau, moins pour admirer que pour VI. UNE AVENTURE DE CRILLON 40

« apercevait les eaux diaprées d'argent de la haute lagune. La musique continuait.

Crillon écoutait toujours. Alors une petite gondole, avec son cabanon de drap noir à houppes soyeuses, s'avança silencieusement par le travers de la gondole qui portait Crillon. Un seul barcarol, vêtu à la façon des gens de service et masqué, la dirigeait sans effort.

Cet homme après avoir rangé son esquif côte à côte avec l'autre, rama quelque temps de conserve comme pour donner la facilité à son maître de voir et de reconnaître Crillon dans sa gondole.

Puis, sur quelque signe qui lui fut fait sans doute, il dit un mot aux barcarols du Français, et ceux-ci s'arrêtèrent aussitôt. Crillon n'avait rien vu de ce manège.

Fâché de voir s'éloigner la barque du concert, il s'apprêtait à interroger ses barcarols sur leur halte, lorsqu'un poids nouveau fit incliner la gondole à gauche; un frôlement singulier bruit devant le felce—c'est ainsi qu'on nomme la cabine—et une ombre, s'interposant à l'entrée, déroba au chevalier la lumière du fanal rose. Avant que Crillon n'eût rien vu ou rien compris, une femme entra sous le dais, à reculons selon l'usage, et prit place à droite sur les coussins sans proférer une parole. Aussitôt la gondole se remit en chemin et Crillon vit ramer à côté le silencieux barcarol de l'inconnue. Devant les deux gondoles ainsi mariées marchait toujours la barque des musiciens. Crillon, avec une galanterie toute française, s'était approché, méditant un compliment sur la beauté, la grâce et la politesse.

Mais sa compagne était masquée, ensevelie dans une mante de soie toute cousue de dentelles épaisses de Burano.

Pas un rayon du regard, pas un reflet de l'épiderme, pas même le bruit du souffle pour avertir Crillon qu'il n'était point en société d'un fantôme. Lorsqu'il ouvrit la bouche pour interroger, la dame leva lentement son doigt ganté jusqu'à ses lèvres pour le prier de se taire; il obéit. Alors elle laissa retomber sa main sur sa robe et rentra dans son immobilité.

Mais à la lueur d'une large lanterne attachée au quai de la Giudecca, et qui égara son rayon furtif jusqu'aux gondoles, Crillon vit briller dans les trous du masque deux paillettes de flammes.

L'inconnue le regardait.

Elle le regardait avec toute son âme.

Elle le regardait fixement, sans vaciller, comme font ces étoiles curieuses qui, cachées sous les plis d'un nuage noir, contemplent incessamment la terre. Cependant les gondoles avançaient de front avec une lenteur calculée d'après la marche des musiciens.

La symphonie, de plus en plus douce et caressante, courait sur l'eau d'une rive à l'autre du canal de la Giudecca; jamais plus pure nuit n'avait plané sur Venise.

Le flot montait sans colère, et agitait lascivement les herbes souples et odorantes qui tapissent la lagune. Toutes ces myriades de diamants qui constellent la voûte céleste, transparaissaient comme sous une gaze au travers des nuées pâles.

En une pareille nuit, Joseph eût senti son coeur de bronze s'amollir et se fondre d'amour. Crillon,, lui, osa regarder à son tour l'inconnue qui ne baissa pas les yeux; il étendit la main pour saisir celle qui, l'instant d'avant, lui avait recommandé le silence.

Mais, cette main se releva encore pour le même geste toujours froid et solennel.

Puis, comme il traduisait son étonnement par une exclamation courtoise, l'inconnue se retourna vers l'entrée de la cabine, et se mit à contempler le ciel et l'eau, moins pour admirer que pour La belle Gabrielle, vol.

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UNE AVENTURE DE CRILLON 40. »

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