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LA FIN JUSTIFIE LES MOYENS - Machiavel

Publié le 07/02/2011

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Descendant aux autres qualités ci-dessus nommées, je dis que tout Prince doit grandement souhaiter d'être estimé pitoyable et non pas cruel ; néanmoins il doit bien prendre garde de n'appliquer mal cette miséricorde. César Borgia fut estimé cruel : toutefois sa cruauté a réformé toute la Romagne, l'a unie et réduite à la paix et fidélité. Ce que bien considéré, il se trouvera avoir été beaucoup plus pitoyable que le peuple florentin qui, pour éviter le nom de cruauté, laissa détruire Pistoïa. Le Prince, donc, ne se doit point soucier d'avoir le mauvais renom de cruauté pour tenir tous ses sujets en union et obéissance ; car, faisant bien peu d'exemples, il sera plus pitoyable que ceux qui, par être trop miséricordieux, laissent se poursuivre les désordres, desquels naissent meurtres et rapines ; car ceci nuit ordinairement à la généralité, mais les exécutions qui viennent du Prince ne nuisent qu'à un particulier. Entre tous les Princes, c'est au Prince nouveau qu'est impossible d'éviter le nom de cruel, parce que les nouveaux États sont pleins de périls. Et de là Virgile, par la bouche de Didon dit : Res dura, et regni novitas me talia cogunt Moliri, et late fines custode tueri. Toutefois il ne doit pas croire ni agir à la légère, ni se donner peur soi-même, mais procéder d'une manière modérée, avec sagesse et humanité, de peur que trop de confiance ne le fasse imprudent et trop de défiance ne le rende insupportable. Là-dessus naît une dispute, s'il est meilleur d'être aimé que craint, ou l'inverse. Je réponds qu'il faudrait être et l'un et l'autre ; mais comme il est bien difficile de les marier ensemble, il est beaucoup plus sûr de se faire craindre qu'aimer, s'il faut qu'il y ait seulement l'un des deux. Car on peut dire généralement une chose de tous les hommes : qu'ils sont ingrats, changeants, dissimulés, ennemis du danger, avides de gagner ; tant que tu leur fais du bien, ils sont tout à toi, ils t'offrent leur sang, leurs biens, leur vie et leurs enfants, comme j'ai dessus dit, quand le besoin est futur ; mais quand il approche, ils se dérobent. Et le Prince qui s'est fondé seulement sur leurs paroles, se trouve tout nu d'autres préparatifs, il est perdu ; car les amitiés qui s'acquièrent avec argent et non pas cœur noble et hautain, on mérite bien d'en éprouver l'effet, mais on ne les a pas, et dans le besoin on ne les peut employer ; les hommes hésitent moins à nuire à un homme qui se fait aimer qu'à un autre qui se fait redouter ; car l'amour se maintient par un lien d'obligations lequel, parce que les hommes sont méchants, là où l'occasion s'offrira de profit particulier, il est rompu ; mais la crainte se maintient par une peur de châtiment qui ne te quitte jamais. Néanmoins le Prince se doit faire craindre en sorte que, s'il n'acquiert point l'amitié, pour le moins il fuie l'inimitié ; car il peut très bien avoir tous les deux ensemble, d'être craint et n'être point haï ; ce qui adviendra toujours s'il s'abstient de prendre les biens et richesses de ses citoyens et sujets, et leurs femmes ; et quand même il serait forcé de procéder contre le sang de quelqu'un, il doit ne le faire point sans justification convenable ni cause manifeste ; mais sur toutes choses s'abstenir du bien d'autrui, car les hommes oublient plus tôt la mort de leur père que la perte de leur patrimoine. Et puis, les occasions ne manquent jamais pour ôter les biens, et celui qui commence de vivre de pillage trouve toujours des motifs pour occuper le bien des autres ; mais on en a moins pour le faire mourir, et qui passent plus vite. Mais quand un Prince conduit une armée, gouvernant une multitude de soldats, c'est alors qu'il ne se faut nullement soucier du nom de cruel, car sans ce nom une armée n'est jamais unie ni prête à aucune opération. Entre les admirables choses qu'a faites Annibal, on raconte celle-ci, qu'ayant une armée fort grosse, mêlée d'infinies nations et conduite à combattre en pays étranger, il ne se leva jamais une seule dissension ni entre eux, ni contre leur Prince. Ce qui ne put procéder d'autre chose que de son inhumaine cruauté, laquelle ensemble avec ses infinies vertus l'a toujours rendu devant les soldats vénérable et terrible, et sans laquelle ses autres vertus n'eussent pas été suffisantes à produire cet effet. Et ceux qui écrivent sans y bien regarder de près, s'émerveillent de ce qu'il a fait, d'un côté, et de l'autre ils condamnent ce qui en a été la principale cause.

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