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LA PORTÉE DE LA CRITIQUE KANTIENNE (Préface de la 2e édition de la Critique de la Raison pure)

Publié le 05/02/2011

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Un coup d'oeil rapide jeté sur cette œuvre donnera d'abord à penser que l'utilité en est toute négative, ou qu'elle ne sert qu'à nous empêcher de pousser la raison spéculative au-delà des limites de l'expérience, et c'est là dans le fait sa première utilité. Mais on s'apercevra bientôt que son utilité est positive aussi, par cela même que les principes sur lesquels s'appuie la raison spéculative pour se hasarder hors de ses limites, ont en réalité pour conséquence inévitable, non pas l'extension, mais, à y regarder de plus près, la restriction de l'usage de notre raison. C'est qu'en effet ces principes menacent de tout renfermer dans les limites de la sensibilité, de laquelle ils relèvent proprement, et de réduire ainsi à néant l'usage pur (pratique) de la raison. Or une critique qui limite la raison dans son usage spéculatif est bien négative par ce côté-là ; mais, en supprimant du même coup l'obstacle qui en retient l'usage pratique, ou menace même de l'anéantir, elle a en effet une utilité positive de la plus haute importance. C'est ce que l'on reconnaîtra aussitôt qu'on sera convaincu que la raison pure a un usage pratique absolument nécessaire (je veux parler de l'usage moral), où elle s'étend inévitablement au-delà des bornes de la sensibilité et où, sans avoir besoin pour cela du secours de la raison spéculative, la raison pratique veut pourtant être rassurée contre toute opposition de sa part, afin de ne pas tomber en contradiction avec elle-même. Nier que la critique, en nous rendant ce service, ait une utilité positive, reviendrait à dire que la police n'a point d'utilité positive, parce que sa fonction consiste uniquement à fermer la porte à la violence que les citoyens pourraient craindre les uns des autres, afin que chacun puisse faire ses affaires tranquillement et en sûreté. Que l'espace et le temps ne soient que des formes de l'intuition sensible, et, par- conséquent, des conditions de l'existence des choses comme phénomènes ; qu'en outre, nous n'ayons point de concepts de l'entendement, et partant point d'éléments pour la connaissance des choses, sans qu'une intuition correspondante nous soit donnée, et que, par conséquent, nous ne puissions connaître aucun objet comme chose en soi, mais seulement comme objet de l'intuition sensible, c'est-à-dire comme phénomène ; c'est ce qui sera prouvé dans la partie analytique de la critique, et il en résultera que toute connaissance spéculative possible de la raison se réduit aux seuls objets de l'expérience. Mais, ce qu'il faut bien remarquer, il y a ici une réserve : c'est que, si nous ne pouvons connaître ces objets comme choses en soi, nous pouvons du moins les penser comme tels.    Autrement on arriverait à cette absurde proposition, qu'il y a des phénomènes ou des apparences sans qu'il y ait rien qui apparaisse. Qu'on suppose que notre critique n'ait point fait la distinction qu'elle établit nécessairement entre les choses comme objets d'expérience et ces mêmes choses comme objets en soi, alors il faut étendre à toutes les choses en général, considérées comme causes efficientes, le principe de la causalité, et, par conséquent, le mécanisme naturel qu'il détermine. Je ne saurais donc dire du même être, par exemple de l'âme humaine, que sa volonté est libre et que pourtant il est soumis à la nécessité physique, c'est-à-dire qu'il n'est pas libre, sans tomber dans une évidente contradiction. C'est que, dans les deux propositions, j'ai pris l'âme dans le même sens, c'est-à-dire comme une chose en général (comme un objet en soi), et, sans les avertissements de la critique, je ne pourrais la regarder autrement. Que si la critique ne s'est pas trompée en nous apprenant à prendre l'objet en deux sens différents, comme phénomène et comme chose en soi ; si sa déduction des concepts de l'entendement est exacte, et si, par conséquent, le principe de la causalité ne s'applique aux choses que dans le premier sens, c'est-à-dire en tant qu'elles sont des objets d'expérience, tandis que, dans le second sens, ces mêmes choses ne lui sont plus soumises, la même volonté peut être conçue sans contradiction, d'une part, comme étant nécessairement soumise, au point de vue phénoménal (dans ses actes visibles),  à la loi physique, par conséquent comme n'étant pas libre, et, d'autre part, en tant qu'elle fait partie des choses en soi, comme échappant à cette loi, par conséquent comme libre. Or, quoique sous ce dernier point de vue, je ne puisse connaître mon âme par la raison spéculative (et encore moins par l'observation empirique) et que par conséquent je ne puisse non plus connaître la liberté comme la propriété d'un être auquel j'attribue des effets dans le monde sensible, puisqu'il faudrait que je la connusse d'une manière déterminée dans son existence, mais non dans le temps (ce qui est impossible, parce qu'aucune intuition ne peut être ici soumise à mon concept). — je puis cependant penser la liberté, c'est-à-dire que l'idée n'en contient du moins aucune contradiction, dès que l'on admet notre distinction critique de deux modes de représentation (le mode sensible et le mode intellectuel), ainsi que la restriction qui en dérive relativement aux concepts purs de l'entendement et, par conséquent, aux principes découlant de ces concepts. Admettons maintenant que la morale suppose nécessairement la liberté (dans le sens le plus strict) comme une propriété de notre volonté, en posant à priori comme données de la raison des principes pratiques qui en tirent leur origine, et qui, sans cette supposition, seraient absolument impossibles ; mais admettons aussi que la raison spéculative ait prouvé que la liberté ne se laissait nullement concevoir ; il faut alors nécessairement que la supposition morale fasse place à celle dont le contraire renferme une évidente contradiction, c'est-à-dire que la liberté et avec elle la moralité (dont le contraire ne renferme pas de contradiction, quand on ne suppose pas préalablement la liberté) disparaissent devant le mécanisme de la nature. Mais, comme il suffit, au point de vue de la morale, que la liberté ne soit point contradictoire et que, par conséquent, elle puisse être conçue, et comme, dès qu'elle ne fait point obstacle au mécanisme naturel de la même action (prise dans un autre sens), il n'y a pas besoin d'en avoir une connaissance plus étendue, la morale peut garder sa position pendant que la physique conserve la sienne. Or c'est ce que nous n'aurions pas découvert, si la critique ne nous avait pas instruits préalablement de notre inévitable ignorance relativement aux choses en soi, et si elle n'avait pas borné aux simples phénomènes toute notre connaissance théorique. On peut aussi montrer cette même utilité des principes critiques de la raison pure relativement à l'idée de Dieu et à celle de la simplicité de notre âme, mais je laisse cela de côté pour aller plus vite. Je ne saurais donc admettre Dieu, la liberté et l'immortalité selon le besoin qu'en a ma raison dans son usage pratique nécessaire, sans repousser en même temps les prétentions de la raison spéculative à des vues transcendantes ; car, pour arriver là, il lui faut employer des principes qui, ne s'étendant en réalité qu'à des objets d'expérience possible, transforment toujours en phénomène celui auquel on les applique, alors même qu'il ne peut être un objet d'expérience, et déclarent ainsi impossible toute extension pratique de la raison pure. J'ai donc dû supprimer le savoir pour y substituer la croyance.   

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