Giorgione: LA TEMPÊTE
Publié le 14/09/2014
Extrait du document
À l'intérieur du paysage, curieusement, les personnages ne réagissent pas à l'arrivée de l'orage et ne semblent pas non plus faire attention l'un à l'autre. Plongée dans un rêve lointain, la femme tourne son visage vers le spectateur et ne regarde ni l'enfant qu'elle nourrit ni l'homme tourné vers elle. Ce dernier ne la regarde pas à proprement parler. La note érotique du tableau, qui devrait résulter normalement du rapprochement d'un homme vêtu et d'une femme nue, surprise sans doute alors qu'elle sort du bain, s'en trouve atténuée. Le tableau en acquiert un charme plus troublant, parce que moins anecdotique. Une tension naît de la présence de ces deux personnages qui semblent s'ignorer, et cette tension fait écho à celle de l'atmosphère orageuse. Le peintre exprime ainsi un rapport nouveau, de fusion, entre les humains et la nature. Le traitement pictural du corps de la
«
femme est d'ailleurs exactement semblab le à
celui du paysage autour d 'elle.
La lumière
vibre sur son corps, la touche scintille, faite
d'une multiplicité de points, et le feuillage
derrière elle est rendu de la même façon.
La subtil ité du sfumato - la transition progres
sive, sans heurt, de la lumière à l'ombre -
permet à l ' artiste de rendre la plénitude des
formes de la femme et facilite le passage du
corps à la végétation qui lui sert d'écr in.
Une peinture sans sujet?
Bien des commentateurs se sont demandé qui
était cette femme et quel était cet homme.
Les
anciennes descriptions parlent d'une •Ts igane •
et d'u n •soldat • (1530 ) ou d'• une Tsigane avec
un berger » (1569).
Les critiques du Y.Y.: siècle
insistent sur la significa tion de l'éclair, attribu t
traditionnel de Zeus ou de Jupiter , et évoquent
le mythe de Sémélé, mère de Dionysos , appelé
plus tard Bacchus , qui conçut ce dernier
lorsqu'elle fut foudroyée par Zeus.
Les Trois Phil osophes, Giorgione, vers
1508 (Vienne,
Kun s thistoris ches Museum).
Cependant une radiographie du tableau ,
effectuée en 1939 , a révélé que , dans la par
tie de l'œuvre où se trouve aujourd 'hui le
jeune homme, Giorgione avait d'abord peint
une jeune femme nue se baignant.
Rien de
tel n' exis te dan s l'histoire de Sémélé, et
l '
homme finalemen t peint n'a pas non plus
de nécessité dans cet épisode mythologique.
D'ailleurs, le seul fait que le peintre se soit
permis, en cours d'exécution du tableau, de
troquer un personnage contre un autre , un
homme contre une femme , montre que
toute tentative d'identification
de la scène
est ici vouée à l'échec.
Plutôt que de cher
cher, dans des traditions érudites, le sujet
que Giorgione a pu choisir pour ce tableau,
peut-être convient-il de reconnaître qu'il
n '
en a traité aucun : pou r la première fois en
Occident , un artiste renonce à raconter une
histoire, religieuse ou mythologique , et
représente un paysage qu'il peuple de figures
à sa fantaisie.
Giorgione
Giorg io da Cas telf ranco , dit
G io rg i one , le ..
grand Geo rges », est né
à Cas telfranco Veneto, prè s de Venise , en 147 7 ou 1478 , et mo rt dans cette
dernière ville en 1510.
L 'homme reste mystérieu x et les toiles qui lui sont attribuées ne sont générale
ment ni sig nées ni dat ées.
Les œuvres
qui para issent les plus anciennes trahi s sent l'influen ce d e Gi ovann i Bellin i et de !'A llemand Dürer .
Mais , tr ès vite, le style de Giorgione évolue vers une mani ère
beaucoup p lu s personnelle .
La repr ésen tat ion du p aysage lien t un e place de plu s en plus importan te dan s so n œuvre ,
où les figures semb l ent se fondre dans
un e nature baignée d'une lumi ère très pa rticulièr e (la Tempê te, les Trois
Ph
ilosophe s).
D es port raits son t aussi
attribués à Giorgione (Port rait de jeune
h omme , Ber lin-Da hlem, musée d'État ; Portrait
dit
« d e Laura ", Vienne, Kunsthis
torisches Museum); leur exécution sim ple,
l e ur
puissa nce sy nthéti q ue marqu ent une
éta pe majeu re dan s l'art du portr ait vé ni
tien .
Si le peintre a exécuté des fresques ,
aujourd 'hu i ruinées (en 1508, à Venise, au Fo nd aco dei Tedesc hi), s'il a peint
égaleme nt des œuvres religieuses (/a
V
ierge lisant, Oxford , Ashmolea n Mu seum , ou la Madone de Cas te/ franco , dan s la ville du même nom).
l'essentiel de ses œuvres est co nstitu é
p ar des toiles de format modeste , dest in é es à un nouveau public d'amateurs , soucieu x d'a cqu érir des
œuvres profanes pour en décorer le u rs palai s, plutôt que de finan ce r de
grandes d écorations destinées à ê tre in stall ées dan s de s monument s publ ics civils ou relig ieux.
Cette création d'une œuvre sans thème précis
se répète dans la carrière de Giorgione, et elle
crée un précédent dont s'inspirent les peintres
de sa généra tion.
Les Trois Philosophes de
Giorgione, autre tableau extrêmement célèbre,
montrent également des personnages dans un
paysage.
Il s'agi t cette fois de trois hommes,
l'un jeune, l'autre d'âge mûr, le troisième plus
vieux, assis à l'entr ée d'une caverne, en sur
plomb d 'une plaine.
Allégorie des âges de la
vie ou rep résenta t ion du voyage des Rois
mages , le tableau, quel que soit son sujet - s'il
possède un sujet - met en scène de la même
manière que la Tempête des personnages qui
semblent en totale communio n avec la nature
auteur d'eux.
Palma le Vieux, dans le Concen
(collection particulière ) représente aussi, d'une
manière plus anecdotique, un homme et deux
femmes se livrant aux plaisirs d'une partie de
campagne.
Titien, surtout, dans le Concert
champêtre, autrefois attribué à Giorgione , peint
deux femmes nues tenant compagnie à deux
hommes qui jouent de la musique , dans une
campagne verdoyante et humide.
De tels tableaux , dénués de propos didactique
apparent, constituent des œuvres d'un genre
nouveau, vouées, non à l'éd ificati on des
âmes, mais au plais ir des yeux et à la distrac
tion de l'esprit.
Ce sont des peintures desti
nées à l'ornement d'un salon, manifestement
commandées par un type inédit de mécènes ,
jeunes, sens ibles aux beautés de la peintu r e en
soi, hors de toute autre considé rati o n .
Ce ux-ci
préfigurent les collectionneurs de l'âge
moderne, et la Tempête apparaît ainsi comme
le premier tableau conçu pour un public pure
ment esthète.
Le Concer t champêtre,
Titien (Paris, musée du Louvre )..
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