MOLIÈRE
Publié le 02/09/2013
Extrait du document
«
plus ridicule à mesure qu'il souffre davantage, de plus en plus ridicule et de plus en plus pitoyable
en même temps : « Riez, nous dit Molière.
Mon métier est de vous faire rire; et ce que je vous
montre est risible; mais n'oubliez pas que ce dont vous riez, c'est l'homme, c'est vous, c'est moi,
- c'est moi,
car je suis Arnolphe et mon Agnès s'appelle Armande, car je suis Alceste et ma
Célimène s'appelle Armande ...
» La grandeur de Molière est dans cette pitié qui reste dure, dans
cette satire
qui laisse entrevoir la gravité des problèmes et la détresse des cœurs à travers le bur
lesque, mais pourtant se refuse à l'attendrissement.
Nous sentons la pitié de Molière, nous sentons
la souffrance de Molière, mais nous sentons aussi son courage : «J'étais prêt à me laisser aller,
mais rassurez-vous.
Je ne vais pas vous assombrir.
Je n'oublie pas que nous sommes au théâtre,
et que mon métier est de vous y donner la comédie.
»
«
CETTE mâle gaîté, si grave et si profonde », a écrit de la gaîté de Molière un des cnt1ques
les plus perspicaces
et le plus grand dramaturge de l'ère romantique.
Cette mâle gaîté est certes
ce
que Molière, auteur comique, doit donner à son public.
Là est son métier.
Là est ce qu'on attend
de lui.
Là est le moyen de faire vivre la troupe de comédiens dont Molière est responsable et à
l'égard de laquelle cet honnête homme n'oubliera jamais ses responsabilités.
Là est le secret du succès,
de la faveur du roi, de la défense contre tous ceux que la verve corrosive de l'auteur de Tartufe
ameutera contre lui.
Mais là est aussi le masque.
A trois siècles de distance, à une époque où il est
de bon ton de tout dire, jusqu'au scandale, jusqu'à l'obscénité, jusqu'à l'exhibition, où il faut
déconcerter, effrayer ou
choquer pour séduire, la joyeuse et féroce liberté de Molière nous étonne
encore, et il nous
paraît presque inconcevable qu'au milieu du xvue siècle, qu'à l'époque où le
visage de
l'homme fut, nous semble-t-il, le plus composé, le plus compassé, où le style d'une
noble solennité guindait les démarches de la vie sociale et couvrait d'un manteau d'apparat et
de respect les audaces des idées et les désordres des mœurs, le rire de Molière ait été possible.
Mais
ne nous faisons-nous pas du xvne siècle une idée un peu trop simple? N'oublions-nous pas un peu
trop volontiers le tumulte de passions et la fièvre d'idées qui brûlaient sous la surface noblement
impassible de la civilisation louis-quatorzienne? Le xvne siècle, c'est le siècle de la splendide
ordonnance de Versailles, sans doute, de l'harmonie classique, sans doute, de l'unité monar
chique, sans doute, de l'orthodoxie catholique triomphant des hérésies, de l'austérité de la fin du
règne, de Mme de Maintenon, de Bossuet, de Mme de Sévigné qui est encore « en représen
tation »jusque dans ses lettres les plus intimes.
Mais c'est auS'Si le siècle des libertins, de l'insolence
princière des derniers féodaux,
de Retz, de Saint-Simon, des plus audacieux de nos poèmes éro
tiques, d'une fièvre intellectuelle qui se nourrit aux découvertes toutes fraîches de la science et
aux périlleuses expériences de la magie, des grandes aventurières et des célèbres empoisonneuses;
le
xvne siècle est celui qui a mis en mouvement la terre dans le ciel et le sang dans les artères de
l'homme, celui qui commence par Galilée et qui finit par Newton.
Il est celui de la ruine des vieilles
disciplines,
de l'écroulement du dogme aristotélicien; de la naissance de la physique mathéma
tique.
Il est, ce siècle de la hiérarchie et de la discipline, celui où les écrivains et les philosophes
ont conçu et proposé aux hommes les plus orgueilleuses, les plus prométhéennes figures de l'individu
solitaire, ne prenant qu'en lui seul le principe de sa force et de sa connaissance, défiant le destin et
risquant la damnation de façon consciente et délibérée : celui des héros cornéliens, celui du Cogito,
celui du Don Juan de Molière.
Il est celui de la formidable révolution cartésienne, par laquelle
un homme, un seul homme a décidé de faire table rase de tout l'héritage millénaire du savoir
humain, de trouver en lui-même le principe et la méthode d'une nouvelle vérité, de faire de sa
159.
»
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