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La Bete Humaine d'ailleurs, tournait contre lui, à ce point que son ancien interrogatoire, lors de la première enquête, qui aurait dû appuyer sa nouvelle version, puisqu'il y avait dénoncé Cabuche, devint au contraire la preuve d'une entente extraordinairement habile entre eux.

Publié le 11/04/2014

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La Bete Humaine d'ailleurs, tournait contre lui, à ce point que son ancien interrogatoire, lors de la première enquête, qui aurait dû appuyer sa nouvelle version, puisqu'il y avait dénoncé Cabuche, devint au contraire la preuve d'une entente extraordinairement habile entre eux. Le juge raffinait la psychologie de l'affaire, avec un véritable amour du métier. Jamais, disait-il, il n'était descendu si à fond de la nature humaine; et c'était de la devination plus que de l'observation, car il se flattait d'être de l'école des juges voyeurs et fascinateurs, ceux qui d'un coup d'oeil démontent un homme. Les preuves, du reste, ne manquaient plus, un ensemble écrasant. Désormais, l'instruction avait une base solide, la certitude éclatait éblouissante, comme la lumière du soleil. Et ce qui accrut encore la gloire de M. Denizet, ce fut qu'il apporta la double affaire d'un bloc, après l'avoir reconstituée patiemment, dans le secret le plus profond. Depuis le succès bruyant du plébiscite, une fièvre ne cessait d'agiter le pays, pareille à ce vertige qui précède et annonce les grandes catastrophes. C'était, dans la société de cette fin d'empire, dans la politique, dans la presse surtout, une continuelle inquiétude, une exaltation où la joie elle-même prenait une violence maladive. Aussi, lorsque, après l'assassinat d'une femme, au fond de cette maison isolée de la Croix-de-Maufras, on apprit par quel coup de génie le juge d'instruction de Rouen venait d'exhumer la vieille affaire Grandmorin et de la relier au nouveau crime, y eut-il une explosion de triomphe parmi les journaux officieux. De temps à autre, en effet, reparaissaient encore, dans les feuilles de l'opposition, les plaisanteries sur l'assassin légendaire, introuvable, cette invention de la police, mise en avant pour cacher les turpitudes de certains grands personnages compromis. Et la réponse allait être décisive, l'assassin et son complice étaient arrêtés, la mémoire du président Grandmorin sortirait intacte de l'aventure. Les polémiques recommencèrent, l'émotion grandit de jour en jour, à Rouen et à Paris. En dehors de ce roman atroce qui hantait les imaginations, on se passionnait, comme si la vérité enfin découverte, irréfutable, devait consolider l'État. Pendant toute une semaine, la presse déborda de détails. Mandé à Paris, M. Denizet se présenta rue du Rocher, au domicile personnel du secrétaire général, M. Camy-Lamotte. Il le trouva debout, au milieu de son cabinet sévère, le visage amaigri, fatigué davantage; car il déclinait, envahi d'une tristesse dans son scepticisme, comme s'il eût pressenti, sous cet éclat d'apothéose, l'écroulement prochain du régime qu'il servait. Depuis deux jours, il était en proie à une lutte intérieure, ne sachant encore quel usage il ferait de la lettre de Séverine, qu'il avait gardée, cette lettre qui aurait ruiné tout le système de l'accusation, en appuyant la version de Roubaud d'une preuve irrécusable. Personne au monde ne la connaissait, il pouvait la détruire. Mais, la veille, l'empereur lui avait dit qu'il exigeait, cette fois, que la justice suivît son cours, en dehors de toute influence, même si son gouvernement devait en souffrir: un simple cri d'honnêteté, peut-être la superstition qu'un seul acte injuste, après l'acclamation du pays, changerait le destin. Et, si le secrétaire général n'avait pas pour lui de scrupules de conscience, ayant réduit les affaires de ce monde à une simple question de mécanique, il était troublé de l'ordre reçu, il se demandait s'il devait aimer son maître jusqu'au point de lui désobéir. Tout de suite, M. Denizet triompha. Eh bien, mon flair ne m'avait pas trompé, c'était ce Cabuche qui avait frappé le président... Seulement, je l'accorde, l'autre piste aussi contenait un peu de la vérité, et je sentais moi-même que le cas de Roubaud restait louche... Enfin, nous les tenons tous les deux. M. Camy-Lamotte le regardait fixement, de ses yeux pâles. Alors, tous les faits du dossier qu'on m'a transmis sont prouvés, et votre conviction est absolue? Absolue, aucune hésitation possible... Tout s'enchaîne, je ne me souviens pas d'une affaire, où, malgré les apparentes complications, le crime ait suivi une marche plus logique, plus aisée à déterminer d'avance. Mais Roubaud proteste, prend le premier meurtre pour lui, raconte une histoire, sa femme déflorée, lui affolé de jalousie, tuant dans une crise de rage aveugle. Les feuilles de l'opposition racontent toutes cela. XII 187 La Bete Humaine Oh! elles le racontent comme un commérage, en n'osant elles-mêmes y croire. Jaloux, ce Roubaud qui facilitait les rendez-vous de sa femme avec un amant! Ah! il peut, en pleines assises, répéter ce conte, il n'arrivera pas à soulever le scandale cherché!... S'il apportait quelque preuve encore! mais il ne produit rien. Il parle bien de la lettre qu'il prétend avoir fait écrire à sa femme et qu'on aurait dû trouver dans les papiers de la victime... Vous, monsieur le secrétaire général, qui avez classé ces papiers, vous l'auriez trouvée, n'est-ce pas? M. Camy-Lamotte ne répondit point. C'était vrai, le scandale allait être enterré enfin, avec le système du juge: personne ne croirait Roubaud, la mémoire du président serait lavée des soupçons abominables, l'empire bénéficierait de cette réhabilitation tapageuse d'une de ses créatures. Et, d'ailleurs, puisque ce Roubaud se reconnaissait coupable, qu'importait à l'idée de justice qu'il fût condamné pour une version ou pour l'autre! Il y avait bien Cabuche; mais, si celui-ci n'avait pas trempé dans le premier meurtre, il semblait être réellement l'auteur du second. Puis, mon Dieu! la justice, quelle illusion dernière! Vouloir être juste, n'était-ce pas un leurre, quand la vérité est si obstruée de broussailles? Il valait mieux être sage, étayer d'un coup d'épaule cette société finissante qui menaçait ruine. N'est-ce pas? répéta M. Denizet, vous ne l'avez pas trouvée, cette lettre? De nouveau, M. Camy-Lamotte leva les yeux sur lui; et tranquillement, seul maître de la situation, prenant pour sa conscience le remords qui avait inquiété l'empereur, il répondit: Je n'ai absolument rien trouvé. Ensuite, souriant, très aimable, il combla le juge d'éloges. A peine un pli léger des lèvres indiquait-il une invincible ironie. Jamais une instruction n'avait été menée avec tant de pénétration; et, c'était chose décidée en haut lieu, on l'appellerait comme conseiller à Paris, après les vacances. Il le reconduisit ainsi jusque sur le palier. Vous seul avez vu clair, c'est vraiment admirable... Et, du moment que la vérité parle, il n'y a rien qui la puisse arrêter, ni l'intérêt des personnes, ni même la raison d'état... Marchez, que l'affaire suive son cours, quelles qu'en soient les conséquences. Le devoir de la magistrature est là tout entier, conclut M. Denizet, qui salua et partit, rayonnant. Lorsqu'il fut seul, M. Camy-Lamotte alluma d'abord une bougie; puis, il alla prendre, dans le tiroir où il l'avait classée, la lettre de Séverine. La bougie brûlait très haute, il déplia la lettre, voulut en relire les deux lignes; et le souvenir s'évoqua de cette criminelle délicate, aux yeux de pervenche, qui l'avait remué jadis d'une si tendre sympathie. Maintenant, elle était morte, il la revoyait tragique. Qui savait le secret qu'elle avait dû emporter? Certes, oui, une illusion, la vérité, la justice! Il ne restait pour lui, de cette femme inconnue et charmante, que le désir d'une minute dont elle l'avait effleuré et qu'il n'avait pas satisfait. Et, comme il approchait la lettre de la bougie, et qu'elle flambait, il fut pris d'une grande tristesse, d'un pressentiment de malheur: à quoi bon détruire cette preuve, charger sa conscience de cette action, si le destin était que l'empire fût balayé, ainsi que la pincée de cendre noire, tombée de ses doigts? En moins d'une semaine, M. Denizet termina l'instruction. Il trouvait dans la Compagnie de l'Ouest une bonne volonté extrême, tous les documents désirables, tous les témoignages utiles; car elle aussi souhaitait vivement d'en finir, avec cette déplorable histoire d'un de ses employés, qui, remontant à travers les rouages compliqués de son organisme, avait failli ébranler jusqu'à son conseil d'administration. Il fallait au plus vite couper le membre gangrené. Aussi, de nouveau, défilèrent dans le cabinet du juge le personnel de la gare du Havre, M. Dabadie, Moulin et les autres, qui donnèrent des détails désastreux sur la mauvaise conduite de Roubaud; puis, le chef de gare de Barentin, M. Bessière, ainsi que plusieurs employés de Rouen, dont les XII 188

« \24Oh! elles le racontent comme un commérage, en n'osant elles-mêmes y croire.

Jaloux, ce Roubaud qui facilitait les rendez-vous de sa femme avec un amant! Ah! il peut, en pleines assises, répéter ce conte, il n'arrivera pas à soulever le scandale cherché!...

S'il apportait quelque preuve encore! mais il ne produit rien.

Il parle bien de la lettre qu'il prétend avoir fait écrire à sa femme et qu'on aurait dû trouver dans les papiers de la victime...

Vous, monsieur le secrétaire général, qui avez classé ces papiers, vous l'auriez trouvée, n'est-ce pas? M.

Camy-Lamotte ne répondit point.

C'était vrai, le scandale allait être enterré enfin, avec le système du juge: personne ne croirait Roubaud, la mémoire du président serait lavée des soupçons abominables, l'empire bénéficierait de cette réhabilitation tapageuse d'une de ses créatures.

Et, d'ailleurs, puisque ce Roubaud se reconnaissait coupable, qu'importait à l'idée de justice qu'il fût condamné pour une version ou pour l'autre! Il y avait bien Cabuche; mais, si celui-ci n'avait pas trempé dans le premier meurtre, il semblait être réellement l'auteur du second.

Puis, mon Dieu! la justice, quelle illusion dernière! Vouloir être juste, n'était-ce pas un leurre, quand la vérité est si obstruée de broussailles? Il valait mieux être sage, étayer d'un coup d'épaule cette société finissante qui menaçait ruine. \24N'est-ce pas? répéta M.

Denizet, vous ne l'avez pas trouvée, cette lettre? De nouveau, M.

Camy-Lamotte leva les yeux sur lui; et tranquillement, seul maître de la situation, prenant pour sa conscience le remords qui avait inquiété l'empereur, il répondit: \24Je n'ai absolument rien trouvé. Ensuite, souriant, très aimable, il combla le juge d'éloges.

A peine un pli léger des lèvres indiquait-il une invincible ironie.

Jamais une instruction n'avait été menée avec tant de pénétration; et, c'était chose décidée en haut lieu, on l'appellerait comme conseiller à Paris, après les vacances.

Il le reconduisit ainsi jusque sur le palier. \24Vous seul avez vu clair, c'est vraiment admirable...

Et, du moment que la vérité parle, il n'y a rien qui la puisse arrêter, ni l'intérêt des personnes, ni même la raison d'état...

Marchez, que l'affaire suive son cours, quelles qu'en soient les conséquences. \24Le devoir de la magistrature est là tout entier, conclut M.

Denizet, qui salua et partit, rayonnant. Lorsqu'il fut seul, M.

Camy-Lamotte alluma d'abord une bougie; puis, il alla prendre, dans le tiroir où il l'avait classée, la lettre de Séverine.

La bougie brûlait très haute, il déplia la lettre, voulut en relire les deux lignes; et le souvenir s'évoqua de cette criminelle délicate, aux yeux de pervenche, qui l'avait remué jadis d'une si tendre sympathie.

Maintenant, elle était morte, il la revoyait tragique.

Qui savait le secret qu'elle avait dû emporter? Certes, oui, une illusion, la vérité, la justice! Il ne restait pour lui, de cette femme inconnue et charmante, que le désir d'une minute dont elle l'avait effleuré et qu'il n'avait pas satisfait.

Et, comme il approchait la lettre de la bougie, et qu'elle flambait, il fut pris d'une grande tristesse, d'un pressentiment de malheur: à quoi bon détruire cette preuve, charger sa conscience de cette action, si le destin était que l'empire fût balayé, ainsi que la pincée de cendre noire, tombée de ses doigts? En moins d'une semaine, M.

Denizet termina l'instruction.

Il trouvait dans la Compagnie de l'Ouest une bonne volonté extrême, tous les documents désirables, tous les témoignages utiles; car elle aussi souhaitait vivement d'en finir, avec cette déplorable histoire d'un de ses employés, qui, remontant à travers les rouages compliqués de son organisme, avait failli ébranler jusqu'à son conseil d'administration.

Il fallait au plus vite couper le membre gangrené.

Aussi, de nouveau, défilèrent dans le cabinet du juge le personnel de la gare du Havre, M.

Dabadie, Moulin et les autres, qui donnèrent des détails désastreux sur la mauvaise conduite de Roubaud; puis, le chef de gare de Barentin, M.

Bessière, ainsi que plusieurs employés de Rouen, dont les La Bete Humaine XII 188. »

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