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Publié le 12/08/2011

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Mardi 17 Décembre 1958

Bientôt Noël. Hier à deux heures du matin, je revenais dans cette avenue où j'habite, cette avenue de mon enfance, que j'ai tant de fois guettée de ma fenêtre, tard dans la nuit, à l'approche de Noël, pour qu'elle me livrât son secret. Sous la lumière glacée de la lune, le pavé était blanc comme la neige. Rien ne bougeait. Tout était silencieux. Tout semblait m'écouter. Seul, le claquement de fer de mes pas avait quelque chose de mûr, de décidé, d'impie qui me faisait honte. Il me semblait que de là-haut, le front toujours collé à la vitre, l'enfant que je fus regardait revenir ce traître. Ces nuits qui précédaient Noël, je m'efforçais de veiller pour m'initier à cette joie, à ce mystère. L'attente du bonheur me paraissait plus belle que le bonheur lui-même. La cloche de l'église sonnait dix ou onze coups grêles, sans timbre, comme aussitôt pétrifiés par le froid. Rien ne passait. Je m'endormais. Je n'étais jamais déçu. Pourtant, je ne savais pas ce que j'aimais, c'était cette paix, le silence, le bruit de la nuit, je ne savais pas que tout se passait dans mon coeur. Oh, je ne regrette pas d'avoir grandi, d'avoir un peu vécu déjà, d'avoir vieilli. Puisque j'ai la chance de savoir encore ce qu'est le bonheur, comment l'atteindre, et de le reconnaître. Ecrire, rêver, rêver, écrire, voilà toute ma vie. Je n'aime que ce qui me déchire. Je crois de moins en moins au plaisir, à l'action, à la gloire. A mesure que je devenais plus tendre, je devenais moins gai. Les bouffées de joie nerveuse qui me dévastaient il y a encore un an, je ne les connais plus, je ne les connais presque plus. L'air est trop lourd et trop rare dans ce coeur chargé. Je ne me quitte plus. Je ne puis plus me cacher mes blessures. Ces rides qui n'étaient autrefois que les plis du sommeil, et qui s'effaçaient avec le jour, sont devenues des cicatrices. Mais je suis fier de cette chair tailladée, je suis fier qu'il y ait toujours en moi, quelque part, quelque chose qui saigne. Tenez, par exemple, le vent, la mer, la neige, ces mots nus, purs et crus, je les adorais autrefois pour eux seuls; imaginez un champ immaculé sous un ciel étincelant, l'arête provocante d'une cime qui mord un pan de ciel, une mer immense, cela me suffisait, je me contentais de ces images de début du monde, d'avant que l'homme vînt, d'avant que tout fût sali, d'avant que tout fît mal. Et maintenant... Maintenant? Il y a eu comme une incarnation, une crucifixion de ces images. Je ne peux plus voir la mer sans une voile. Je ne peux m'empêcher d'imaginer, sous la surface de l'eau, la carcasse d'un navire ou les pierres d'une ville engloutie, la figure à demi dévorée d'un marin, la casquette encore sur l'orbite. Moi qui ai longtemps vécu dans l'espérance de ne pas souffrir, j'admire que ce qui me fasse aimer le monde aujourd'hui, ce soit la douleur qu'il me donne. Mardi 21 janvier Quelque chose de dangereux : la honte d'avoir honte.

Vendredi 14 février

On croit toujours que la souffrance est la chose du monde la mieux partagée. Rien n'est plus rare que la vraie souffrance. Malheur à ceux dont les seules blessures ne furent jamais que des blessures d'orgueil. Nulle puissance en ce monde qui ne procède de ces deux forces : la souffrance et la volonté.

Mardi 25 février

1° Me dépouiller de mon artifice. 2° M'interdire de ronronner. 3° Ne jamais m'aimer tel que je suis. 4° Ne pas utiliser les restes. Hier soir, une terrible bouffée de mépris pour moi m'a longtemps empêché de dormir. Des choses que j'ai écrites, ici même, - et avec quelle complaisance - sur ma grandeur d'âme, mon courage, la beauté de mon coeur, me sont apparues comme des monstruosités. Depuis quelques jours, je suis soulevé, emporté en avant malgré moi par je ne sais quelle exigence. Le mot de Valéry : « Ne se fixer que des buts impossibles. « - On se tue à se regarder. - Aimer sa souffrance, pas ses larmes. - Les gens vraiment forts savent toujours qu'ils ne le sont pas assez. - Peut-être même faut-il faire machine arrière. Avec le peu de temps que j'ai, tout est compromis. - Ah, bon élève, bon élève! Que n'ai-je tué plus tôt le bon élève en moi! - Tout rebâtir sur l'amour du monde. C'en est fini des principes. Il n'y a plus de principes, il n'y a plus de morale, plus de sagesse. Ajouter en enlevant. Un certain sens de l'honneur - celui que j'ai, je crois - n'est pas -Dieu merci — moral. Je n'ai de morale que contre moi. Il y a du bourgeois en moi. Je suis resté imbécilement fidèle, comme si je m'étais épousé. De croire que je croyais en Dieu m'a fait plus de mal que le blasphème. - C'est un gouffre où je me jette, je sais bien. Qu'arrivera-t-il? C'est le moment ou jamais de montrer que je n'ai pas peur de la mort, de n'importe quelle mort. - Je crois en Dieu, mais pas comme je croyais.

Jean-René HUGUENIN. Journal. Ed. du Seuil, 1964.

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