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Hannah Arendt, Journal de pensée, (1953) – traduction Sylvie Courtine-Denamy

Publié le 14/05/2024

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arendt
21-HLPJ1ME3 Page : 4/5
SUJET 2
Hannah Arendt a tenu toute sa vie un Journal de pensée dans lequel elle a
rédigé des notes diverses qui ont préparé ses livres philosophiques. En 1953, elle
réfléchit notamment à la question de la guerre.
À propos de la question de la guerre : c'est seulement parce que nous savons
que nous devons mourir, par conséquent en mettant les choses au pis
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, parce qu'on
se dessaisit de quelque chose qui nous sera de toute façon enlevé, qu'on peut
risquer sa vie pour quelque chose. Si nous étions immortels (non pas comme les
dieux qui sont condamnés à l'être et pour lesquels il n'existe pour cette raison pas de
liberté en général) de telle sorte que nous puissions mourir, mais sans y être obligés,
aucun enjeu au nom duquel on pourrait risquer sa vie ne serait pensable : la vie
deviendrait simplement un absolu en dehors duquel il n'y aurait tout bonnement rien.
On ne peut sacrifier sa vie qu'à la liberté parce qu'en dehors de sa propre vie il
n'existe pas de vie du genre humain qui la dépasse. Au cas où l'immortalité de notre
propre vie serait possible, la vie en tant que telle deviendrait quelque chose d'absolu,
au sens où tout ce qu'on appelle les « valeurs » ne pourraient se mouvoir qu'au sein
de cette vie.
C'est précisément à cette immortalité possible mais non assurée qu'est en
premier lieu confronté chaque peuple, et en définitive le genre humain. C'est
pourquoi les politiciens nationaux peuvent bien mettre en jeu la puissance politique
et même la liberté politique de leur peuple, mais jamais toutefois son existence
physique elle-même, puisque de celle-ci dépend précisément le fait qu'il puisse y
avoir en général quelque chose comme une politique. Compte tenu de son
immortalité potentielle, un peuple ne peut jamais être mis en jeu au nom de quelque
chose d'autre. Les limites de toute politique consistent en ce qu'elles doivent
respecter cette possibilité, la protéger, la garantir. Tout cela est à plus forte raison
valable pour l'humanité. Aucune guerre ne devrait avoir le droit de mettre en jeu
l'existence de l'humanité. Or c'est précisément cela qui est devenu une possibilité, un
risque possible et redouté. La liberté, la justice, etc., seraient des mots vides s'il
s'agissait de la pérennité
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physique de l'humanité ou de la pérennité terrestre de son
habitat, la terre. À l'heure où une destruction de toute vie sur terre ou la destruction
de la terre elle-même n'est pensable que comme une sorte de « surprise de la
technique », on ne peut plus attendre d'aucun peuple qu'il prenne le risque de la
guerre.
Hannah Arendt, Journal de pensée, (1953)
– traduction Sylvie Courtine-Denamy.

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