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RÉSISTER À LA FORTUNE

Publié le 12/08/2011

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Je sais bien qu'aucuns furent et sont en opinion que les affaires de ce monde soient en cette sorte gouvernées de Dieu et de la fortune, que les hommes avec toute leur sagesse ne les puissent redresser, et n'y aient même aucun remède; par ainsi ils pourraient estimer qu'il ne fallût point se travailler beaucoup dans les choses humaines, mais se laisser aller à l'aventure. Cette opinion a eu plus grand cours en notre temps pour la grande inconstance des gouvernements qu'on a vus et voit tous les jours, hors de toute conjecture des hommes. Si bien qu'y pensant quelquefois moi-même, en partie je me suis laissé tomber en cette opinion. Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit éteint et aboli, j'estime qu'il peut être vrai que la fortune soit maîtresse de la moitié de nos oeuvres, mais aussi qu'elle nous en laisse gouverner l'autre moitié ou un peu moins. Ce que je puis décrire par une comparaison d'une rivière, coutumière de déborder, laquelle se courrouçant noie à l'entour les plaines, détruit les arbres et maisons, dérobe d'un côté de la terre pour en donner autre part; chacun fuit devant elle, tout le monde cède à sa fureur, sans y pouvoir mettre rempart aucun. Et bien qu'elle soit ainsi furieuse en quelque saison, pourtant les hommes, quand le temps est paisible, ne laissent pas d'avoir la liberté d'y pourvoir et par remparts et par levées, de sorte que, si elle croît une autre fois, ou elle se dégorgerait par un canal, ou sa fureur n'aurait point si grande licence et ne serait pas si dommageable. Ainsi est de la fortune, laquelle démontre sa puissance aux endroits où il n'y a point de force dressée pour lui résister, et tourne ses assauts au lieu où elle sait bien qu'il n'y a point de remparts faits contre elle. Et si vous considérez bien l'Italie, laquelle est le siège de ces changements et celle qui leur a donné occasion de naître, vous la verrez être une vraie campagne sans levées ni défenses aucunes; or si elle avait le rempart de convenables forces, comme ont l'Allemagne, la France et l'Espagne, ou cette crue n'aurait pas fait si grands changements, ou bien ne serait pas du tout advenue. Et me suffise avoir dit cela quant à ce qui est de résister à la fortune en général.

MACHIAVEL. Le Prince, XXV. Traduction GOHORY (1571), A. Colin, édit.

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