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L'instabilité et la rapidité d'évolution.

Publié le 24/04/2011

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   Autrefois, un homme pouvait passer son existence sans s'apercevoir d'un quelconque changement : il apprenait un métier qui restait valable sa vie durant. Il pouvait former des jeunes apprentis qui recevaient de lui leur éducation professionnelle et la prolongeaient. Pour la culture de la terre, la tradition jouait un grand rôle et le caractère clos des sociétés rurales ne permettait pas aux jeunes d'en avoir plus que leurs parents ou que leurs proches. La campagne était fermée, le jeune vivait dans l'ambiance de la famille, de la commune, du canton. Aucune fenêtre, pas d'étranges lucarnes pour l'éclairer sur d'autres formes de vie agricole, d'où une certaine sagesse locale dont la contrepartie était la stagnation technique.    On peut en dire autant de la quasi-totalité des métiers. Dans les centres urbains, dans les agglomérations industrielles, les techniciens eux aussi apprenaient leur métier pour la vie. Quand des changements apparaissaient, ils étaient assez lents pour que l'on pût s'y adapter facilement.    Actuellement, c'est l'opposé. Tout d'abord aucun métier n'est assuré indéfiniment, surtout dans les techniques de pointe qui regroupent déjà aux U.S.A. la moitié des travailleurs. Certains tombent progressivement, d'autres apparaissent, passent par une période éclatante, puis à leur tour pâlissent. Un peu comme le cycle des étoiles. On a vu chez nous, ces dernières années, une demande énorme dans l'électronique, puis dans l'informatique, avec des salaires exorbitants. On désigne ce phénomène par l'expression de « surchauffe «. Il n'est pas certain que dans dix ans tous ces techniciens puissent poursuivre le métier qui leur a rapporté les gros salaires et les satisfactions professionnelles du début.    Les techniques de pointe ne sont pas les seules à évoluer rapidement : il en est de même des activités de caractère apparemment classique comme le commerce. Les élèves des écoles de commerce apprennent maintenant le langage des ordinateurs. Les jeunes commerçants savent que ces machines sont utilisées dans leur travail. Ils acquièrent la connaissance de leurs possibilités, de leurs mœurs, de leur langage. Ils savent programmer. Leurs anciens? Aucune notion comparable. A cinquante ou même quarante ans, il est trop tard pour s'adapter à l'ordinateur. On le regarde comme un étranger suspect, avec l'hostilité que les habitants d'un pays vaincu portent à l'occupant. On voit bien des bobines tourner, monter et descendre brusquement, des bandes magnétiques se déplacer, des flots ininterrompus de papier être éjectés, tout imprimés, par une machine à écrire, une imprimante mystérieuse dont on ne sait quel démon invisible frappe les touches à toute allure. Et, quand on cherche à lire ces kilomètres de papier, chaque ligne est incompréhensible, jalonnée d'expressions bizarres.    On conçoit l'hostilité fondamentale de nos littéraires pour les ordinateurs : eux dont la vive intelligence est capable, sinon de tout comprendre, du moins d'être assurée qu'elle pourrait tout comprendre, les voilà tout bêtes devant cet appareil raffiné qui leur débite à une incroyable vitesse une littérature inhabituelle! (...)    L'exemple de l'électronique, celui des ordinateurs sont très frappants. Ils montrent à quel point le fossé entre les générations est profond, non seulement sur les plans de la réflexion, des modes de vie, des pensées que nous aurons à analyser, mais sur celui de l'existence professionnelle, à laquelle nous ne pouvons nous soustraire.    Une conséquence est que l'autorité, en matière technique ou dans l'exercice d'un métier, a changé de structure. Elle disparaît vite avec l'âge. J'ai bien connu un électronicien qui fut remarquable après la guerre comme réalisateur, initiateur, éducateur d'étudiants aux techniques nouvelles de l'électronique. Le voilà, vingt-cinq ans plus tard, proche de la retraite. Il est toujours aussi amoureux de son métier, mais dans le centre de recherche où il travaille il n'est plus écouté par les jeunes techniciens. On ne le consulte plus : son autorité est tombée ; il poursuit dans un local exigu, en solitaire, des travaux qui n'intéressent plus grand monde. (...)    Avouerai-je que dans nos laboratoires de l'École Polytechnique et du Collège de France, tous les jeunes connaissent le langage de l'informatique : ils en jouent, sont les familiers des ordinateurs que nous utilisons largement pour la physique des hautes énergies. Ils savent programmer, connaissent les réactions des machines et moi, trop vieux pour être dans le jeu, j'essaie constamment de m'informer, de comprendre, mais je le fais mal et suis incapable de savoir ce qu'on peut obtenir avec tel type d'ordinateur, quelles sont ses possibilités et ses limites. Je me sais lamentable et en suis navré!    Ainsi on peut dire que l'autorité technique dans notre monde s'use vite jusqu'à disparaître. C'est grave, car il s'agit d'un véritable changement dans l'échelle des valeurs.    Louis Leprince-Ringuet, Science et Bonheur des hommes (1973).    • Vous ferez, à votre convenance, un résumé ou une analyse de ce texte. Puis vous choisirez un problème que vous exposerez en donnant vos propres vues sur la question.

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